Enfants « Ingérables » et Chauffeur.Se.S Exploité.E.S : Croisements de Vulnérabilités Dans le Transport Scolaire Adapté des Élèves Autistes Dans la Région de Québec

Marie-Eve Carrier-Moisan, Professeure agrégée, Université de Carleton

marieeve [dot] carriermoisan [at] carleton [dot] ca

Laurence Simard-Gagnon, Chercheure postdoctorale, Université de Carleton

12gls [at] queensu [dot] ca

Résumé

Dans cet article, nous examinons les expériences croisées du transport scolaire adapté de chauffeur.se.s et d’élèves autistes dans la région de Québec. Notre article s’inscrit dans un contexte de crise de la scolarisation de ces élèves, alors qu’un nombre croissant sont considéré.e.s « non-scolarisables », « ingérables », ou « trop dérangeant.e.s » par les institutions scolaires québécoises et exclu.e.s partiellement ou entièrement des écoles. Basée sur des entretiens avec des chauffeur.se.s de la région de Québec, notre recherche s’intéresse à la production du handicap des élèves autistes dans le transport scolaire adapté. Nous ancrons notre analyse dans une compréhension du handicap comme émergent à travers des moments incarnés de rencontres avec différents espaces. Nous soulignons l’importance des conditions matérielles et sociales du véhicule (la vanne), par exemple le nombre élevé d’élèves transporté.es et le manque d’espace entre les sièges, dans la production d’expériences handicapantes. Nous nous intéressons au croisement entre ces expériences et celles des chauffeur.se.s, à qui revient la tâche difficile de conduire sécuritairement et de gérer des situations complexes à l’intérieur de la vanne. Nous examinons la façon dont la gestion souvent indifférente du transport scolaire adapté par les institutions scolaires nuit à la capacité d’action et d’intervention des chauffeur.se.s et mène à la non-reconnaissance de leurs rôles auprès des élèves. Nous avançons qu’à travers les conséquences de ce mode de gestion, le transport scolaire adapté devient un espace handicapant, ce qui peut fragiliser l’accès des élèves au transport et, ultimement, à l’école.

Mots-clés : transport scolaire adapté; élèves autistes; chauffeur.se.s; production sociale du handicap; géographie du handicap; accès à l’école; gestion des institutions scolaires; assemblage; région de Québec.



Enfants « ingérables » et chauffeur.se.s exploité.e.s : croisements de vulnérabilités dans le transport scolaire adapté des élèves autistes dans la région de Québec

[L’élève] criait vraiment beaucoup au début, ça me stressait. Eille j’ai dit, « tabarnouche, ça va tu toujours être de même tsé ». J’avais même appelé [la gestionnaire de la compagnie de transport], j’ai dit, « je sais pas si tu vas le retourner avec son ancien chauffeur, mais moi, c’était tranquille dans ma vanne, mais là c’est vraiment l’enfer là ». […] Elle dit « on va regarder ça, au pire ils le re-transféreront dans un autre [véhicule] ». […] Mais là, j’ai trouvé des trucs de même. Tsé ses cris c’était souvent des « Aaaaah », faque moi je disais « bééééé », là il refaisait « A », je disais « c », pis là il disait « iiii », « jjjjj », pis là il embarquait dans l’alphabet. Faque ça changeait sa dimension […] pis là après ça c’est correct. Mais là je l’ai rappelée [la gestionnaire] […] J’ai dit « [l’élève] va beaucoup mieux, il crie pas mal moins. Parce que j’ai trouvé des trucs… » Mais tsé ils vont tu apprécier ce côté-là de moi ? Non. « Regarde, tu l’as trouvé, ben tant mieux, merci ».
-Lise[1], chauffeuse[2] de transport scolaire adapté

Dans cet article, nous nous intéressons au rôle du transport scolaire adapté dans la production sociale du handicap des élèves autistes de la région de Québec. Notre travail s’inscrit dans un contexte de crise dans la scolarisation de ces élèves, dont un nombre croissant se trouvent à être scolarisé.e.s de façon partielle, et alors que certain.e.s sont entièrement exclu.e.s de l’école à travers le Québec (Fédération Québécoise de l’Autisme 2021; CDPDJ, 2018; Ministère de l’Éducation, 2021). Cette crise s’accompagne d’une pathologisation accrue de ces élèves dans les discours publics, iels étant de plus en plus décrit.e.s comme « non-scolarisables » (Fédération Québécoise de l’Autisme 2021, p.6), « ingérables » (Dion-Viens, 2021a) ou « trop dérangeant.e.s » (Dion-Viens, 2021a), tant par les institutions scolaires que par les médias. Sur cette toile de fond, notre recherche explore les conditions matérielles et sociales du transport scolaire adapté des élèves autistes. Ces conditions découlent de politiques institutionnelles, qui déterminent par exemple la durée des trajets, le nombre d’élèves à bord, l’arrangement des sièges, les conditions de travail et la formation des chauffeur.se.s, et qui orientent les possibilités de rencontres dans l’espace de la vanne[3] entre personnes (élèves et chauffeur.se.s), objets (par exemple, les sièges, les ceintures de sécurité) et directives (liées par exemple aux stratégies d’intervention). D’une part, nous proposons que ces conditions contribuent à façonner le transport scolaire comme un espace handicapant pour les élèves autistes, ce qui fragilise leur accès au transport scolaire et, ce faisant, à la scolarisation. D’autre part, nous considérons le croisement entre l’expérience des élèves et des chauffeur.se.s, de qui nous notons l’abandon institutionnel face à des situations difficiles de transport. Comme en témoigne l’extrait d’entretien en début d’article, les chauffeur.se.s font face à une gestion cavalière, voire indifférente, qui les abandonne largement à elles et eux-mêmes pour faire face aux manifestations du handicap des élèves qu’iels transportent, souvent provoquées ou exacerbées par les conditions du transport. De plus, les stratégies d’intervention des institutions impliquées pour gérer les “cas problèmes” (ici, transférer l’élève de vanne en vanne) démontrent une grande insensibilité, autant envers les profils des élèves et les causes de leurs comportements qu’envers l’inventivité et les capacités d’action des chauffeur.se.s. Nous avançons qu’à travers ce croisement d’expériences des conséquences matérielles et sociales de la gestion du transport scolaire adapté celui-ci est produit comme un espace handicapant pour les élèves.

Cet article s’inscrit dans un projet plus large qui analyse le rôle du transport scolaire dans la (dé)scolarisation des élèves autistes de la région de Québec. Il se base sur des entretiens que nous avons menés avec huit chauffeur.se.s de transport scolaire adapté depuis l’automne 2021 afin de comprendre leur travail et les conditions matérielles et sociales dans lesquelles iels évoluent. Nous avons développé un schéma d’entretien semi-structuré portant sur les parcours de vie des chauffeur.se.s, leurs expériences de travail comme chauffeur.se.s de transport scolaire adapté, leurs conditions de travail, la formation reçue, les profils et le nombre d’élèves transporté.e.s, les trajets, les interventions faites auprès des élèves, les défis rencontrés, ainsi que les relations et communications avec les parents ou gardien.ne.s, le personnel scolaire, les directions d’école, et les compagnies de transport qui les embauchent. L’analyse des entretiens par codage nous a permis d’identifier des thèmes récurrents, notamment concernant les conditions matérielles de la vanne, les conditions de transport, et la non-reconnaissance du rôle potentiellement facilitant des chauffeur.se.s dans le transport des élèves et leur accès à l’école.

Nous nous basons également sur de l’observation participante lors d’une journée d’information pour les chauffeur.se.s en début d’année scolaire, sur plusieurs conversations avec la direction d’une compagnie privée de transport, ainsi que sur différents artefacts, comme des documents de formation, d’instructions et de directives. Jusqu’ici nous avons également mené des entretiens avec dix parents d’élèves autistes, cinq gestionnaires de transport scolaire qui œuvrent dans des centres de services scolaires (anciennement appelés commissions scolaires), une direction d’école et quatre employées de Centre intégré de santé et services sociaux (CIUSSS) impliquées dans la gestion du transport scolaire. Ces entretiens ne font pas l’objet principal de cet article, mais informent notre connaissance du sujet. Notre intérêt pour le rôle du transport scolaire dans l’accès à l’école pour les élèves autistes vient en partie de nos connaissances expérientielles respectives : Marie-Eve a déjà travaillé comme éducatrice spécialisée en milieu scolaire, incluant en classe spécialisée avec des élèves autistes et Laurence est la mère d’un garçon autiste, qui a lui-même une histoire complexe d’accès interrompu au transport scolaire et à la scolarisation.

Nous présentons d’abord un bref état des lieux du transport scolaire adapté au Québec : ce qu’on en sait, d’après le peu d’études existantes et en nous basant sur notre recherche jusqu’à présent. Nous nous tournons ensuite vers les conditions du transport, incluant ses caractéristiques matérielles et relationnelles, pour décrire l’expérience du transport adapté comme espace handicapant pour les élèves autistes. Nous nous intéressons finalement à l’expérience des chauffeur.se.s, ainsi qu’à la complexité de leur tâche d’assurer la sécurité autant à l’intérieur qu’à l’extérieur du véhicule dans un contexte où leur capacité d’action est limitée par une gestion institutionnelle indifférente de leur travail et, plus généralement, du transport adapté. Nous avançons que le transport adapté présente un espace de croisement de diverses vulnérabilités, et des élèves et des chauffeur.se.s, ce qui exacerbe son action handicapante.

CONTEXTE : COMPRENDRE LE TRANSPORT SCOLAIRE ADAPTÉ AU QUÉBEC

À notre connaissance, il n’existe pas d’étude sur le transport scolaire adapté et l’accès à l’école au Québec pour les élèves HDAA[4], incluant les élèves autistes. En Ontario, depuis plusieurs années, les chercheurs Timothy Ross et Ron Buliung s’intéressent aux liens entre transport vers l’école et accès à l’éducation des élèves en situation de handicap (Ross et al. 2020a ; Ross et al. 2020b ; Ross et Buliung 2019), et notamment à l’impact des trajets disproportionnellement longs sur la fréquentation scolaire de ces élèves (Buliung et al. 2021). De plus, l’Ombudsman de l’Ontario a publié un rapport en 2017 décriant l’impact des conditions du transport adapté sur la santé et la sécurité des élèves en situation de handicap et sur leur accès à l’école (Dubé 2017). Parmi les problèmes qu’il signalait, on trouve la durée des trajets, l’inadéquation des mesures de contention, la surcharge d’élèves et le manque de connaissances des chauffeur.se.s. Ailleurs dans le monde, plusieurs études s’intéressent également aux enjeux du transport scolaire des élèves autistes. Ces travaux font état des défis et des risques que représentent les transports inadaptés pour certaines des particularités généralement associées à l’autisme, notamment l’anxiété face aux changements et aux imprévus, le potentiel de surcharge sensorielle et le traitement plus lent de l’information (Angell et Solomon, 2018; Chan et al., 2022).

Au Québec, le besoin de documenter l’expérience du transport scolaire adapté et de comprendre son rôle dans l’accès à l’école est particulièrement criant étant donné les enjeux de bris de scolarisation pour les élèves HDAA, et plus particulièrement pour les élèves autistes. Au printemps 2021, le ministère de l’Éducation du Québec (MEQ) a publié un rapport dénombrant 1481 élèves en situation de bris de services scolaires au Québec (Ministère de l’Éducation du Québec 2021). Plus du tiers étaient des élèves HDAA, et de ce nombre, la moitié étaient autistes. Comme l’ont souligné divers commentateurs et commentatrices, ce chiffre ne représente que la « pointe de l’iceberg ». En effet, il n’inclut pas les élèves qui fréquentent l’école à temps partiel comme prévu dans leur plan d’intervention (Fédération Québécoise de l’Autisme, 2021; Fortier, 2021). De plus, il n’inclut que les bris recensés pendant la période de collecte de données, soit une période d’environ deux mois. Depuis la publication de cette étude, l’enjeu de l’exclusion des élèves autistes par les écoles au Québec continue de faire l’objet de plusieurs reportages dans les médias (Dion-Viens, 2021a; 2021b; 2021c; 2021d; 2021e; 2021f). Le MEQ a rendu public un nouveau dénombrement sur les bris de services scolaires en 2022, avec des résultats très similaires à celui de 2021 (Bibliothèque de l’Assemblée nationale du Québec, 2023). Les centres de services scolaires invoquent souvent la clause de la « contrainte excessive » dans l’article 235 de la Loi sur l’instruction publique (LIP)[5] pour expliquer l’exclusion des élèves (Dion-Viens, 2021h). On constate ainsi une certaine normalisation de la perception de certain.e.s élèves HDAA, et particulièrement certain.e.s élèves autistes comme étant non-scolarisables, ce qui sert de justification au bris de scolarisation (CDPDJ, 2018; Dion-Viens, 2021a; 2021g; 2021i; Fédération Québécoise de l’Autisme, 2021) ainsi qu’à l’exclusion du transport scolaire adapté.

Selon les informations recueillies auprès des chauffeur.se.s, des directions de compagnies de transport et des gestionnaires du transport scolaire adapté, la gestion du transport scolaire adapté au Québec relève des centres de services scolaires, qui procèdent par appels d’offres auprès de compagnies de transport privées. Les chauffeur.se.s qui travaillent pour des compagnies privées spécialisées dans le transport en berline sont payé.e.s au salaire minimum, à l’heure ou au km de trajet[6]. Leurs quarts de travail sont morcelés : iels travaillent autour d’une ou deux heures le matin et le soir et parfois iels font aussi des trajets sur l’heure du midi. Les modalités de rémunération (quels tronçons du trajet, quelles tâches et quelles formations sont rémunérés) varient de personne en personne, même à l’intérieur d’une compagnie. La conduite se fait principalement sur les heures de pointe, dans le trafic. La plupart des chauffeur.se.s occupent cet emploi à la suite d’une rupture dans leurs parcours professionnels, ayant été causée par la maladie, l’incapacité, l’immigration, la perte d’un emploi précédent, etc. Il y a beaucoup plus d’hommes que de femmes, et la plupart sont blancs et francophones. Plusieurs sont retraité.e.s ou pré-retraité.e.s. Celles et ceux qui n’ont pas d’autres sources de revenus vivent en situation de pauvreté.

PRODUCTION DU HANDICAP DANS LE TRANSPORT ADAPTÉ

Production sociale du handicap et espaces handicapants

Les institutions scolaires au Québec fonctionnent suivant un modèle biomédical du handicap, qui le conçoit comme résultant d’un problème intrinsèque au corps de l’individu (Hall et Wilton 2017). En conséquence, le système scolaire tend à pathologiser les élèves considéré.e.s HDAA, notamment les élèves autistes. Suivant ce modèle, les stratégies d’adaptation scolaire déployées ont le plus souvent pour objectif de diminuer ou de mitiger les manifestations de handicap des élèves, et ce dans le but de promouvoir leur intégration dans des milieux sociaux organisés en fonction de normes et de profils neurologiques qui ne correspondent pas nécessairement à leurs rapports au monde. En d’autres mots, les interventions visent à adapter (c’est-à-dire, normaliser) les élèves aux milieux et services offerts, services qui présentent généralement peu de flexibilité pour accueillir la multitude de profils et besoins existant à l’école. Dans les dernières années, plusieurs adultes autistes ont révélé l’anxiété et la souffrance que leur provoquait ce type d’intervention, qui trop souvent entrave leurs mécanismes de relation au monde (Bumiller 2008). Par ailleurs, selon les politiques des institutions scolaires québécoises, lorsque les manifestations de handicap d’un ou une élève sont considérées comme excessives ou ingérables (gestes d’agression, cris, errance, etc.), et que l’élève ne parvient pas à être régulé.e (par les apprentissages ou par la contrainte physique ou chimique), il devient justifiable de l’exclure du milieu (de l’école, ou du transport) (Fortier, 2021).

Suivant une autre lignée conceptuelle, nous analysons l’expérience des élèves autistes à partir de modèles sociaux du handicap, qui s’intéressent aux conditions sociales et environnementales qui participent à la construction et à l’émergence du handicap. Les études critiques sur le handicap (Fritsch, 2010 ; Garland-Thompson, 2011; Ginsburg et Rapp, 2013; Hartblay, 2020; Kafer, 2013) offrent un cadre d’analyse qui permet de décortiquer la « production sociale du handicap », c’est-à-dire de comprendre la manière dont de multiples moments et circonstances font émerger le handicap et se matérialiser à travers des relations sociales. Cette idée sert de tremplin à des approches féministes matérialistes (Garland-Thompson, 2011) et relationnelles/politiques (Kafer, 2013), qui invitent à comprendre la matérialité du handicap comme un assemblage entre corps et espace, un assemblage situé et constamment refait (Fritsch 2010). Comme le dit la sociologue Kelly Fritsch « la capacité du corps à devenir ne peut être connue à l’avance et est toujours produite dans des assemblages relationnels avec les autres » (2010, p.7, notre traduction). Ces assemblages peuvent produire des situations plus ou moins habilitantes ou, au contraire, handicapantes, en fonction de l’espace et des relations sociales qui s’y matérialisent. Ainsi, compris comme une relation matérielle, le handicap n’est pas que social, discursif, ou construit, mais aussi situé, spatial, et résultant de pratiques discriminatoires et de systèmes idéologiques basés sur le capacitisme (Grenier et Fougeyrollas, 2020; Parent 2017). Kafer (2013) illustre cette idée par l’exemple de la relation de handicap émergeant lors de la rencontre d’une personne en fauteuil roulant et d’un édifice où l’entrée est inaccessible en l’absence d’une rampe ou d’un lift. Dans le même ordre d’idées, nous utilisons l’expression « production sociale du handicap » car ce concept renvoie à la matérialité, aux relations sociales qui produisent le handicap et la pathologisation.

Nous avançons que le transport scolaire adapté pour les élèves autistes, tel que matérialisé dans la vanne, émerge comme un espace handicapant. L’idée d’espace handicapant (disabling space), développée par les théoricien.ne.s des géographies critiques du handicap, décrit la rencontre entre les structures relationnelles d’un espace et les réalités neurologiques et cognitives – ou les façons de « faire-sens » du monde (De Jadgher 2013) – d’un individu (Davidson 2010; Hall et al 2016; Hall et Wilton 2017; Imrie and Edwards 2007; Wilton et Horton 2020). Dans le cas qui nous occupe, les structures relationnelles du transport scolaire sont orientées par le capacitisme et le néolibéralisme qui se matérialisent en des conditions de transport guidées par la réduction des coûts plutôt que par des préoccupations envers les besoins de personnes neurodivergentes. L’espace handicapant est produit lors de la rencontre de ces conditions de transport et de l’expérience du monde des élèves. De cette rencontre émergent des possibilités, mais aussi des impossibilités à l’action qui recréent et transforment autant l’individu en tant que personne handicapée que l’espace (Hall et Wilton 2017, voir aussi Imrie et Edwards 2007). Ainsi, l’espace du transport scolaire adapté est constamment reconduit et transformé à travers les rencontres entre corps, objets et directives, desquelles émergent des conditions plus ou moins habilitantes ou handicapantes pour les élèves autistes. Moins apparentes que la présence ou l’absence d’une rampe d’accès à un véhicule, dans le cas qui nous occupe, ces conditions comprennent, par exemple, l’espace entre les sièges et leur arrangement dans la vanne, le nombre d’élèves à bord, la proximité des élèves entre elles et eux, l’environnement sonore (musique, radio, cris, etc.), le temps d’attente lors de l’arrivée à l’école, etc. Ainsi, l’expérience du handicap des élèves autistes dans l’espace de la vanne émerge au gré des rencontres avec ces conditions matérielles et relationnelles.

La production du transport adapté comme un espace handicapant

En dépit de son importance dans l’accès à l’école des élèves HDAA, le transport scolaire adapté est un aspect invisibilisé de l’expérience scolaire, avec une structure institutionnelle particulièrement opaque. À chaque étape de notre recherche, nous constatons qu’il est surprenamment difficile d’obtenir des réponses à des questions pourtant simples : qui est responsable de quoi ? Comment les décisions sont-elles prises, par exemple sur les trajets, le nombre d’élèves à bord, les règles entourant le transport adapté d’élèves ou, encore, la rémunération des chauffeur.se.s ? Qu’arrive-t-il quand il y a un problème dans le transport scolaire ? La plupart des personnes rencontré.e.s (chauffeur.se.s, parents, propriétaires ou gestionnaires de compagnie de transport, gestionnaires des centres de services scolaires) ne pouvaient pas nous donner des réponses claires ou leurs réponses étaient contradictoires. Nous attribuons cette opacité à un mode de fonctionnement typique des bureaucraties néolibérales, caractérisé par la sous-traitance, la gestion en silo et la déresponsabilisation des gestionnaires dans les différents pans et niveaux du processus qui y est associé (Graeber 2015). L’approche de l’anthropologie des bureaucraties et de la vie sociale des institutions (Díaz de Rada, 2007; Geoffrion et Cretton, 2021; Graeber, 2015 ; Lea, 2021) révèle que celles-ci articulent des visions du monde et des formes d’existence (life-worlds) (Lea, 2021, p. 65) qui se manifestent par exemple dans la gouvernance et la gestion, ainsi que dans les conditions matérielles dans lesquelles sont offerts les services.

Sauf exception, ces conditions matérielles du transport adapté ne sont pas incluses dans les considérations des plans d’intervention des élèves. Les trajets et horaires sont établis par les centres de services scolaires suivant une logique néolibérale de réduction des coûts, de façon à limiter le plus possible la distance parcourue entre l’école et les adresses des élèves éligibles au service. Dans nos entretiens avec les gestionnaires du transport scolaire, nous avons appris que, dans la plupart des cas, les technicien.ne.s qui planifient les trajets n’ont pas accès aux différents profils et besoins des élèves à bord. Ce mode de gestion indifférent contribue à créer des conditions matérielles inconfortables, voire pénibles ou handicapantes, pour les élèves autistes. Par exemple, les chauffeur.se.s mentionnent fréquemment le nombre trop élevé d’enfants qu’iels transportent (jusqu’à six par véhicule), ce qui implique trois enfants sur la banquette arrière, deux enfants sur les sièges du milieu et un enfant sur le siège passager d’en avant. Comme l’explique Chantal:

Le deuxième, c’est mon co-pilote, il s’assoit en avant. […] Parce qu’il a la grandeur... et il est bâti. Il peut pas aller s’assoir en arrière parce que l’espace... pis même, […] lui est obligé de reculer son banc. Moi je suis avancée sur mon banc. Le plexiglass [installé pendant la pandémie de covid-19 pour séparer les sièges avant du véhicule des sièges arrières] faisait comme un S. Et il y en a un qui a embarqué avec son sac à dos, il a accroché, ça a cassé. […] Là, ce qui arrive c’est que quand j’embarque les autres, c’est aussi des armoires à glace et quand on est six, [...] tu as le banc en arrière et quand tu as assis les deux armoires à glace, il reste [vraiment peu d’espace pour le troisième] et c’est [aussi] une armoire à glace.

La grande proximité dans un espace exigu, inconfortable pour la plupart des individus, peut être particulièrement pénible pour les élèves autistes étant donné les particularités de leurs profils. Plusieurs auteurs et autrices des études critiques de l’autisme expliquent que ces particularités se rapportent aux façons des individus autistes de « faire-sens » du monde (De Jaegher 2013). Cela inclut l’expérience de perception et du mouvement dans l’environnement, qui peut s’incarner, par exemple, en des spécificités sensorielles. Cela inclut également des particularités sur le plan des fonctions exécutives, qui peuvent se traduire entre autres en un temps de traitement plus long de nouvelles informations. Il en découle pour certain.e.s un grand besoin de stabilité et de prédictibilité, ainsi que des risques importants d’anxiété face aux changements brusques et aux situations imprévues (Keena 2022; Tola et al. 2021). Pour des élèves autistes, la grande proximité avec plusieurs autres peut impliquer une immersion sensorielle incontrôlable (faite des multiples sons, touchers, mouvements, odeurs, textures et couleurs), qui s’ajoute à l’environnement sensoriel déjà chargé du transport (incluant le bruit du trafic, les mouvements du véhicule, la contrainte de la ceinture de sécurité, etc.). De plus, la vanne surpeuplée est un espace d’imprévus constants, entre autres par les manifestations d’inconfort ou les tentatives d’autorégulation d’un.e ou l’autre passager.e face à cet environnement (par exemple, des cris, des rires fébriles, des mouvements répétitifs). Dans ce contexte indifférent à la neurodiversité des élèves transporté.es., les comportements dérangeants ou dangereux, par exemple des élèves qui frappent un.e autre élève ou le ou la chauffeuse, ou alors qui détachent leurs ceintures de sécurité ou autre mesure de contention, qui se lèvent et qui ouvrent les portes du véhicule en route, sont fréquemment rapportés (Angell et Solomon 2018; Chan et al 2022). Comme raconte Gaétan:

J’en ai une qui a 5 ans, elle ne parle pas pantoute. […] [Et un autre] qui est tannant… [Ils] sont les deux en arrière de moi eux autres. […]. [Le petit garçon] lui est tannant. Il tire du jus. [Il donne des coups avec son cartable] […] des fois il se penche là, pis il s’en va sur son bord à [la petite fille] ... et puis elle l’a mordu dans face.

CROISEMENT DE VULNÉRABILITÉS

Seul.e adulte dans le véhicule, le chauffeur ou la chauffeuse a pour tâche de conduire sécuritairement, de naviguer le trafic de l’heure de pointe en suivant le parcours établi par le service de transport scolaire et d’arriver à l’heure au domicile de chacun.e des élèves ainsi qu’à l’école, en plus de gérer au moins minimalement les comportements des élèves afin d’assurer leur sécurité. Par ailleurs, les contraintes inhérentes à la planification du transport ne laissent que peu de moyens d’intervention aux chauffeur.se.s. Ainsi, dans l’exemple ci-dessus, l’espace restreint de la vanne ne permet pas à Gaétan de distancer le petit garçon de la petite fille.

Dans le récit des chauffeur.se.s, une constante se dessine : iels apprennent seul.e.s et « sur le tas » à gérer les situations difficiles émergeant des conditions inconfortables et difficiles de la vanne, en même temps qu’iels développent leurs connaissances et leur compréhension du handicap avec très peu d’outils. Les chauffeur.se.s reçoivent très peu de formation formelle. Certain.e.s chauffeur.se.s racontent qu’à leur embauche, la seule formation reçue consistait à embarquer avec un.e autre chauffeur.se et faire le trajet une seule fois. C’est le cas de Denise, qui nous dit : « J’ai vu la dame le matin. Elle m’a montré la route, pis le lendemain je repartais ». La formation la plus souvent mentionnée est celle du transport scolaire par berline, d’une durée de six heures, typiquement défrayée par l’employeur, mais qui n’est pas rémunérée. Denise se souvient de cette formation « Ils nous montrent, ben la sécurité là. […]. Surtout bien attacher les enfants. Pas manger dans l’auto. Pas de liquides. Après ça, essayer de calmer les enfants pour qu’ils soient plus calmes dans l’auto. » Cette formation couvre plusieurs sujets, mais n’offre que des informations superficielles par rapport à l’autisme et aux profils très diversifiés des élèves que les chauffeur.se.s seront appelé.e.s à transporter. Par exemple, Sylvain explique : « Durant le cours de limousine, c’est sûr qu’on a eu un... un certain passage sur les autistes... les TDAH... les... les déficients légers. Mais euh, ça se limite à ça. »

Les chauffeur.se.s reçoivent leur trajet quelques jours avant la rentrée scolaire. D’après nos entretiens, les seules informations qu’iels reçoivent sont les adresses des élèves, l’ordre dans lequel iels doivent les transporter, et l’heure à laquelle iels doivent se présenter[7]. Iels ne disposent pas d’informations précises sur les diagnostics, les profils ou les types d’intervention à privilégier. Ce manque d’information peut avoir des implications sérieuses sur la santé et la sécurité des élèves[8], comme le relate Denise : « Ils nous donnent absolument aucune consigne. J’avais des épileptiques, je le savais pas. » Plusieurs des chauffeur.se.s à qui nous avons parlé expriment le désir d’avoir plus d’informations sur les élèves qu’iels transportent, comme Sylvain : « J’aimerais mieux savoir. Ça me donne une carte de plus dans mon jeu en partant. […] Moi je sais que c’est des élèves en difficultés mais personne me dit, il fait de l’autisme, lui il fait de la tourette ou ben... quasiment, je dois déduire ça moi-même. »

Les chauffeur.se.s ne reçoivent pas non plus de ressources pour intervenir auprès des élèves qu’iels transportent. Iels reçoivent plutôt une liste de choses à faire et à ne pas faire en tant que conducteur.trice, tel qu’observé sur un document de directives partagé par un.e des chauffeur.e.s avec qui nous avons parlé. Par exemple, nous retrouvons, sur cette liste, « s’abstient de converser en conduisant » ou « suit les parcours tels que décrits ». Par ailleurs, en cas de comportement dérangeant ou dangereux, le ou la chauffeuse est tenu.e de faire un rapport disciplinaire au moyen d’un petit calepin, avec une copie remise aux parents, une au centre de services scolaire, et une copie que le ou la chauffeur.se conserve. Plusieurs rapports peuvent éventuellement mener à une suspension temporaire du transport. L’usage des rapports disciplinaires peut fragiliser l’accès au transport scolaire des élèves, et donc leur accès à l’école, mais ne renforce pas nécessairement le pouvoir d’agir du chauffeur ou de la chauffeuse. Par exemple, Chantal explique :

Parce que ce qui arrive, c’est que... c’est pas nous qui décidons. C’est la directive de l’école. La direction si tu veux. La commission scolaire qui va décider. Tu as un nombre de papiers... admettons qu’elle a... on peut dire trois... trois, après trois. Ils vont décider soit de l’enlever du transport pour un certain nombre de jours, mais ce qui arrive c’est que, quand elle va revenir... c’est toujours... on part à zéro.

Le rapport disciplinaire comme stratégie principale d’intervention se base sur la compréhension institutionnelle du handicap décrite plus haut, selon laquelle les comportements dérangeants des élèves découlent de problèmes ou pathologies individuelles (par exemple l’agressivité), plutôt que des conditions matérielles dans lesquelles les élèves se trouvent (par exemple la trop grande proximité entre eux et elles). Cette stratégie imposée, combinée au manque d’outils des chauffeur.se.s, orientent les relations et conditions matérielles du transport scolaire adapté vers la pathologisation, parce que dans certains cas, les chauffeur.se.s n’ont d’autres moyens que d’émettre un rapport pour signaler les comportements des élèves aux parents et à l’école. Ainsi, les directives d’intervention auprès des élèves qu’iels transportent leur sont imposées, sans nécessairement prendre en compte leur avis et expertise.

Nous affirmons alors que la vanne est un espace de croisement de vulnérabilités. Celles des élèves émergent de par leurs expériences inconfortables, voir pénibles des conditions matérielles et sociales dans le véhicule. Celles des chauffeur.se.s découlent de leur tâche colossale de conduire et d’assurer la sécurité à l’intérieur et à l’extérieur du véhicule dans un contexte de construction institutionnelle de leur travail qui leur laisse peu de marge de manœuvre pour agir dans l’espace de la vanne. La majorité des chauffeur.se.s racontent se sentir démuni.e.s, et ne pas savoir vers qui se tourner en cas de problème. Iels racontent également avoir développé des stratégies à partir de leur créativité et leur ingéniosité pour rendre l’espace de la vanne moins handicapant pour les élèves qu’iels transportent.

POSSIBILITÉS D’INVENTION ET DE SUBVERSIVITÉ DANS L’ACTION DES CHAUFFEUR.SE.S

En dépit de leurs conditions de travail difficiles et du peu d’outils dont iels disposent, les chauffeur.se.s que nous avons rencontré.e.s développent souvent des stratégies d’intervention qui leur sont propres. Celles-ci sont ancrées dans leurs connaissances des élèves qu’iels transportent et dans les relations qu’iels établissent avec elles et eux. Dans l’extrait suivant, Jean raconte comment il est intervenu pour faciliter la première journée, et éventuellement la transition vers une nouvelle école de Sandra, une élève avec qui il avait déjà établi un lien fort l’année précédente :

J’étais assis à l’avant pis je me disais... ça marchera pas là. Ça donne rien ce que tu fais là, mais tsé... j’ai pas dit un mot. Ils sont spécialisés dans l’autisme. Mais après une demi-heure, moi je me suis tanné par exemple parce que je l’entendais pleurer là, tsé. [Elle] était rendu couchée dans vanne là tsé. Dans le milieu de la vanne. Pis là, ça me faisait mal au cœur, faque là je me suis levé pis j’ai dit, « je vais y aller ». Je leur ai dit ça pis là quand [elle] m’a vu, j’ai dit « viens-t-en ma cocotte là ». […] Pis là, j’ai commencé les « give me a 5 », tsé [elle] s’est comme, [elle] s’est calmée. Après ça, ils ont.. sont repartis avec. […] Tsé on s’est parlé, pis j’leur ai dit, « tsé pour la première semaine si vous voulez, moi je vais la débarquer de la vanne parce qu’elle vous connait pas. Tsé, le temps que… » C’est ça qu’on a fait.

L’intervention de Jean est subversive : selon les directives émises, Jean n’est pas supposé débarquer de la vanne. Il enfreint cette règle devant une situation complexe et difficile à gérer et parce qu’il a établi un lien avec Sandra. Jean explique que cette rupture dans la relation de Sandra avec sa nouvelle école aurait pu se traduire par un cercle vicieux de pathologisation : l’usage de la coercition physique pour débarquer Sandra menant à une plus grande désorganisation, des comportements de plus en plus dérangeants, des mesures de plus en plus coercitives de contrôle des comportements, etc., ce qui aurait pu mener à son retrait de l’école. L’action de Jean amoindri le risque d’une rupture dans l’accès à l’école, qui est toujours plus précaire pour les enfants en situation de handicap.

D’autres chauffeur.se.s racontent également comment iels ont pris l’initiative de changer l’ordre dans lequel iels vont chercher les élèves, ce qui va aussi à l’encontre des directives émises, pour diminuer les possibilités de micro-effondrements dans le transport. Sylvain raconte ainsi : « J’ai changé l’ordre un peu […] dont un autiste, j’allais le chercher en premier. Au total, il était une heure en transport. Je trouvais ça beaucoup. Surtout un autiste. Je me disais, ça a presque pas de bon sens. […] Là j’ai inversé un petit peu. J’ai changé l’ordre des élèves. »

Chantal raconte ici comment sa connaissance et sa compréhension des élèves qu’elle transporte et de leur besoin l’emmènent à modifier l’arrangement des places dans son véhicule :

J’ai fait un suivi [avec un élève ayant vécu des difficultés dans le transport] pour voir comment qu’il se sentait, je lui ai demandé, comment tu te sens à matin ? […] Il dit, moi, je souffre... tsé quand tu dis dans un endroit serré... […] Il est obligé de s’asseoir en arrière. Il n’aime pas ça. J’ai dit là, « est-ce-que tu veux que je t’assigne un banc? », il était assis derrière le banc de passager. J’ai dit, « ça va être ta place ». Eille, je suis ben contente. […] Comme [ce] matin ça bien été, il était à l’école.

Le contexte du véhicule surchargé (dans ce cas-ci, avec six passager.es adolescent.es de grande taille ou, dans les mots de Chantal, « des armoires à glace »), et l’arrangement prescrit des sièges basés sur l’ordre d’arrivée des élèves au cours du trajet, créaient des conflits qui mettaient en péril le maintien de certain.e.s élèves dans le transport. Ici l’action de Chantal, comme celle de Jean et de Sylvain, change les dynamiques des relations à l’intérieur de la vanne. Cette action a pour effet de changer l’espace même de la vanne qui devient moins handicapant et plus habilitant pour les élèves. Ainsi, ces chauffeur.se.s jouent un rôle crucial dans la transformation d’un moment précaire de transition vers l’école et possiblement de rupture, en moment plus calme, sécuritaire et facilitant l’accès à l’école.

Les chauffeur.se.s que nous avons rencontré.e.s sont pour la plupart conscient.e.s de ce rôle « d’aligner » la journée des élèves, un rôle fondamentalement ancré dans la relation humaine entre chauffeur.se.s et élèves. Par exemple, Gaétan nous dit, « Si je suis capable d’aider les enfants, tsé à se sentir mieux. Pis leur donner le goût d’aller à l’école, pis d’apprendre, pis… tsé qu’ils se sentent aimés un peu, qu’ils se sentent acceptés pis… c’est mon but ! C’est sûrement pas pour devenir millionnaire que je fais ça. » Ou Chantal, qui réfléchit sur ses expériences passées comme chauffeuse :

Ç’a été des belles expériences. Comme les autistes, j’en avais un que je faisais juste y toucher du doigt... il montrait son doigt, pis… je l’entendais pas et quand il voulait me parler, il mettait le doigt sur mon épaule. J’ai dit, « qu’est-ce-que tu veux mon homme? » Il voulait sa petite tablette. Ça, ç’a été des expériences où je me disais, mon dieu, je changerais pas de métier.

La relation humaine avec leurs élèves est la plus grande motivation de plusieurs chauffeur.se.s à continuer d’exercer leur travail, malgré les conditions matérielles difficiles et les conditions de travail exploitatives. C’est souvent pour la relation humaine avec leurs élèves que les chauffeur.se.s vont enfreindre les règlements et directives émises en faisant preuve d’ingéniosité dans leurs interventions auprès de ces élèves.

Cependant, l’indifférence des institutions scolaires face au transport, ainsi que la construction institutionnelle du travail des chauffeur.se.s, fragilisent leur potentiel d’action transformatrice sur l’espace de la vanne. Le manque de reconnaissance de l’importance des chauffeur.se.s comme adulte de référence et intervenant.e dans l’expérience scolaire des élèves, à même titre que d’autres intervenant.e.s, comme les éducatrices spécialisées, mène à une gestion déshumanisante, autant pour les chauffeur.se.s que pour les élèves. Denise exprime ce ressenti : « T’es un taxi toi, t’es payé pour chauffer. C’est toute. »

Une expression évidente de la déshumanisation dans la gestion du transport est la fréquence des changements soudains de trajets, d’élèves à bord, de places et de chauffeur.se.s, par exemple lorsque les chauffeur.se.s doivent modifier leur trajet en cours d’année scolaire. Ces changements peuvent inclure, comme nous le racontait une chauffeuse, de changer complètement de trajet, allant d’élèves autistes à la maternelle à des élèves du secondaire ayant des troubles de comportement.

Les chauffeur.se.s que nous avons rencontré.e.s ne sont pas impliqué.e.s dans les décisions entourant ces changements. Plusieurs racontent avoir trouvé ces transitions difficiles. Ici, Jean se rappelle, comment, l’année précédente, les changements d’élèves l’ont affecté :

On avait notre gang dans vanne. C’est devenu une petite famille dans cette vanne là. […] C’était ben, ben l’fun. Il y avait beaucoup d’interactions. […] [un élève] y disait... […] la vanne est vieille, mais il dit c’est quand même ici que la magie se passe. […] j’en ai des frissons. […] Ça m’a fait quelque chose [de changer de trajet]. Parce que je les aimais beaucoup. Je m’ennuie des garçons.

L’infrastructure bureaucratique du transport scolaire rend ces transitions d’autant plus déshumanisantes. Les directions d’écoles informent les gestionnaires du transport scolaire des centres de service scolaires de tout changement d’école, de lieu de résidence, ou d’horaire de scolarisation des élèves. Les gestionnaires déterminent alors des modifications dans les trajets et en informent les compagnies de transport privé qui, à leur tour, décident quel chauffeur ou quelle chauffeuse devra changer son trajet pour transporter un.e nouvel.le élève. Le ou la chauffeuse est souvent la dernière personne informée du changement, qui prend souvent effet immédiatement, sans donner le temps de dire au revoir aux ancien.ne.s élèves.

À chaque fois, ces changements brisent la relation de confiance et la routine établie. Le ou la chauffeuse doit apprendre à connaître un.e ou des nouveaux élèves, souvent présentant des profils complètement différents. Ces changements en série fragilisent les élèves, mais aussi la capacité des chauffeur.se.s à intervenir auprès des élèves et à éviter les comportements dérangeants ou dangereux. Au fil de ces péripéties, émergent des conditions matérielles et relationnelles qui mèneront les élèves à vivre des moments plus ou moins facilitants ou handicapants. L’espace relationnel de la vanne est ainsi façonné, tout comme l’action handicapante ou habilitante de cet espace sur l’accès des élèves à l’école.

CONCLUSION

« Moi je suis juste le chauffeur. C’est comme ça que je me sens. Moi je suis juste un taxi. Ils appellent ça un taxi. Moi ça m’énarve quand qu’ils disent ça. Je suis pas un taxi. Je suis plus que ça là »
-Jean

Le mode de gestion actuelle du transport scolaire adapté, que nous qualifions d’indifférente, nie l’importance du rôle des chauffeur.se.s dans l’expérience scolaire des élèves HDAA. Cette logique institutionnelle va au-delà des individus impliqués et rend difficile les tentatives de faire autrement. Comme nous l’avons vu, les institutions scolaires ne reconnaissent pas que les conditions matérielles et sociales du transport peuvent être handicapantes pour les élèves autistes. De plus, elles n’attachent pas d’importance à la formation des chauffeur.se.s et à leur compréhension du handicap, ni à leur rôle qui peut orienter l’espace de la vanne pour le rendre moins handicapant pour ces élèves. Cette indifférence, selon nous, participe à la production des élèves autistes comme étant dérangeants et ingérables, voir non-scolarisables, ce qui par la suite fragilise leur accès à l’école.

Malgré tout, plusieurs chauffeur.se.s réussissent à mitiger les conditions difficiles et handicapantes du transport adapté et à consolider l’accès à l’école des élèves qu’iels transportent : par leur bienveillance, leur inventivité, et les relations de confiance qu’iels établissent avec les élèves. Cependant, cette contribution n’est ni reconnue ni soutenue à travers la structure du transport scolaire et de l’école en général, et demeure donc discrétionnaire, voire subversive.

Pour avoir une perception positive et inclusive des enfants, une approche qui célèbre la diversité et qui rend possible l’accès à l’école pour tous et toutes, il faut des conditions matérielles et structurelles qui permettent le bien-être et l’épanouissement. Ces conditions rendent le travail de tous les intervenant.e.s plus facile, ce qui par la suite contribue à une vision plus positive du handicap, des forces et des possibilités des enfants. Ces conditions passent aussi par une meilleure reconnaissance du travail des chauffeur.se.s, autant sur le plan des conditions de travail que sur le plan de leurs expertises et leurs rôles (encore une fois cruciaux) dans l’accès à l’école.

Endnotes

  1. Lise, tout comme les autres noms de chauffeur.se et d’élèves utilisés dans cet article, est un pseudonyme que nous utilisons pour protéger la confidentialité des personnes qui ont généreusement accepté de discuter de leurs expériences avec nous.
  2. Nous préférons les termes « chauffeuse » et « chauffeur » plutôt que « conductrice » et « conductrice » parce qu’il s’agit des termes utilisés dans le langage courant, incluant par les chauffeur.se.s.
  3. Suivant l’usage qu’en font les chauffeur.se.s à qui nous avons parlé, nous utilisons le mot « vanne » en référence au véhicule utilisé pour le transport scolaire adapté, aussi appelé « berline » et « fourgonnette ».
  4. HDAA est l’acronyme pour les élèves « Handicapé ou en Difficulté d’Adaptation ou d’Apprentissage », une désignation utilisée dans les documents officiels du ministère de l’Éducation du Québec. Nous reprenons donc cet usage ici.
  5. L’article 235 de la LIP stipule : « Le centre de services scolaire adopte, après consultation du comité consultatif des services aux élèves handicapés et aux élèves en difficulté d’adaptation ou d’apprentissage, une politique relative à l’organisation des services éducatifs à ces élèves qui assure l’intégration harmonieuse dans une classe ou un groupe ordinaire et aux autres activités de l’école de chacun de ces élèves lorsque l’évaluation de ses capacités et de ses besoins démontre que cette intégration est de nature à faciliter ses apprentissages et son insertion sociale et qu’elle ne constitue pas une contrainte excessive ou ne porte pas atteinte de façon importante aux droits des autres élèves. » (Article 235, LIP https://www.legisquebec.gouv.qc.ca/fr/document/lc/i-13.3).
  6. Dans cet article, nous mettons l’accent sur ces chauffeur.se.s, plus nombreux.se selon nos recherches préliminaires. Nous avons également fait des entretiens avec des chauffeur.se.s qui travaillent pour des compagnies de taxi (2), et dont les conditions de travail diffèrent des chauffeur.se.s qui travaillent pour des compagnies qui offrent le transport spécialisé en berline. Les chauffeur.se.s de taxi font toutes sortes de transport, incluant du transport scolaire adapté ; leurs heures ne sont pas aussi fragmentées et leur taux horaire, quoique varié, est bien au-delà du salaire minimum. Ces chauffeur.se.s sont souvent originaires des communautés arabes, musulmanes, ou maghrébines. Mis à part ces conditions matérielles et structurelles différentes, les situations rencontrées dans le transport scolaire adapté sont similaires. Cependant, pour les chauffeur.se.s de taxi, les élèves font partie d’un éventail plus grand de personnes qu’iels transportent. Par ailleurs, ces chauffeur.se.s font face à des conditions matérielles et structurelles différentes (par exemple, le racisme dans le taxi versus l’exploitation dans le transport scolaire spécialisé en berline), qui dépassent notre propos dans cet article.
  7. D’après nos entretiens avec certain.e.s gestionnaires de centres de services scolaires, les compagnies de transport privé recevraient également le portrait médical de l’élève et certaines informations sur leur profil général de la part des centres de services scolaires, des informations qui ne semblent pas se rendre jusqu’aux chauffeur.se.s.
  8. Nos entretiens avec les gestionnaires de centres de services scolaires indiquent toutefois que certains centres de services scolaires s’assurent de faire de la formation auprès des chauffeur.se.s, parfois en partenariat avec d’autres institutions, lorsqu’il s’agit d’enjeux de santé pouvant avoir des implications pour la sécurité des élèves à bord.

Références