Création d’une communauté réunissant les études queer sur le handicap : leçons tirées de l’escargot

Harvey Humphrey (iel)
Richmond Street, Université de Strathclyde, Glasgow, G1 1XQ
Sutherland Building, Northumberland Road, Northumbria University, Newcastle-upon-Tyne, NE1 8ST

harvey [dot] humphrey [at] strath [dot] ac [dot] uk

Jen Slater (iel)
City Campus, Howard Street, Université Sheffield Hallam, Sheffield, S1 1WB

j [dot] slater [at] shu [dot] ac [dot] uk

Edmund Coleman-Fountain (il/lui)
Sutherland Building, Northumberland Road, Université de Northumbria, Newcastle-upon-Tyne, NE1 8ST

edmund [dot] coleman-fountain [at] northumbria [dot] ac [dot] uk

Charlotte Jones (elle)
Université de Swansea, Singleton Park, Sketty, Université de Swansea, Swansea, SA2 8PP

charlotte [dot] jones1 [at] swansea [dot] ac [dot] uk

Résumé[1]

Cet article décrit le Queer Disability Studies Network (Réseau d’études queer sur le handicap), un espace créé pour les universitaires et les militantes et militants des études queer sur le handicap afin de bénéficier de solidarités, au sein des études sur le handicap, queer, trans et intersexe, en particulier pour les personnes marginalisées en raison de la queerphobie, de la transphobie, de l’intersexephobie et du capacitisme. Cet espace permettrait aussi d’alimenter les échanges d’idées d’une discipline à l’autre. Le réseau a été créé pour s’opposer à l’institutionnalisation d’idées qui délégitimiseraient les vies et les identités trans au sein du milieu universitaire et offre un espace de solidarité et de résistance au sein de l’université néolibérale capacitiste. L’article fournit une explication des origines du réseau. Puis, il utilise le motif de l’escargot symbolisant le réseau pour organiser les apprentissages des études trans, queer, intersexes et sur le handicap en un ensemble de « leçons » pour les groupes cherchant à développer des solidarités au sein des communautés universitaires et militantes. Ces leçons soulèvent des questions cruciales liées aux concepts de 1) chez-soi, 2) temporalités et mobilités et 3) incarnations et vulnérabilités. Nous concluons en discutant des implications de ces leçons pour la pratique des solidarités et des politiques de coalition en des temps contestés.

Mots-clés: Études sur le handicap; trans; queer; intersexe; communauté; transphobie; capacitisme



Introduction

Cet article présente le Queer Disability Studies Network (Réseau d’études queer sur le handicap). Cet espace a été créé pour que les universitaires et les militantes et militants en études queer sur le handicap, en particulier les personnes marginalisées par la queerphobie, la transphobie, l’intersexephobie et le capacitisme au sein des études sur le handicap, queer, trans et intersexes, puissent bâtir des solidarités. Il permet aussi d’alimenter les échanges d’idées entre les domaines d’études. Le réseau a été créé pour s’opposer à l’institutionnalisation des idées qui excluent les personnes trans, ou « idées critiques envers la notion du genre », au sein du milieu universitaire. Il offre aussi un espace de solidarité et de résistance au sein de l’université néolibérale capacitiste, où les idées d’exclusion des personnes trans ainsi que le capacitisme se combinent pour déterminer quels corps et quelles idées sont « politiquement, historiquement et conceptuellement inclus » (Puwar, 2004 : 8)[2].

Nous avons organisé notre récit autour du motif de l’escargot, qui symbolise le réseau. Les caractéristiques associées à l’escargot nous servent de cadre pour discuter des expériences de travail universitaire et militant des personnes queer, trans, intersexes et handicapées. L’escargot porte sa maison sur son dos. Son mode de déplacement et son rythme le distinguent des autres espèces et son corps est non normatif (du moins pour celles et ceux qui ne sont pas des escargots). Faisant écho aux « leçons tirées de la pieuvre » de Morland (2009), qui offrent une réflexion sur le genre et la sexualité en faisant appel aux réalités vécues par les personnes intersexes, nous proposons des « leçons tirées de l’escargot » en faisant appel à des thèmes transversaux aux concepts issus des études trans, queer, intersexe et sur le handicap de 1) chez-soi, 2) temporalités et mobilités et 3) incarnations et vulnérabilités. Nous concluons en discutant des implications de ces leçons pour la pratique des solidarités et des politiques de coalition pendant cette période difficile. L’article commence également avec une explication des origines du réseau.


L’escargot des QDS


Contrecoup : Origines du Queer Disability Studies Network

Le Queer Disability Studies Network a vu le jour au Royaume-Uni dans un contexte d’opposition aux droits des personnes trans. En 2018, le gouvernement britannique a proposé une consultation publique sur la réforme de la loi de 2004 concernant la reconnaissance du genre permettant aux personnes trans de changer de sexe sur leur acte de naissance. Plusieurs organisations ouvertement hostiles envers les personnes trans, principalement des groupes féministes et de femmes, se sont organisées pour s’opposer aux propositions visant à remplacer le processus, compliqué et surveillé, d’obtention d’un certificat de reconnaissance du genre par un processus plus simple fondé sur l’autodétermination (Pearce et coll., 2020). Selon ces groupes, l’autodétermination brimerait les droits prétendument accordés sur la base du sexe, ce qui aurait des conséquences sur les femmes et les filles ainsi que sur les personnes lesbiennes, gaies et bisexuelles. Les campagnes organisées par ces groupes ont encouragé la population du Royaume-Uni à résister à la réforme. De plus, ces derniers ont usé de contestations judiciaires contre les organisations soutenant les personnes trans, en particulier celles qui recevaient des fonds publics et soutenaient l’autodétermination. Les universitaires féministes « critiques envers la notion du genre », ou qui excluent les personnes trans, ont conféré une légitimité et de la valeur à ces arguments en défendant l’essentialisme du genre et du sexe, et en présentant à tort les progrès en lien avec les droits des personnes trans comme menaçants ou dangereux.

Ces campagnes ont grandement profité de la liberté d’expression et de la liberté académique. En 2019, plus de trente universitaires critiques envers la notion du genre au Royaume-Uni ont signé une lettre ouverte affirmant que leurs libertés étaient menacées par le programme Stonewall Diversity Champions, qui aide les employeurs à mieux aborder les enjeux relatifs aux personnes LGBTQ+. Phipps (2020 : 144) note que l’un des enjeux dénoncés était l’invitation à demander aux étudiantes et étudiants leurs pronoms. Selon la chercheuse, « [cette lettre] fait preuve d’un féminisme bourgeois enraciné dans le mépris des personnes qui pensent et vivent autrement et dont les corps ne sont pas facilement assimilables aux notions capitalistes de production et de reproduction » (Phipps, 2020 : 145). À l’instar du conservatisme, remarque Phipps, le féminisme réactionnaire est « profondément idéologique dans son envie de contrôler quel genre et quel sexe est “convenable” » (145). Les pronoms sont devenus une cible facile, et ce, pour un éventail de points de vue politiques. Phipps (2020) observe également une continuité idéologique entre les campagnes des groupes critiques envers la notion du genre contre « l’idéologie du genre » et l’extrême droite en mettant en lumière les affiliations entre les groupes féministes et les groupes suprématistes blancs contre l’avortement et contre les personnes LGBT aux États-Unis et au Royaume-Uni. Depuis 2019, les universités sont au cœur des campagnes contre le programme Stonewall. Par exemple, en 2022, l’University College London (UCL) s’est officiellement désaffilié du programme, affirmant que son adhésion à celui-ci avait le potentiel d’entraver la liberté académique et les discussions sur le sexe et le genre. La direction de l’UCL a pris cette décision malgré l’opposition de son comité EDI, de son groupe de direction sur l’égalité pour les personnes LGBTQ+ et de OUT@UCL, tous en faveur du maintien de l’adhésion au programme Stonewall. En instrumentalisant la « liberté académique », ces arguments contribuent plutôt à préserver un environnement déjà hostile à beaucoup d’universitaires marginalisé·es et à leurs travaux, limitant ainsi les possibilités de recherche.

Les idées critiques envers la notion du genre sont articulées de manière particulièrement forte, décrivant certaines populations comme « vulnérables » ou considérant les institutions (comme les écoles, les hôpitaux et les prisons) comme obligatoirement organisées en fonction du « sexe » (Hines, 2021). La pensée critique envers le genre s’imagine comme une avant-garde protégeant et sauvegardant ces lieux de « l’idéologie du genre ». Les études sur le handicap, un domaine auquel le Queer Disability Studies Network cherche à contribuer, offrent un exemple de ceci en positionnant les enfants et les jeunes handicapé·es et neurodivergent·es comme particulièrement « vulnérables » à la persuasion par leurs pairs qu’elles et ils sont transgenres (ce que l’on appelle la « contagion sociale ») (Serano, 2017)[3]. Les arguments visant ces groupes de personnes ont été au cœur de campagnes pour bloquer les discussions sur les personnes transgenres avec les enfants d’âge scolaire.

Avec le Queer Disability Studies Network, nous cherchons à consolider la justice pour toutes les personnes trans et handicapées. Nous soutenons les personnes et groupes qui avancent que ces arguments pernicieux pathologisent les personnes trans tout en simplifiant les concepts de transition, en minimisant les difficultés auxquelles les jeunes trans sont confronté·es pour accéder aux soins de santé et en niant, pour des motifs capacitistes et sanistes, l’agentivité des jeunes handicapé·es pour prendre des décisions concernant leur corps et leur identité (Serano, 2017; Ashley, 2019). Les personnes qui défendent l’inclusion des personnes trans sont à la recherche de solidarités et de discussions entre les études trans et les études sur le handicap plutôt que le rejet d’alliances entre les mouvements sur le handicap et les personnes trans (Auteur A, 2018).

Les attaques contre les droits des personnes trans nous ont, du moins en partie, mené·es à créer le Queer Disability Studies Network. Elles ont menacé de déstabiliser les espaces partagés de travail universitaire, comme les revues académiques, et ont remis en question qui est « chez soi » dans ces espaces et qui s’y sent en danger (Hines, 2021). Nous sommes préoccupé·es par le fardeau important des attaques motivées par la transphobie institutionnalisée qui pèsent sur les universitaires et les étudiantes et étudiants trans, queer et qui vivent d’autres marginalisations, tant au sein du monde académique que sur le terrain lorsque ces personnes participent à des activités d’engagement du public et ayant un impact sur la population (Pitcher, 2017). Cet environnement hostile et épuisant peut compromettre l’efficacité de certaines personnes ou en pousser d’autres à quitter la profession ou leur programme de formation. L’absence de soutien institutionnel ou de reconnaissance de ce problème croissant est flagrante. En créant le réseau, nous souhaitons reconnaitre qu’il est important de construire des communautés savantes axées sur l’entraide et s’appuyant sur les idées qui émergent des théories trans, queer et sur le handicap. Dans cet article, nous explorons la manière dont les réflexions entourant le « chez-soi » universitaire, la communauté et la solidarité académique sont profondément politiques, en particulier pour les universitaires trans, queer, intersexes et handicapé·es qui sont confronté·es à des réactions négatives ainsi qu’à des barrières au sein des institutions néolibérales capacitistes.

Un espace pour les escargots : création du Queer Disability Studies Network

La présente section explore les idées centrales à la fondation du Queer Disability Studies Network. Notre proposition s’inspire de la littérature sur les études trans, queer, intersexes et sur le handicap, notamment les propositions soumises dans le cadre de l’évènement de lancement du réseau en 2021, qui a duré un mois, intitulé « Questions in Queer Disability Studies ». Elle engage une réflexion sur trois domaines liés à la pratique académique : décortiquer la notion de « chez-soi », développer d’autres temporalités et mobilités de savoirs et reconnaitre les corps différents.

Décortiquer la notion de chez-soi

Le chez-soi renvoie à la coquille qu’un escargot porte sur son dos — cet espace de protection et de défense, ce support qui abrite son corps mou, mais qui reste fragile et susceptible de se briser. Pour Michalko (1999), le « chez-soi » se caractérise par une gamme d’expériences : un sentiment d’adéquation et de familiarité avec un lieu et les personnes qui s’y trouvent; le constat que nous et certaines autres personnes y « appartenons »; et une connaissance des structures, des routines et des conventions qui le composent. En se basant sur son expérience de la cécité, Michalko décrit également l’organisation de ces espaces autour de normes qui excluent certaines personnes. Il s’interroge sur la façon dont une personne qui se sent pourtant chez elle dans son expérience de la cécité « se décrit comme appartenant au monde des voyants » (Michalko, 1999 : 101). Les notions qui sont associées au chez-soi, comme la sécurité, la vulnérabilité, le fait d’y rester ou de le quitter, renvoient également à des récits familiers sur la vie queer, trans, intersexe et handicapée. De nombreuses personnes handicapées considèrent leur chez-soi comme un refuge ou bien un lieu d’inaccessibilité et d’inadéquation. Le chez-soi, comme le décrit Malatino (2020, 42), peut accueillir le travail de soins trans et queer, mais peut également être un « lieu de rejet, d’évitement, d’abus et d’inconfort ». Certaines personnes peuvent ne pas se sentir « à leur place » chez elles et choisir (ou être forcées) de partir, emportant parfois, comme un escargot, des morceaux de « leur chez-soi ».

Pour beaucoup d’entre nous, les études queer, trans, intersexes ou sur le handicap ne sont pas nécessairement notre principal « chez-nous » disciplinaire. Nos « chez-nous » sont dispersés, car nous sommes amené·es à travailler dans d’autres départements comme l’éducation, la sociologie, l’anglais, l’histoire, etc. Les études queer, intersexes, trans et sur le handicap sont souvent des espaces interdisciplinaires, voire transdisciplinaires, qui existent entre plusieurs disciplines. Dans nos départements, nos collègues n’utilisent pas forcément les mêmes perspectives concernant la vie des personnes trans, queer, intersexes ou handicapées. Ainsi, nous pouvons avoir le sentiment que notre « chez-soi », ou notre sentiment d’appartenance, ne se situe pas au sein de notre département, surtout si ce dernier entretient des pratiques et des récits hétéronormatifs, transphobes ou capacitistes. De plus, pour de nombreuses personnes qui travaillent en milieu universitaire néolibéral et capacitiste, le temps passé au sein de n’importe quel département peut être éphémère (et marqué de pratiques abusives), car les universités comptent sur des contrats à court terme et sans horaire. Par exemple, Stamp (2021), un·e étudiant·e trans handicapé·e, décrit avoir été invité·e à « retourner à la maison » plutôt que de continuer son diplôme quand la maladie l’a empêché·e de « maintenir » le « rythme » académique. L’insinuation que ce « chez-soi » sécuritaire existe ailleurs met en évidence que la définition d’un département universitaire comme étant un « chez-soi » est conditionnelle à l’appartenance à un ensemble de normes capacitistes (voir aussi Pereira, 2021). Dans ce contexte, nous pouvons espérer que les études queer, trans, intersexes ou sur le handicap peuvent servir de refuges contre l’hétéronormativité, la transphobie et le capacitisme qui existent au sein de départements ou d’espaces disciplinaires plus larges.

Toutefois, deux controverses liées au champ des études sur le handicap remettent en question le potentiel des disciplines axées sur la justice sociale de se positionner comme lieu de refuge. Dans les deux exemples, les décisions prises par des universitaires en position d’autorité au sein de leur domaine ont été contestées par des universitaires prenant position en faveur de la justice sociale. La première controverse concerne l’équipe de rédaction de la revue Disability & Society et la proximité de la rédactrice en chef, Michele Moore, avec les idées critiques envers la notion de genre[4]. Une pétition lancée par Melanie Yergeau (2019) et signée par près de 1000 personnes appelait à la démission de Moore et les signataires s’engageaient à ne pas publier d’article dans la revue, s’y abonner ou faire de la révision et de la promotion pour celle-ci. Plus tard, une lettre ouverte de l’École d’études sur le handicap de l’Université Ryerson a fait part d’inquiétudes quant à l’éminence et à la portée de la revue ainsi qu’à l’impact sur le terrain de ces opinions « haineuses », en particulier si la revue était « utilisée pour soutenir une vision ouvertement transmisogyne, transphobe, capacitiste et saniste » (Ignagni et coll., 2019). Selon les signataires, la position de Moore est « incompatible avec les grands principes éthiques des études sur le handicap » (Ignagni et coll., 2019). À la suite des appels à la démission de Moore, au moins six membres du conseil d’administration et 30 membres de l’équipe de rédaction ont quitté la revue, et de nombreux scientifiques ont annoncé leur décision de retirer leurs articles par solidarité. Pourtant, au moment de la rédaction de cet article, Moore est toujours en poste. À ce titre, diverses communautés de recherche en études trans, queer, sur le handicap et autres rapportent une perte de confiance dans la capacité de la revue à travailler en respectant les intersections de la recherche sur le handicap et de la recherche trans, et en faisant preuve d’impartialité envers celles-ci.

Le deuxième exemple concerne les pratiques et décisions éditoriales qui ont mené à la publication de la 6e édition du Disability Studies Reader, un recueil central aux études sur le handicap (Davis et Sanchez, 2023). Des critiques formulées dans une lettre ouverte signée par 22 des auteurs et autrices du recueil[5] ont été publiées dans The Chronicle of Higher Education (Gluckman, 2021). Les signataires s’adressaient publiquement à l’équipe de rédaction et à la maison d’édition pour leur traitement abusif notamment des « auteurs et autrices de couleur, des femmes, des auteurs et autrices queer, trans et non binaires, des auteurs et autrices du sud global et des jeunes universitaires. » La lettre argüait que les chapitres axés sur l’identité queer, l’identité trans, la race et le genre étaient relégués à la fin et que ces auteurs et autrices étaient traité·es « comme un supplément, voire interchangeables », soulignant la position périphérique de ces travaux au sein des études sur le handicap (Gluckman, 2021). Les signataires de la lettre demandaient entre autres la distribution de 50 % des profits du recueil à des organisations axées sur la justice pour toutes les personnes handicapées dirigées par des personnes handicapées de couleur.

Les études sur le handicap peuvent offrir une sorte de foyer académique à certaines personnes, mais ce sentiment d’appartenance n’est pas garanti. Les exemples de contestation et d’exploitation au sein de la discipline ne s’arrêtent pas à ceux que nous avons présentés ici (voir par exemple Bell, 2010; Piepzna-Samarasinha, 2018; Schalk et Kim, 2020). Les autres disciplines ne sont pas non plus exemptes de telles situations problématiques. Les disciplines axées sur la justice sociale et sur les identités, y compris les études trans et queer, perpétuent couramment, malgré leurs engagements, des formes d’injustice, comme le capacitisme (Slater et Liddiard, 2018). Il est à noter que dans les deux exemples précédents, les appels au changement provenaient de personnes déjà marginalisées au sein de leur discipline. À l’inverse, la résistance à ce changement provenait souvent de réseaux de personnes privilégiées soutenant les personnes en position d’influence. Cette situation met en lumière la perception que l’influence s’acquiert grâce aux contributions passées dans un domaine, en particulier en ce qui concerne le développement et l’intégration des perspectives dominantes. Ainsi, il semble juste et opportun que les personnes en position d’influence « s’approprient » les décisions qui ont façonné le domaine (comme étant leur propriété, leur chez-soi). Cependant, cette pratique compte sur la perpétuation du mythe de la méritocratie plutôt que sur la remise en question de la présence de certaines personnes dans des rôles dominants en premier lieu.

L’impression de possession et les frontières au sein des « foyers » universitaires, et entre ceux-ci, peuvent engendrer un fort sentiment de responsabilité et d’imputabilité. Cependant, elles peuvent aussi mener à la compartimentalisation de ces espaces partagés. Callard et Fitzgerald (2015, 85-86) soulignent que la notion de disciplines académiques « cartographie les frontières tenues pour acquises des relations en recherche intellectuelle entre l’espace public et l’espace privé » ainsi que les compréhensions tenues pour acquises de la propriété privée. Callard et Fitzgerald s’interrogent :

Comment les types de projets que nous tentons de faire naitre seraient-ils affectés si nous réfléchissions à des façons fondamentalement différentes de concevoir la propriété, le foyer, la migration, l’arrangement et la distinction? Et si nous nous rappelions, par exemple, des savoirs communs qui ont précédé ces frontières étanches? Et si nous nous tournions vers des façons d’entretenir des relations avec la communauté, et d’être en communauté, qui refusent – pour le meilleur et pour le pire – le concept attribué à la bourgeoisie de bon voisinage?

Cet examen des conflits au sein des disciplines axées sur la justice sociale, comme les études sur le handicap, nous oblige à remettre en cause l’illusion de sécurité associée au « chez-soi » et à nous demander qui peut s’y sentir « chez-soi ». Plus directement, nous nous demandons comment les universitaires trans handicapé·es peuvent se sentir à leur place dans une communauté qui soutient des idées excluant les personnes trans. À l’instar de Callard et Fitzgerald (2015 : 85), nous nous questionnons sur les formes de savoirs communs tant communautaires qu’académiques qui sont nécessaires pour inclure les personnes présentes dans un espace académique, mais qui sont confinées à la marge. Que signifie s’engager envers la communauté en termes d’organisation des espaces académiques? En voulant offrir un refuge contre l’hostilité, pouvons-nous également créer une communauté et une discipline qui évite de reproduire « ces frontières étanches » qui opposent inclusion et propriété, même si, malgré nos meilleures intentions, la création d’un tel refuge risque de créer d’autres formes de surveillance et de ségrégation?

Repenser les temporalités et les mobilités

En réunissant les études queer sur le handicap en une structure de disciplines multiples ainsi que d’histoires militantes, nous nous appuyons sur les liens établis par d’autres chercheur·es et militants·es qui s’expriment au sein des études queer, trans, intersexes et sur le handicap, et entre elles, dans le but de créer un espace pour que ces disciplines, qui ne sont pas que singulières, puissent communiquer entre elles. Ces connexions et relations forment le contexte à partir duquel il est possible pour le Queer Disability Studies Network de tenter de se faire une place et de créer un nouveau type de foyer « académique » qui pourrait faire vivre l’engagement d’universitaires-activistes à façonner des espaces inclusifs. En nous inspirant des connaissances issues de ces domaines et de collaborations entre ceux-ci, notamment en réfléchissant aux propositions soumises dans le cadre du premier évènement du réseau, nous examinons d’un point de vue critique comment l’organisation du travail peut avantager ou désavantager certaines personnes en façonnant la manière dont elles occupent les espaces académiques et en déterminant qui peut continuer de les occuper.

Un exemple de ce travail fondateur se trouve dans la temporalité. En reconnaissant que le temps chrononormatif ne tient pas compte d’une gamme de corps, d’esprits et d’expériences, la temporalité offre une autre approche qui embrasse des manières différentes de « passer » le temps. Kafer (2013 : 34) démêle la relation entre la temporalité crip et la temporalité queer, argüant que « la temporalité queer est la temporalité crip, et cela a toujours été le cas. » Elle fait ressortir la pertinence de la temporalité crip lors du développement antérieur de la temporalité queer (2005) par Halberstam, qui s’intéressait à la création d’une communauté autour du sida, à la réimagination des horaires de vie et au refus de la productivité. Cependant, Kafer pousse la temporalité queer plus loin en proposant une temporalité queer-crip qui appelle à construire et à reconstruire continuellement les avenirs crip. La temporalité queer-crip, ou temporalité qrip, est une combinaison de temporalités intrinsèquement liées et nécessitant de repenser les attentes chrononormatives pour embrasser les possibilités d’avenir à travers divers corps et esprits queer et handicapés. Ces réflexions se trouvent au cœur de travaux en études queer sur le handicap (Kafer, 2013).

La temporalité trans est une autre notion qui a émergé pour mettre lumière les manières dont les vies trans sont « constituées par des temporalités normatives, mais qu’elles les dépassent » (Amin, 2014 : 219). Ces connaissances apportent de nouvelles possibilités à la temporalité queer-crip/qrip. Nombre de ces publications s’appuient sur la relation des temporalités trans à travers l’attente et l’anticipation en ce qui concerne l’accès à des soins, ce qui renvoie directement aux récits de la temporalité crip (Kafer, 2013). Dans une approche différente, beaucoup d’activistes intersexes cherchent à utiliser les récits d’attente pour retarder les chirurgies précoces chez les nourrissons. Garland et Travis (2020) nomment ce processus « reportabilité », soulignant en quoi il s’agit d’une stratégie visant à contrer l’utilisation des temporalités chrononormatives par la médecine pour encourager la chirurgie. Cependant, Morland souligne que ces cadres chrononormatifs ne reflètent pas les réalités vécues par les personnes intersexes et suggèrent qu’elles sont soumises à une « temporalité décousue » (Morland, 2009 : 191) en raison du caractère imprévisible des interventions chirurgicales. L’influence des désirs chrononormatifs des professionnel·les de la santé couplée aux longs délais d’attente pour obtenir des soins de santé met en évidence la façon dont les temporalités trans, intersexes et crip interagissent entre elles. Bien que nous puissions tirer peu d’information de ces connexions explicites, certain·es scientifiques réussissent à les éclaircir. Pour envisager les possibilités d’une temporalité trans crip, Pyne (2021 : 356) propose notamment de « rendre crip la temporalité trans via la perturbation autistique ».

Le monde académique est le théâtre de pressions chrononormatives institutionnelles plus larges émanant des institutions néolibérales capacitistes. L’évènement de lancement Questions in Queer Disability Studies a permis de mettre de l’avant des réponses abordant les temporalités tant globalement comme expériences des « temporalités crip » qu’en relation avec l’organisation du travail universitaire. Par exemple, Tadman (2021) s’est explicitement penchée, dans une œuvre filmique, sur le temps comme sujet, mais aussi comme forme. À propos du temps, des dynamiques et des concepts de productivité associés au travail universitaire, Pereira (2021) a souligné à quel point l’empiètement des idées néolibérales dans les milieux universitaires a renforcé le sentiment de devoir « performer » et « endurer » les difficultés pour survivre. Pereira appelle à une politique du refus par le repos en résistant à l’exigence d’être « vigilant·e, de travailler et d’être disponible à toute heure du jour et de la nuit, et de montrer la productivité à l’aide de mesures individuelles ». Répondre simplement « non » ou prendre plus de temps sont des exemples de mise en pratique de cette politique, mais elle demande également de reconnaitre que le travail universitaire est interconnecté :

la production de connaissances repose entre autres sur de vastes réseaux de collaboration, d’interaction, de partage d’idées et de collègues qui fournissent du temps et les espaces nécessaires pour mener les recherches. Tous les types de production de connaissances, quelle que soit la discipline, nécessitent un échange avec des travaux antérieurs, des participant·es à la recherche qui donnent généreusement de leur temps et de leur énergie ou des artéfacts qui ont été produits par d’autres.

Pereira cherche ainsi à nuancer la relation entre collaboration et accomplissement, ce qui va à l’encontre de la logique du « temps horaire », car la collaboration demande aussi de s’adapter aux différents corps et esprits des personnes qui sont établies ou qui cherchent à s’établir : s’adapter et, au besoin, ralentir. Cependant, les réflexions sur les pièces soumises pour notre évènement n’ont pas toujours été accueillies avec cette optique de lenteur. La publication de soumissions qui abordaient la relation entre les études trans et les études sur le handicap a fait place à des réactions hostiles envers les personnes trans. Ces réactions ont créé un sentiment d’urgence non souhaité, nous forçant à réfléchir à la façon de nous protéger et de protéger les contributeurs et contributrices si cette hostilité et cette attention devaient augmenter. Ce sentiment d’urgence non souhaité venait à l’encontre de notre désir d’incarner la temporalité et le rythme de l’escargot. Nous avons délibérément voulu que l’évènement aille plus loin qu’un moment fixé dans le temps et dans l’espace, et nous voulons continuer à faire partie de ces conversations, même si les évènements hybrides et le travail en ligne semblent déjà en déclin.

Les temporalités queer, trans, intersexe et handicapée, ou la temporalité crip, ont toutes développées des relations claires entre les concepts de possibilités et de futurs imaginés. Nous soutenons les efforts des personnes qui défendent le travail académique lent comme forme de résistance féministe à ces pressions et contraintes (Mountz, et coll., 2015). Cependant, nous sommes conscient·es qu’adopter une méthode de travail académique lente peut être plus facile pour certain·es universitaires que pour d’autres et que les personnes les plus précaires peuvent ressentir davantage cette pression à se conformer au rythme temporel (The Res-Sisters, 2017). Les travaux de Lau (2019 : 18) sur la lenteur, le handicap et la productivité académique nous attirent particulièrement, car ils cherchent à placer « la lenteur du travail académique [comme] un projet collectif pour repenser l’université en s’inscrivant dans une éthique de la bienveillance ». Pour faire progresser ces appels à promouvoir une méthode de travail académique lente d’un point de vue queer et crip, nous avançons que le simple fait de prendre son temps est une pratique académique essentielle pour assurer que tous les corps et esprits qui existent au sein des établissements universitaires sont inclus.

Faire de la recherche prend du temps et, à ce titre, il incombe aux institutions, telles que les bailleurs de fonds et les universités, de mettre en place les conditions pour que les scientifiques puissent prendre le temps de réaliser leur travail (Humphrey et Coleman-Fountain, 2023). L’inclusion impérative des corps et esprits divers tant comme scientifiques que comme participant·es à la recherche nécessite d’adopter une temporalité et un rythme rappelant ceux de l’escargot. Le travail de ralentissement demande aussi aux universitaires de prendre du temps collectivement les uns pour les autres. Ne laissez aucun escargot derrière! Il faut du temps pour réfléchir à une méthode d’organisation d’évènements (et de participation à la recherche) sure et inclusive, puis pour la mettre en œuvre. Ce travail nous oblige à planifier et à anticiper l’inclusion des corps et esprits divers. Demander des accommodements ne devrait pas être un fardeau pour les participant·es handicapé·es. Des mesures d’inclusion spécifiques et en fonction du contexte seront toujours nécessaires, surtout en ce qui a trait aux mesures de sécurité dans le contexte actuel. Elles devront probablement être davantage individualisées, mais elles se construisent, elles aussi, collectivement et au fil du temps. Les objectifs du Queer Disability Studies Network ainsi que les réflexions qui en émergent portent sur ce travail en continu. Notre évènement de lancement asynchrone ainsi que notre engagement continu permettent de créer un espace et de libérer du temps pour la discipline émergente des études queer sur le handicap. Ainsi, nous pouvons, en retour, répondre à ce travail en construisant des possibilités d’avenirs queer-crip-trans dans le temps, ou en dehors du temps si nécessaire.

Corps et vulnérabilités

En réfléchissant à la formation d’une communauté, nous n’avons pas seulement pensé au temps et aux espaces partagés, mais aussi aux divers corps qui occupent l’espace. Le choix de l’escargot n’est pas insignifiant ici non plus, car il est un sujet et de curiosité et de dégout. Son corps hybride, à la fois doux et dur, sécrète du mucus, laissant une « trainée visqueuse » là où il se déplace et sur les parties molles exposées de son propre corps. Les idéaux de normalité présentent certains corps comme des éléments perturbateurs, trahissant les attentes morphologiques (Shildrick, 2002 : 2). Grosz (1996 : 56) décrit les personnes historiquement classées dans la catégorie des « monstres » à des fins de voyeurisme et de divertissement, dont beaucoup étaient handicapées, non conformes selon le genre ou intersexes, comme « simultanément et compulsivement fascinantes et répulsives, séduisantes et écœurantes ». Ce voyeurisme est depuis longtemps un enjeu au sein de la recherche académique, où les personnes trans, queer, intersexes et handicapées ont été traitées comme des objets d’étude plutôt que comme des productrices de connaissances (qui mènent la recherche), ou comme des collaboratrices et des conseillères dans le cadre d’études (Vincent, 2018). Ainsi, ces groupes sont souvent considérés comme des participant·es « vulnérables » ou « à haut risque » par les comités d’éthique institutionnels, et ce, alors que ces derniers sont incapables de soutenir ou de protéger les scientifiques qui possèdent ces mêmes identités. Ceci ne tient pas compte du climat oppressif et capacitiste dans lequel se déroule la recherche, ce qui soulève des préoccupations éthiques pour l’ensemble des parties impliquées, et non seulement pour les personnes participantes.

Comme nous l’avons décrit plus tôt, les attaques actuelles contre les droits des personnes trans ont servi de toile de fond pour la création du réseau. L’activisme, l’enseignement et la recherche trans sont devenus des sujets de discussions houleuses (Hines, 2021; Pearce et coll., 2020). Les espaces universitaires ont également une longue histoire de (re)production de capacitisme, en reléguant l’expertise et les connaissances des personnes handicapées à la marge (Brown et Leigh, 2020; Dolmage, 2017). Nous nous intéressons aux moyens de prendre acte des vulnérabilités pouvant émerger de ce climat, tout en créant un espace pour nous protéger des blessures et mieux y résister. Tout comme le corps mou de l’escargot est protégé de l’environnement et des prédateurs par sa coquille solide, nous envisageons ce réseau comme un espace où nous réfugier, en partageant des histoires de recherche et des stratégies de survie pour les universitaires trans, queer et handicapé·es en début de carrière et juniors, qui mènent des recherches sur des sujets personnels dans un contexte précaire et marginalisant (Pearce, 2020 : 820).

Les personnes qui ont contribué à notre évènement de lancement, comme Pereira (2021) et Atkinson (2021), ont décrit le besoin d’espaces accessibles qui incluent une variété d’identités et de façons d’être. Leurs préoccupations ne visaient pas seulement les espaces capacitistes, queerphobes ou transphobes, mais aussi la façon dont la financiarisation et la précarisation transforment les établissements universitaires en espaces non sécuritaires d’intensification de la charge de travail et de la concurrence. Ces institutions peuvent prétendre être inclusives et engagées à soutenir les représentations de travaux de la diversité. Cependant, les personnes qui parviennent à créer des connaissances dans ces milieux sont souvent celles qui sont les moins handicapées et qui s’intègrent plus facilement, ou comme le partage Pereira, celles qui sont les plus proches de la « norme somatique » définie par Puwar. Les normes associées au corps parfait, qui insistent sur « la cohérence, la prévisibilité et la transparence de soi » (Shildrick 2002 : 73), nient la vulnérabilité corporelle et « renforcent encore davantage l’altérité des personnes dont le corps “ne suffit pas” ». Ces attentes de capacités sans limites, de souplesse et de conformité sont répandues. Par exemple, les scientifiques, en particulier celles et ceux qui sont en début de carrière, doivent être en mesure de déménager et de postuler pour des contrats à court terme partout au pays ou à l’étranger pour maintenir une présence dans leur domaine.

Selon Stamp (2021), cette situation sous-entend une marginalisation et une exclusion progressives des universitaires handicapé·es, trans et queer dont le corps ou la vie sont considérés comme trop « compliqués » pour le travail universitaire. Cela se traduit à la fois par l’expulsion du milieu universitaire ou le refus d’admission, ou par la décision de certain·es scientifiques de le quitter. Bien que ces conditions soient profondément injustes et évitables, quitter le domaine peut malheureusement être une stratégie d’autoprotection louable et nécessaire. À l’instar de l’escargot qui peut entrer son corps en entier dans sa coquille pour se reposer ou se défendre d’un danger, certain·es scientifiques peuvent également avoir besoin de se retirer complètement. Ces réalités ne sont pas étrangères au capacitisme ou à l’hostilité envers les identités trans ou queer. Comme le note Stamp, les établissements d’enseignement supérieur fonctionnent selon des normes de « temps horaire » et sont peuplés de groupes internes qui établissent des règles tacites visant à attraper les « fautifs ». Cette façon de faire peut rendre ces espaces inaccessibles à beaucoup d’étudiant·es queer et handicapé·es dont les identités et les vies sont perçues comme des obstacles à leur propre « inclusion ».

Les contributions ont permis de répondre à d’autres thèmes qui ont émergé lors de l’évènement de lancement. « Representation and Absences » faisait référence à la façon dont différentes institutions ont invisibilisé et réduit au silence les personnes queer, trans et handicapées ainsi que leurs histoires (voir Queer Disability Studies Network, 2021). C’est à ces questions que de nombreuses autres personnes contributrices ont répondu de manière créative, en imaginant de nouvelles façons d’organiser le travail académique autour d’une multitude d’incarnations et d’identités, en tenant compte des besoins des différents corps et en répondant aux désirs de soutien collectif et de solidarité (Cooper, 2021). Cela passe également par une réflexion sur les différents espaces qui permettent aux corps d’être à l’aise en plus d’un questionnement sur les corps qui sont effacés par les conventions associées aux espaces communs formels (bureaux, conférences, amphithéâtres). Pour décrire la méthode de création de son zine, Cooper (2021) fait le parallèle avec l’utilisation queer et crip du lit, mettant au premier plan le processus de production dans sa chambre en désordre tout en rendant visibles « les coutures et les jointures » de son travail. Sa participation aux savoirs est en partie façonnée par le temps qu’iel passe dans son lit, à ne pas se sentir bien. C’est à la fois une réponse aux exigences de son corps et un rejet des normes associées au travail.

L’utilisation du chez-soi, en particulier du lit, fait partie d’une longue tradition d’activisme, de création de savoirs et de créativité chez les personnes handicapées (Piepzna-Samarasinha, 2018 : 12). Cependant, l’(in)accessibilité des milieux de travail conventionnels ainsi que l’importance du travail à distance ont bénéficié d’un regain d’intérêt depuis le début de la pandémie de COVID-19. En 2023, après deux ans de confinements périodiques nationaux imposés par les gouvernements pour réduire les taux de transmission et avec la popularité du travail à domicile, le constat est clair. La course actuelle pour revenir à la « normale » commence à faire reculer la participation à distance aux évènements universitaires, aux réunions de travail et à l’organisation communautaire et politique. De nombreuses personnes handicapées et les personnes particulièrement vulnérables aux conséquences graves de la COVID-19 sont donc plus isolées que jamais, malgré leurs tentatives de proposer des moyens de communication et de rassemblement plus accessibles qui datent de bien avant la pandémie. Il peut parfois être nécessaire d’accéder à la communauté depuis son domicile, peut-être même depuis son lit. Comme le partage Piepzna-Samarashina (2018 : 21), « [é]crire dans son lit est une tradition pour les personnes handicapées qui souhaitent faire de l’activisme ou du travail culturel ». Le « chez-soi » peut être le lieu physique, mais les zines, les infolettres, les forums, les appels Zoom, les clavardages sur WhatsApp, les groupes Facebook et les serveurs Discord peuvent également faire office de lieux d’appartenance. Une pratique axée sur les coalitions est essentielle dans notre approche des communautés et des espaces inclusifs et accessibles réunissant des universitaires-activistes. Par exemple, dans sa contribution à notre évènement de lancement, Thornton (2021) a noté que, comme la transphobie se sert d’un vocabulaire lié à la contagion, les universitaires trans pourraient avoir été tentés de mettre de l’avant leur « normalité » et leur « bonne santé ». En revanche, cette stratégie perpétue la catégorisation de certains corps comme étant indésirables et en marge de la vie institutionnelle.

Enseignements pratiques pour le Queer Disability Studies Network

Lors de la création du Queer Disability Studies Network, nous avons souhaité définir le type d’espace que constituait le réseau. Une de ces réponses pourrait être son objectif de représenter le domaine existant ou émergeant des études queer sur le handicap, en supposant que son sujet d’intérêt principal porte sur un ensemble de connaissances universitaires. Si nous tirons des enseignements transversaux des études trans, queer, intersexes et sur le handicap, nous ne prétendons pas que les études queer sur le handicap sont un nouveau domaine, mais nous ne sommes pas non plus certain·es qu’il soit un domaine établi. Une variété d’articles académiques, d’œuvres d’art et de travaux d’activistes se situent à l’intersection de l’identité queer et du handicap, mais, du moins d’après nos points de vue comme spécialistes des sciences sociales au Royaume-Uni, nous pensons qu’il y a peu espace pour que l’activisme, l’art et la création de savoirs se réunissent aux intersections des études queer, trans, intersexes et sur le handicap afin que ce domaine puisse émerger pleinement.

À un autre égard, le Queer Disability Studies Network vise à questionner à qui sont destinés les espaces universitaires, quelles sont les personnes qui les occupent, qui y est représenté et qui a son mot à dire. Ces questions attirent l’attention sur les personnes présentes au sein d’un espace. Puwar (2004 : 1) note que « l’espace n’est pas une entité fixe », mais présente un potentiel de transformation lorsque des personnes qui ont été « historiquement ou conceptuellement exclues » cherchent à entrer et à prendre position dans cet espace. Puwar explore la façon dont les corps féminisés et racialisés ont cherché à occuper les espaces régis par des ordres sociaux construits autour d’une « norme somatique » blanche et masculine et dont les universités et d’autres espaces académiques constituent des bastions historiques. Elle se questionne sur la façon dont les corps normatifs occupent des positions privilégiées de manière à déterminer l’identité d’un espace et à donner à ces mêmes corps une charge symbolique neutre, tandis que les « autres » corps ne sont pas « à leur place », leur présence même étant un acte « de rébellion » contre la norme somatique (Puwar, 2004 : 12).

Au cœur de ces attaques violentes contre les droits des personnes trans et de l’expansion de l’université néolibérale capacitiste, le Queer Disability Studies Network reconnait l’importance d’offrir un espace aux personnes trans, queer, intersexes et handicapées dont les corps ont été marqués par la différence et qui ont été effacées « politiquement, historiquement et conceptuellement » (Puwar, 2004 : 8). Par exemple, le réseau conteste l’utilisation des critiques émergeant des études sur le handicap comme moyen de délégitimer les identités et les incarnations trans. Il reconnait la connaissance qu’ont les personnes handicapées trans de leur corps et de leur expérience vécue. En outre, il reconnait que les études sur le handicap ont été façonnées par l’omniprésence des personnes blanches (Rizvi, 2021) et qu’elles ont souvent été dominées par des scientifiques sans handicap qui ont eu plus de facilité à naviguer dans un milieu de travail compétitif. Ainsi, ces dynamiques ont amené ces personnes privilégiées à occuper des postes universitaires stables et à avoir des rôles prépondérants au sein de revues académiques ainsi que des congrès et conférences. De même, l’invisibilité et l’hostilité envers le handicap dans les espaces queer signifient que nous devons nous interroger sur la manière dont les études queer, trans et intersexes s’engagent auprès des scientifiques et des militant·es handicapé·es. Plus largement, nous reconnaissons les répercussions du système institutionnel au sein de l’université néolibérale et capacitiste ainsi que de l’utilisation de l’État par les personnes militantes conservatrices pour promouvoir la « liberté d’expression », créant ainsi un environnement hostile et épuisant pour les universitaires-activistes queer, trans, intersexes et handicapé·es. En cela, pour reprendre les réflexions de Puwar, nous nous demandons quels corps sont normatifs au sein des espaces universitaires, et lesquels ne sont pas « à leur place ».

Le besoin d’espaces académiques favorisant les solidarités collectives se fait ressentir. Le réseau se veut un espace explicitement consacré à l’importance de la solidarité comme moyen de remettre en question les pratiques d’exclusion dans les espaces universitaires et de résister à l’érosion d’espaces inclusifs par la multiplication des barrières et des politiques d’opposition. Le réseau propose ce que Pearce (2020 : 809) appelle une « communauté de soutien des savoirs » en reconnaissant l’importance des foyers universitaires et militants (ou d’autres lieux d’appartenance), et en se questionnant sur qui contribue à la formation de savoirs critiques; sur l’importance pour l’inclusion de la manière dont le rythme et l’organisation du travail universitaire et militant sont pris en compte; et la manière dont la précarité, la marginalisation et l’effacement sont vécus face à des institutions oppressives.

Pour revenir au type d’espace que le Queer Disability Studies Network souhaite offrir, nous suggérons les trois caractéristiques suivantes. Le réseau incarne d’abord un espace de résistance contre les idées et les pratiques d’exclusion. Le réseau doit ensuite travailler à partir d’espaces de privilèges institutionnels et vers l’extérieur (Hale, 2008), en respectant et en reconnaissant le travail important effectué par les universitaires-activistes qui ont une position moins stable dans le milieu universitaire ou qui choisissent de travailler à l’extérieur de celui-ci. En pratique, le réseau doit mettre à profit les « poches de possibilités » (Joseph-Salisbury et Connelly, 2021) qui accompagnent l’affiliation à une université pour rediriger d’importantes ressources vers les espaces plus marginaux en adoptant une posture de solidarité anticapacitiste et antitransphobe. Atkinson (2021) énonce ces exigences dans sa discussion sur l’avenir du Queer Disability Studies Network. Il remet en question la domination de l’université en tant que site principal de l’activité scientifique et appelle les personnes qui « sont plus ancrées au sein de l’académie… à faire de leur mieux pour promouvoir le travail » des nombreux universitaires qui sont exclus de ces espaces. Ce faisant, dit-il, la recherche queer sur le handicap serait plus radicale et moins restreinte par les limites créées par les structures institutionnelles en place.

Enfin, le réseau est une communauté de solidarité et de soutien. Cela signifie qu’il doit incarner une philosophie de bienveillance et d’entraide, en résistant, comme le soutient Pereira (2021), à la compétitivité d’une grande partie du travail académique institutionnel et en construisant des structures plus collaboratives et de soutien qui favorisent l’accès et prennent en compte une variété de corps et de besoins. Ces idées sont toutes inspirées par les savoirs que nous avons présentés précédemment, et elles nous aideront à faire progresser ce réseau.

Un appel à tous les escargots

Comme nous connaissons particulièrement bien le contexte britannique, nous soutenons que des solidarités et des coalitions internationales sont essentielles. Nos idées et nos expériences sont inévitablement limitées d’un point de vue géographique et culturel, et elles ne représentent pas l’éventail des façons dont la vie, les corps et esprits et le travail des gens sont façonnés par l’identité queer et le handicap. Un réseau international et inclusif d’études queer sur le handicap doit être collaboratif, mais également souple et prêt à croitre et à évoluer en réponse à la diversité des perspectives et des besoins. Nous cherchons à créer un espace d’allégeance entre les personnes que l’on craint, que l’on diabolise et – parfois simultanément – que l’on perçoit comme étant vulnérables. Ainsi, nous intégrons le besoin de résister à l’intersexphobie, au sexisme, au racisme et au classisme ainsi qu’au capacitisme, à la queerphobie et à la transphobie tels qu’ils se produisent dans les études queer, intersexe, trans et sur le handicap. La composition de notre groupe doit rester fluide et nous devons être prêt·es à réfléchir et à remettre en question notre propre travail et même plus.

Endnotes

  1. NDLT : Le terme « home » a été traduit par « domicile » lors de la publication de l’article en anglais. Après une traduction de l’article complet, nous avons décidé d’utiliser le terme « chez-soi » qui nous semble mieux englober les différentes significations de « home ».
  2. NDLT : À moins d’indication contraire, toutes les citations ont été traduites de l’anglais vers le français.
  3. Le travail de Brusnkell-Evans et Moore sur les enfants transgenres, qui promeut l’idée que la transition est « dangereuse et abusive tant physiquement que psychologiquement » (cité dans Yergeau, 2019), dépeint les « lobbyistes transgenres » comme « faisant la promotion sans relâche » de l’idée que les enfants peuvent « naitre dans le mauvais corps », ce qui pousse les enfants et les jeunes vers la transition médicale (Pearce et coll., 2020). Les écrits de Moore, auxquels s’opposent de nombreuses personnes trans et personnes qui travaillent dans le domaine des études trans et des études sur le handicap (voir, par exemple, Slater et Liddiard, 2018; Pearce et coll., 2020), soutiennent également que des soins affirmatifs, c’est-à-dire une approche qui respecte la connaissance de soi et de son propre genre, empêchent une « écoute plus approfondie » des questions associées à l’identité trans.
  4. Moore (citée dans Slater et Liddiard, 2018) soutient que « des alliances ne devraient pas être nouées entre le mouvement des personnes handicapées et le mouvement des personnes transgenres ». Ses préoccupations se basent sur une compréhension paternaliste de la vulnérabilité des jeunes personnes handicapées à être « transgenrisées » (comme nous l’avons décrit précédemment).
  5. La lettre peut être consultée ici (en anglais) : https://docs.google.com/document/d/1L7Z7mLT00YeCzwOR2zx25DbwFFw99-f1HvlA5rHpY6k/edit?fbclid=IwAR1fZYlA7r9Ri8XIlSOIA7BwSxhrIt8fKNSAbPhgOAFm8x8NpoRXacuAtg8

Références