« Nous devons lutter si fort pour défendre nos droits et ceux de nos proches » : Prendre soin d’une personne trans ou non binaire vivant avec une démence

“We Have to Advocate so Hard for Ourselves and Our People”: Caring for a Trans or Non-Binary Older Adult with Dementia

Marjorie Silverman, Ph.D., professeure agrégée, École de travail social, Université d’Ottawa

marjorie [dot] silverman [at] uottawa [dot] ca

Alexandre Baril, Ph.D., professeur agrégé, École de travail social, Université d’Ottawa

abaril [at] uottawa [dot] ca

Résumé

Cet article rend compte des résultats empiriques d’une étude canadienne examinant les expériences des personnes qui prennent soin d’une personne trans ou non binaire vivant avec une démence. Dans une approche trans-affirmative, anticapacitiste, anti-âgiste et intersectionnelle, ces résultats comblent une lacune importante dans la littérature. Quatre entrevues narratives révèlent l’existence de caractéristiques uniques associées au rôle de proche aidant·e pour une personne trans ou non binaire vivant avec une démence, notamment en ce qui concerne l’investissement du rôle de proche aidant·e en raison de son propre statut marginalisé, la participation aux soins liés à l’identité et à l’expression de genre ainsi que l’expérience de multiples formes de discrimination spécifique. Des quatre proches aidant·es interviewé·es, trois étaient aussi trans ou non binaires, indiquant l’existence de parcours de soins liés à une identité marginalisée partagée. En plus des soins traditionnels spécifiques à la démence, les participant·es ont eu à accomplir des tâches liées au genre telles que les soins corporels genrés, le maintien du soi genré ainsi que la défense des intérêts et la planification de l’avenir en lien avec l’identité et l’expression de genre. Les proches aidant·es ont également dû faire face à de nombreuses formes de discrimination et de violence cisgenristes, âgistes et cogniticistes dirigées à la fois contre la personne trans ou non binaire vivant avec une démence et contre la personne qui assume le rôle de proche aidant·e elle-même. Cette discrimination réduit considérablement les options de soins, poussant les proches aidant·es à assumer davantage de responsabilités. L’article se conclut par des recommandations pratiques.

Abstract

This article reports on empirical findings from a Canadian study examining the experiences of carers who support a trans or non-binary person with dementia. Using a trans-affirmative, critical disability, anti-ageist, and intersectional approach, these findings fill an important gap in the literature. The narrative interviews with four participants reveal that there are unique features to caring for a trans or non-binary person with dementia, namely, becoming a carer due to marginalized status, performing care tasks linked to gender identity and expression, and managing multiple and specific forms of discrimination. Three of the four carers were themselves trans or non-binary, pointing to pathways into care that are linked to a shared marginalized identity. In addition to the traditional tasks of dementia care, the participants engaged in gender-related tasks such as gendered body care, sustaining the gendered self, and advocacy and future planning linked to gender identity and expression. The carers also had to manage numerous forms of cisgenderist, ageist, and cogniticist discrimination and violence directed at both the trans or non-binary person with dementia and themselves. This discrimination dramatically reduced care options, placing more responsibility on the shoulders of carers. The article ends with practical recommendations.

Mots-clés: Personnes trans; personnes non binaires; vieillissement; démence; proche aidance; discrimination



« Nous devons lutter si fort pour défendre nos droits et ceux de nos proches » : Prendre soin d’une personne trans ou non binaire vivant avec une démence

L’amorce du titre de cet article est une citation de Jesse[1] , une personne transmasculine de 34 ans qui s’identifie comme non binaire et queer et qui s’occupe de David, un homme trans vivant avec une démence. Cette déclaration résume bien la réalité que vivent les proches aidant·es à qui nous avons parlé dans le cadre de notre recherche canadienne sur les personnes âgées trans et non binaires vivant avec une démence et sur leurs réseaux de soutien. En plus d’accomplir quotidiennement une multitude de tâches semblables à celles effectuées par de nombreuses personnes soutenant une personne vivant avec une démence, les proches aidant·es rencontré·es font face à des formes de discrimination et d’oppression spécifiques au sein d’un système de santé et de services sociaux en grande partie mal préparé à répondre aux besoins des personnes trans ou non binaires vivant avec une démence. Le présent article s’articule autour des expériences vécues par ces proches aidant·es.

Nous définissons un·e proche aidant·e comme une personne qui fournit du soutien régulier à un·e ami·e, une connaissance ou un·e membre de sa famille (biologique ou choisie) sans être rémunéré·e. Nous adoptons une vision multidimensionnelle des soins plutôt qu’unidirectionnelle, c’est-à-dire que nous les considérons comme étant mutuels et interdépendants plutôt qu’allant uniquement d’une personne vers une autre. Notre définition de la démence est tout aussi large, car nous englobons l’ensemble des handicaps (ou « troubles ») cognitifs liés à la mémoire, tels que les troubles cognitifs légers, la maladie d’Alzheimer, la démence vasculaire et la démence à corps de Lewy. Enfin, nous utilisons également le terme « identités/personnes trans et non binaires » comme un terme générique qui englobe un éventail d’identités de genre, y compris les personnes transgenres, non binaires, agenres, de genre non conforme ou genderqueer, ou toute personne qui ne s’identifie pas exclusivement au sexe/genre qui lui ont été assignés à la naissance.

À l’instar de nombreux pays du Nord, la population du Canada est de plus en plus vieillissante. La tranche de la population âgée de plus de 85 ans est l’une de celles qui augmentent le plus rapidement (Statistique Canada, 2022a). En parallèle, le nombre de personnes vivant avec une démence croît également rapidement. Nous comptons environ 600 000 Canadien·nes ayant une démence actuellement et nous prévoyons qu’un million de personnes vivront avec une démence d’ici 2030 et 1,7 million d’ici 2050 (Société Alzheimer du Canada, 2022). Cette croissance rapide signifie que davantage de personnes auront besoin de soins et de soutien sur une base régulière. En fait, la Société Alzheimer du Canada (2022) estime que le nombre de proches aidant·es nécessaires pour soutenir les personnes vivant avec une démence triplera d’ici 2050. Malgré un intérêt croissant pour les soins, l’un des domaines de la proche aidance qui a été largement ignoré dans les politiques et la recherche universitaire à ce jour est les soins aux personnes trans et non binaires vivant avec une démence. Cependant, pour la première fois dans l’histoire, il existe une cohorte croissante d’adultes âgés trans et non binaires. Certaines de ces personnes ont fait leur transition plus tôt dans leur vie et vieillissent dans leur identité affirmée alors que d’autres ont décidé de faire leur transition à un âge plus avancé. Ainsi, le nombre de personnes âgées trans et non binaires continuera d’augmenter en raison du vieillissement de la population, mais aussi de l’accès accru aux hormones et aux chirurgies, des changements juridiques majeurs sur les enjeux trans (Namaste et Tourki, 2020; Singer, 2020) et d’une plus grande acceptation sociale des personnes trans et non binaires . Ainsi, bon nombre de ces personnes âgées trans et non binaires[2] pourraient également développer une démence et avoir besoin de soins.

Dans cet article, nous rapportons les résultats de nos entrevues avec des personnes âgées trans et non binaires vivant avec une démence et avec leurs proches aidant·es, en nous concentrant sur les expériences de ces dernier·ères[3]. Nous démontrons que prendre soin d’une personne âgée trans ou non binaire présente des caractéristiques uniques et que les expériences des proches aidant·es soutenant ces personnes ne doivent pas être subsumées sous l’expérience plus large des proches aidant·es en général, ou même des personnes qui s’occupent de personnes âgées lesbiennes, gaies, bisexuelles ou queers (LGBQ+). En effet, malgré de nombreux avantages à inclure le « T » dans le parapluie LGBTQ+, les travaux universitaires sur les enjeux trans ont montré que les personnes trans et non binaires vivent des expériences particulières qu’il est impossible de subsumer sous une analyse axée davantage sur la sexualité plutôt que sur l’identité de genre, ou qui inclut le « T » pour la forme, mais sans aborder à proprement parler les enjeux spécifiques aux personnes trans et non binaires (Ansara, 2015; Baril et coll., 2020; Kia et coll., 2021; Namaste, 2000). Il existe donc des raisons pertinentes de se concentrer sur les expériences uniques des proches aidant·es d’adultes trans ou non binaires vivant avec une démence plutôt que d’examiner les expériences des proches aidant·es d’adultes âgés LGBTQ+ vivant avec une démence. Pour ce faire, nous avons divisé l’article en trois grandes parties. Dans la première partie, nous commençons par faire état de la recherche actuelle en illustrant l’existence d’une lacune importante entourant la compréhension des expériences vécues par les proches aidant·es d’adultes âgés trans et non binaires ayant une démence, lacune que cet article vise en partie à combler. Dans la deuxième partie, nous présentons la méthodologie qui a guidé notre projet ainsi qu’une description de chaque proche aidant·e ayant participé à la recherche. Dans la troisième partie, nous passons aux résultats et à la discussion, que nous divisons en trois thèmes principaux relatifs aux aspects uniques de la proche aidance auprès d’une personne trans ou non binaire vivant avec une démence : 1) devenir proche aidant·e en raison de son statut marginalisé; 2) participer aux soins liés à l’identité et à l’expression de genre; et 3) confronter de multiples formes de discrimination spécifique à l’identité et à l’expression de genre. Nous concluons en offrant des recommandations qui ont été proposées par les participant·es.

L’absence de témoignages de proches aidant·es : une revue de littérature

La littérature sur les réalités vécues par les membres de la famille et des ami·es qui assument le rôle de proches aidant·es pour une personne âgée cisgenre[4] ayant une démence abonde. Au cours des deux dernières décennies, les chercheur·euses en études sur la démence et en gérontologie se sont concentré·es sur les expériences des proches aidant·es en axant leurs travaux sur les impacts émotionnels, physiques, sociaux et relationnels de ce rôle, pour n’en nommer que quelques-uns (Gallagher-Thompson et Powers, 1997; Hwang et coll., 2017; Silverman et coll., 2020). Pourtant, les études portant sur les expériences vécues par les proches aidant·es qui accompagnent une personne trans ou non binaire ayant une démence sont notoirement absentes. Les dix à vingt dernières années ont vu émerger de petits foyers de recherche sur les soins offerts aux personnes LGBTQ+ de manière plus large et, dans certains cas, axés spécifiquement sur la démence. Cependant, comme mentionné précédemment, même si ces travaux ont inclus le « T » dans l’acronyme LGBTQ+, ils subsument souvent les réalités spécifiques aux personnes trans ou non binaires sous les réalités spécifiques à l’orientation sexuelle, en se concentrant principalement sur la sexualité plutôt que sur l’identité ou l’expression de genre.

Malgré le faible intérêt (ou même l’absence d’intérêt) accordé au « T » en général et aux soins spécifiques liés à la démence en particulier, certaines des conclusions qui ont émergé des recherches sur les personnes âgées LGBTQ+ ont toutefois permis d’attirer l’attention sur des thèmes importants liés aux soins offerts aux personnes marginalisées (King, 2019). Par exemple, dans l’une des premières études à avoir examiné les expériences des proches aidant·es de personnes âgées gaies et lesbiennes, Brotman et coll. (2007) ont constaté que la plupart des proches aidant·es avaient été victimes de discrimination (souvent par association, car bon nombre de ces personnes n’étaient ni gaies ni lesbiennes) et que la plupart craignaient de subir à nouveau de la discrimination et de mauvais traitements de la part des prestataires de soins de santé, ce qui les amenait à recourir à moins de services et donc à prendre une part plus importante du fardeau associé aux soins. De nombreuses autres études font écho au fait que les personnes âgées LGBTQ+ et leurs proches aidant·es sont victimes de discrimination au sein du système de santé et de services sociaux et craignent de vivre de la discrimination, en particulier dans les établissements de soins de longue durée (Croghan et coll., 2014; Fredriksen-Goldsen, 2012; Hash et Mankowski, 2017; Hughes et Kentlyn, 2011; Kia et coll., 2016; Le Berre et Vedel, 2020; Shiu et coll., 2016; Stinchcombe et coll., 2017; Wilson et coll., 2018). Beaucoup de personnes âgées LGBTQ+ ne sont pas à l’aise de divulguer leur sexualité ou identité aux professionnel·les de la santé par crainte de représailles (Toze et coll., 2020), ce qui pousse certaines personnes nécessitant des services professionnels à retourner dans le placard (Almack, 2019; Wilson et coll., 2018). La peur des personnes LGBTQ+ de subir de la discrimination est basée sur des expériences traumatisantes bien réelles, ce qui explique en partie la prévalence plus élevée du recours à des soins informels parmi les communautés LGBTQ+ (Boehemer et coll., 2019; Cantor et coll., 2004; Hughes et Kentlyn, 2011), car ces personnes se tournent vers des réseaux de confiance pour obtenir de l’aide plutôt que vers le système traditionnel. De nombreuses personnes LGBTQ+ sont isolées de leur famille d’origine, souvent à cause de liens rompus avec leur famille biologique et parce qu’elles ont moins d’enfants. Ainsi, leur réseau de soutien fiable se compose dans de nombreux cas de leur famille choisie (Cannon et coll., 2017; Croghan et coll., 2014; Le Berre et Vedel, 2020). Cependant, les proches aidant·es appartenant à la famille choisie sont confronté·es à des défis supplémentaires auxquels ne sont pas confronté·es les proches aidant·es appartenant à la famille d’origine, comme des problèmes juridiques découlant de l’absence de liens biologiques (Concannon, 2007; Duffy et Healy, 2014; Fredriksen-Goldsen, 2012; Hash et Mankowski, 2017; Shiu et coll., 2016; Stinchcombe et coll., 2017). Les quelques études qui se sont penchées spécifiquement sur les personnes LGBTQ+ vivant avec une démence montrent que les mêmes préoccupations et réalités sont présentes, mais que la stigmatisation et la vulnérabilité sont accrues en raison du handicap cognitif (Harper, 2019; King, 2016; McGovern, 2014; Newman, 2016; Price, 2016).

De la même manière que la démence peut augmenter le risque de stigmatisation et de discrimination, il a été constaté que les personnes âgées trans et non binaires sont plus vulnérables que les personnes âgées LGBQ+ (Almack, 2019). Le risque de discrimination s’est également révélé plus élevé que chez les personnes âgées lesbiennes, gaies, bisexuelles et queers, surtout en ce qui concerne les établissements de soins de longue durée (Cartwright et coll., 2012; Knauer, 2016; Porter et coll., 2016). De plus, de nombreuses personnes trans et non binaires ont très peu de soutien pour faire face à la discrimination. Cette discrimination coexiste aussi avec plusieurs autres discriminations, comme un statut socioéconomique moins élevé, qui amènent les personnes trans ou non binaires à devoir se battre pour assurer leur survie de base (Bailey, 2012; de Vries et coll., 2019; Porter et coll., 2016). En effet, les recherches portant spécifiquement sur le vieillissement des personnes trans regorgent de témoignages de vulnérabilité accrue (Bailey, 2012; Siverskog, 2014; Witten, 2016). Tout comme les personnes âgées s’identifiant comme LGBQ+, les personnes âgées trans ou non binaires rapportent une réticence à accéder aux services sociaux et de santé plus formels en raison de craintes réelles et anticipées de subir de la discrimination (Adan et coll., 2021; Ansara, 2015; Auldridge et coll., 2012; Benbow et coll., 2021; Ducheny et coll., 2019; Siverskog, 2014; Willis et coll., 2020). Ces craintes vont encore plus loin pour les personnes âgées trans ou non binaires, car à celles-ci s’ajoutent la peur des soins corporels et intimes ainsi que la peur de se faire mégenrer. Il est difficile pour les personnes âgées trans et non binaires de retourner dans le placard ou de choisir de ne pas divulguer leur identité lors des soins corporels. Leur expression de genre, leurs pronoms ou leur corps parlent d’eux-mêmes, soit avec des cicatrices, soit avec des parties du corps considérées comme « non normatives » du point de vue dominant. De nombreuses personnes trans et non binaires ont une peur profonde de recevoir des soins corporels de la part d’une personne potentiellement cisgenriste[5], et ce, que ce soit dans le cadre des soins de longue durée ou des soins à domicile (Auldridge et coll., 2012; Bishop et Westwood, 2019; Boyd, 2019; Steadman, 2019; Witten, 2017). De telles craintes de subir de la discrimination ajoutent des préoccupations pour les personnes trans et non binaires en lien avec la démence. Elles sont nombreuses à exprimer, avant même d’atteindre un âge plus avancé, leurs craintes de vivre avec une démence parce que ce diagnostic peut entraîner la perte de la capacité de prendre soin de soi-même et de défendre ses intérêts (Bishop et Westwood, 2019; Cook-Daniels et Munson, 2010; Henry et coll., 2020; Witten, 2016). En plus de la peur de devoir recourir à des services formels potentiellement cisgenristes et cisnormatifs[6], les personnes âgées trans et non binaires ont souvent peu d’options ainsi que moins de proches aidant·es informel·les vers qui se tourner pour obtenir du soutien (Boyd, 2019; Cook-Daniels et Munson, 2010; Finkenauer et coll., 2012; Latham et Barrett, 2015; Pang et coll., 2019; Siverskog, 2014; Toze et coll., 2021). Paradoxalement, cette population marginalisée, qui fait partie de celles qui nécessitent le plus d’accompagnement à un âge avancé, notamment en matière de démence (Cousins et coll., 2020), est parmi les plus isolées.

Même si les mauvais traitements et les craintes concernant les soins sont bien documentés, aucune étude n’a examiné les expériences vécues par les personnes trans ou non binaires vivant avec une démence ou par leurs proches aidant·es. Les expériences spécifiques des personnes âgées trans ou non binaires ayant une démence ou de leurs proches aidant·es n’ont pas été répertoriées même dans les études portant sur les personnes âgées LGBTQ+ vivant avec une démence et leurs proches aidant·es. Par exemple, malgré la valeur inestimable de ses résultats, une étude récente qui a organisé des groupes de discussion et des entrevues avec des personnes âgées LGBTQ+ vivant avec une démence et leurs proches aidant·es ne comptait en réalité aucun·e proche aidant·e de personnes trans ou non binaires parmi ses participant·es et aucune personne trans ou non binaire ayant une démence (Flanagan et Pang, 2022). De même, une récente revue de la portée sur les expériences des personnes âgées LGBTQ+ vivant avec une démence et de leurs proches aidant·es (Smith et coll., 2022) a permis de recenser une seule étude empirique ayant inclus des personnes trans ou des personnes qui s’occupent de personnes trans. En lisant de plus près, l’étude mentionnée dans l’article de Smith et coll. ne comptait en réalité aucune personne trans ou non binaire ayant une démence et aucun·e de leur proche aidant·e parmi ses participant·es. Les chercheur·euses ont plutôt parlé à un·e professionnel·le de la santé qui a fait mention d’un cas (Barrett et coll., 2015; 2016). Malgré les résultats essentiels et positifs de ces études, l’absence de personnes trans ou non binaires vivant avec une démence et de leurs proches aidant·es est assez représentative de l’absence relative ou de la sous-théorisation des réalités trans et non binaires dans la littérature LGBTQ+ sur le vieillissement. Bien qu’il puisse sembler à première vue que des projets de recherche ont mené des entrevues avec des personnes âgées trans ou non binaires vivant avec une démence ou leurs proches aidant·es, une lecture plus attentive de ceux-ci révèle qu’en fait aucune entrevue n’a été réalisée avec ces personnes. Le présent article vise à combler cette lacune en fournissant des témoignages directs des expériences vécues par les personnes qui s’occupent d’une personne âgée trans ayant une démence. Il s’agit de la première étude empirique de niveau international, en anglais ou en français, à se concentrer entièrement sur les témoignages d’adultes âgés trans et non binaires vivant avec une démence et de leurs proches aidant·es.

Recueillir les récits des proches aidant·es : méthodologie du projet

La question de recherche qui a guidé notre projet était la suivante : Quelles sont les expériences des personnes âgées trans et non binaires vivant avec une démence et de leurs réseaux de soutien? Nous avons cherché à comprendre et à documenter, du point de vue des personnes âgées trans et non binaires vivant avec une démence et de leurs proches aidant·es, l’expérience au quotidien des intersections entre l’identité de genre, les handicaps cognitifs et l’âge et les oppressions qui les accompagnent, à savoir le cisgenrisme, le cogniticisme[7] et l’âgisme. Plusieurs perspectives théoriques critiques ont guidé notre recherche et ont façonné notre approche de l’identité de genre, du handicap et de l’âge. Par exemple, nous avons adopté une approche trans-affirmative de l’identité de genre qui met l’accent sur l’autodétermination des personnes trans et laisse place à la fluidité, au changement et à l’expression de soi, même dans le contexte d’un handicap cognitif (Baril et Silverman, 2019; Hunter et coll., 2016). De même, nous avons adopté une perspective critique sur le handicap et crip-positive (Kafer, 2013; McRuer, 2006) de la démence qui met l’accent sur l’autodétermination et l’agentivité des personnes ayant des handicaps cognitifs (Baldwin et Greason, 2016; Baril et Silverman, 2019; Bartlett et O’Connor, 2010; Silverman et Baril, 2021; Thomas et Milligan, 2018), par opposition aux récits normatifs qui associent la démence avec le déclin et la perte. En mobilisant les perspectives critiques en gérontologie, nous avons également adopté une approche anti-âgiste qui met de l’avant encore ici l’agentivité et les capacités des personnes âgées (Calasanti, 2005; Grenier, 2012; Katz, 1996; Toze, 2019). Enfin, nous avons utilisé des approches anti-oppressives et intersectionnelles qui favorisent la justice sociale et qui visent à comprendre les formes imbriquées d’oppression vécues par les communautés marginalisées. Théorisée à l’origine par des féministes noires (Crenshaw, 1989; Hill Collins, 2000; Hill Collins et Bilge, 2016), l’intersectionnalité vise à étudier les composantes identitaires comme étant co-construites et à comprendre les systèmes d’oppression comme étant imbriqués les uns dans les autres. Appliquée aux personnes trans et non binaires vivant avec une démence, la lentille intersectionnelle offre une perspective plus complète des interactions dans le quotidien du cisgenrisme, du cogniticisme et de l’âgisme, entre autres systèmes d’oppression[8].

En complément des approches théoriques décrites ci-dessus, nous avons utilisé une approche narrative pour mener les entrevues. En mettant l’accent sur les histoires personnelles et les transitions de vie importantes, cette méthode est propice au recueil des expériences vécues des participant·es (Creswell et Poth, 2018; Padgett, 2018). Elle se prête bien au contexte de la recherche auprès des populations marginalisées, car elle accorde beaucoup d’importance aux voix des participant·es, valide leurs réalités et leur permet de conserver leur pouvoir narratif au lieu d’être « dépossédé·es » de leur récit, comme cela peut souvent se produire lorsque des groupes marginalisés ne disposent pas d’espace pour partager leurs expériences (Baldwin et Bradford Dementia Group, 2008, p. 223). Dans la lignée de Hydén et Anteluis (2011) et Hydén (2013), qui plaident en faveur d’un élargissement de l’approche narrative pour les personnes ayant des « troubles » de la communication, nous avons adopté une approche en entrevue qui permet la matérialisation de diverses formes de narration, y compris celles qui sont non linéaires et ne suivent pas des arcs narratifs normatifs.

En plus d’adopter une vision élargie de l’approche narrative, nous avons également adapté plusieurs procédures méthodologiques pour répondre aux besoins des personnes âgées trans et non binaires vivant avec une démence, en utilisant ce qui est considéré comme les meilleures pratiques en recherche impliquant des personnes ayant une démence (Clarke et Keady, 2002; Hubbard et coll., 2003; McKillop et Wilkinson, 2004; Novak et Wilkinson, 2017; Nygard, 2006). Par exemple, nous avons privilégié des entrevues plus courtes, mais plus fréquentes pour les participant·es trans ou non binaires vivant avec une démence. Nous leur avons également proposé des horaires flexibles et la possibilité qu’une personne de confiance soit présente lors des entrevues. Nous avons aussi privilégié l’assentiment verbal au consentement écrit. En plus d’obtenir le consentement initial, nous nous sommes assuré·es du consentement continu en nous informant régulièrement de l’état d’esprit des participant·es et en portant attention aux signaux non verbaux (Dewing, 2002). Sachant que les participant·es trans et non binaires, et les personnes qui s’occupent de celleux-ci, peuvent avoir vécu divers traumatismes, nous avons également pris soin de répéter qu’il était possible de mettre fin à l’entrevue à tout moment et d’éviter des questions si elles les rendaient inconfortables.

Le recrutement de personnes âgées trans et non binaires vivant avec une démence et de leurs proches aidant·es s’est avéré extrêmement difficile, et il semble que nous ne sommes pas les seul·es à avoir rencontré des difficultés. Par exemple, malgré les ressources de deux organisations nationales, soit Egale Canada et l’Institut national sur le vieillissement, et après un recrutement pancanadien à plusieurs volets, Flanagan et Pang (2022) n’ont pas été en mesure de recruter des participant·es trans ou non binaires ni des proches aidant·es de personnes trans ou non binaires vivant avec une démence pour leur étude sur les expériences des personnes 2SLGBTQI vivant avec une démence. Nous soupçonnons que plusieurs facteurs contribuent à la difficulté à recruter des participant·es trans ou non binaires vivant avec une démence et leurs proches aidant·es, dont l’invisibilité de cette population au sein des organisations traditionnelles ainsi qu’un isolement accru. Notre projet comprenait le défi supplémentaire de recruter pendant la pandémie de COVID-19, comme nous le verrons plus loin. Avec l’aide de deux assistants de recherche, nous avons entrepris un recrutement pancanadien d’une durée d’un an (août 2021 à août 2022) en anglais et en français. En anglais, nous avons communiqué avec 879 organisations spécialisées dans les services aux personnes LGBTQ+ (organismes communautaires, centres de santé, groupes en ligne, etc.), situés partout au pays, ainsi qu’avec 555 organisations liées au vieillissement ou à la démence (Sociétés Alzheimer, groupes de personnes retraitées, maisons de retraite, etc.), pour un total de 1434 organisations contactées. En français, nous avons communiqué avec 62 organisations spécialisées dans les services aux personnes LGBTQ+ et 129 organisations liées au vieillissement ou à la démence, pour un total de 191 organisations contactées. En additionnant nos efforts dans les deux langues et dans les deux types d’organisations (enjeux liés aux personnes LGBTQ+ et enjeux liés au vieillissement/démence), nous avons rejoint 1625 organisations. Les organisations LGBTQ+ ont été considérablement plus nombreuses à répondre à l’appel et beaucoup ont partagé les informations sur le projet via leur liste de diffusion, leur site Web et leurs plateformes de médias sociaux. Les organisations en lien avec le vieillissement ou la démence ont eu une réponse nettement moins enthousiaste. De nombreuses organisations ont déclaré qu’elles n’avaient aucun·e membre répondant aux critères de sélection, révélant un important biais cisnormatif inconscient.

Pour cibler davantage les organisations LGBTQ+, le Comité d’éthique de la recherche de l’Université d’Ottawa (qui nous avait donné la certification éthique initiale) nous a accordé une autorisation supplémentaire visant à étendre la recherche à l’échelle internationale aux États-Unis et en France, où nous avons ciblé respectivement 25 et 50 organisations clés pour les personnes LGBTQ+. Finalement, aucune personne n’a été recrutée à l’extérieur du Canada, ce qui prouve l’importance des liens de confiance et de la création de relations avec divers réseaux à l’échelle nationale pour recruter des personnes appartenant à des groupes marginalisés. L’utilisation de Zoom pour réaliser les entrevues en raison de la COVID-19 nous permettait d’élargir le recrutement à l’international. La plateforme nous a également donné plus de flexibilité pour rejoindre les participant·es potentiel·les partout au pays. Ainsi, les entrevues pouvaient avoir lieu à n’importe quelle date, en région urbaine ou rurale et dans n’importe quel fuseau horaire. Cependant, les entrevues via Zoom ont également réduit la capacité à former des alliances qui peuvent découler des rencontres en personne. Ce renforcement des relations est particulièrement important dans le contexte de la recherche impliquant des communautés marginalisées, et nous avions prévu au départ de voyager au Canada pour rencontrer les participant·es. La pandémie a non seulement modifié ces plans, mais elle a compliqué le processus de recrutement qui était déjà difficile, car les personnes âgées au Canada comme à l’étranger et les personnes qui leur offrent des services et des soins ont été parmi les plus touchées par la pandémie. La pandémie a causé beaucoup de décès et de nombreuses personnes étaient préoccupées par leur propre survie ou ne pouvaient pas être rejointes par des moyens électroniques. Au moment d’écrire ces lignes, après un an de recrutement actif, nous avons quatre participant·es proches aidant·es et deux participant·es trans ayant une démence. Bien que notre échantillon soit petit, nous pensons que les récits de ces participant·es apporteront une contribution significative. Ce projet demeure, à notre connaissance, la seule étude empirique au niveau international, en anglais ou en français, à s’intéresser aux proches aidant·es des personnes trans et non binaires vivant avec une démence.

Pour participer, les proches aidant·es devaient être âgé·es d’au moins 18 ans et fournir une aide régulière (au moins hebdomadaire) à une personne s’identifiant comme trans ou non binaire et vivant avec n’importe quel type et stade de démence. Nous avons mené une entrevue d’une durée d’environ une heure et demie avec chaque proche aidant·e participant·e. Nous avons également demandé aux participant·es de remplir un questionnaire sociodémographique. Les entrevues ont été réalisées sur Zoom en présence des deux chercheur·euses auteur·es de cet article. Nous tenions à ce que les deux chercheur·euses, dont l’un s’identifie comme trans et l’abordait ouvertement avec les participant·es, soient présent·es, car cela a permis de créer des alliances et un lien de confiance avec les participant·es. Les entrevues ont été enregistrées sur bande audio et retranscrites par des professionnel·les. Nous avons analysé les données à l’aide d’un codage manuel, en suivant les procédures de l’analyse thématique (Paillé et Mucchielli, 2012) consistant à élaguer les codes en concepts préliminaires puis en thèmes. Le tableau qui suit présente quelques informations sociodémographiques de base pour les quatre proches aidant·es qui ont participé à l’étude. Les questions posées dans le questionnaire sociodémographique ne sont pas reprises dans leur intégralité. Nous présentons simplement les aspects les plus pertinents pour assurer la compréhension de la situation des proches aidant·es. Le tableau permet également d’identifier dès maintenant certaines limites de l’étude. En plus de la petite taille de l’échantillon, aucune personne participante ne s’identifie comme transféminine et un·e seul·e participant·e s’identifie comme racisé·e. Il serait intéressant de procéder à des recherches supplémentaires pour comprendre les expériences vécues des proches aidantes transféminines ainsi que des proches aidant·es racisé·es qui soutiennent une personne âgée trans ou non binaire ayant une démence.


Tableau des participant·es[9]
Nom/pseudonyme et pronoms Jesse (iel) Nancy (elle) Lou (iel) Dan (il)
Âge 34 ans 74 ans 42 ans Début trentaine
Genre autodéclaré Transmasculin / non binaire Femme cisgenre Non binaire Transmasculin
Orientation sexuelle autodéclarée Queer Hétérosexuelle Queer Queer
Appartenance à une minorité raciale ou visible autodéclarée Non Non Oui Non
Région géographique Canada, région rurale Canada, région urbaine Canada, région urbaine Canada, région rurale
Prend soin de : Membre de sa famille choisie qui est transmasculin et dans la fin quarantaine ayant une forme précoce de démence causée par plusieurs traumatismes crâniens. Partenaire transmasculin âgé de 75 ans et ayant une démence à corps de Lewy à un stade avancé. Parent non binaire âgé de 83 ans et ayant une démence à un stade précoce. Trois personnes (voisin; famille choisie) ayant divers types de démence.

Une variété de situations de proches aidant·es : portraits des participant·es

Voici de courts portraits des proches aidant·es qui ont participé à notre étude. L’adoption d’une approche narrative pour mener les entrevues nous a permis d’aborder la situation de proche aidance de chaque participant·e afin de mettre leur histoire au premier plan. Ces portraits illustrent la diversité des situations de proche aidance au sein de notre petit échantillon.

Jesse

Jesse est âgé·e de 34 ans et vit dans une région rurale de l’est du Canada. Iel s’identifie à la fois comme transmasculin et non binaire et utilise le pronom iel. Au cours des deux dernières années et demie, iel a été l’un·e des principaux·ales proches aidant·es de David, un homme trans dans la quarantaine[10] vivant avec une démence précoce causée par de multiples traumatismes crâniens. David a fait sa transition il y a environ dix ans. Il vit dans une maison avec d’autres personnes, dont la partenaire de Jesse, que David considère comme sa sœur en termes de famille choisie, les enfants de celle-ci et quelques colocataires. Plusieurs membres de ce ménage s’identifient comme personnes trans ou non binaires. Bien que Jesse ne vive pas dans le ménage, mais plutôt à quelques heures de là, iel offre actuellement du soutien à David par vidéoconférence pendant que sa partenaire travaille. Jesse est sans emploi et soutient David presque quotidiennement en lui rappelant de manger et de prendre ses médicaments, en l’aidant dans sa routine, en lui expliquant comment prendre sa testostérone, en lui apportant du soutien émotionnel, etc. Jesse aide également sa partenaire à défendre les intérêts de David. Par exemple, ensemble, iels ont plaidé pour que David obtienne l’autorisation d’avoir une chirurgie d’affirmation de genre. Bien que David ait un médecin généraliste réceptif, il s’est vu refuser à plusieurs reprises une chirurgie du torse en raison du contrôle médical de l’accès à cette chirurgie. Des spécialistes ont affirmé que sa démence et ses autres diagnostics de santé mentale l’avaient rendu incapable de prendre une telle décision sur sa santé. Nous discuterons de cette situation plus en profondeur à la section suivante. Jesse et sa partenaire se sont battu·es contre ces formes de sanisme/cogniticisme et de cisgenrisme, en s’appuyant sur le fait que David a exprimé de manière constante et inébranlable une identité de genre masculine au cours des dix dernières années. Au moment de l’entrevue, David avait enfin obtenu l’autorisation de se faire opérer. Jesse et sa partenaire consacrent énormément de temps, d’énergie, de ressources financières et d’émotions pour prendre soin de David. Cela étant dit, Jesse s’empresse également de souligner qu’iel reçoit beaucoup en retour et qu’iel se sent privilégié·e que David soit dans sa vie.

Nancy

Nancy est une femme cisgenre de 74 ans qui s’occupe de son mari, Victor, son partenaire transmasculin de vie depuis 57 ans. Il y a environ dix ans, Victor a subi deux accidents vasculaires cérébraux qui ont entraîné des troubles cognitifs légers. Ses symptômes se sont aggravés avec le temps et, en 2015, on lui a diagnostiqué une démence vasculaire. Ce diagnostic a depuis été révisé pour une démence à corps de Lewy. Lorsque l’état de Victor a changé, le couple, qui vit dans le centre du Canada, a quitté la campagne pour s’installer en région urbaine afin de se rapprocher des médecins spécialistes. En plus de la perte de mémoire et de symptômes de désorientation, Victor souffrait également de vives hallucinations qui ont maintenant diminué. Bien que les hallucinations se soient améliorées, Victor est à un stade avancé de démence et est incapable d’accomplir la plupart de ses tâches quotidiennes. Nancy doit l’aider à prendre ses médicaments et sa testostérone, à se nourrir, à s’habiller, à faire ses soins corporels, en plus de l’emmener à ses rendez-vous, de nettoyer, de cuisiner, de gérer les finances, de lui apporter du soutien émotionnel, d’adapter la maison à ses besoins et de veiller sur lui constamment. L’année dernière, Victor a passé quelques mois dans un établissement de soins de longue durée. Cette expérience s’est avérée extrêmement négative en raison de multiples formes de discrimination dont nous parlerons en détail plus loin dans l’article. Victor est depuis rentré chez lui. Le couple a commencé à accepter une aide extérieure, car Nancy est épuisée. Cependant, ils ne reçoivent que trois heures de soutien par semaine, ce qui est minime. Ce petit nombre d’heures est tout de même un grand pas en avant pour le couple, qui se méfie des travailleur·euses venant de l’extérieur, surtout pour les soins intimes. Nancy décrit sa relation avec Victor comme fusionnelle, car les deux partenaires s’appuient uniquement l’un sur l’autre depuis plus de 50 ans. Victor a entamé une transition médicale dans les années 1970, alors qu’il était dans la vingtaine. Depuis, il n’a pas fait de coming out en tant qu’homme trans. Le couple a préféré vivre une vie tranquille loin de la communauté LGBTQ+. Victor a été, dans une certaine mesure, forcé de sortir du placard lorsqu’il a commencé à avoir besoin de plus en plus de soins, de services et d’interventions médicales en lien avec sa démence.

Lou

Lou est âgé·e de 42 ans et s’identifie comme non binaire. Iel s’occupe de son parent Jo, âgé·e de 83 ans, qui s’identifie également comme non binaire. Il y a environ trois ans, Jo a fait une mauvaise chute qui a nécessité une intervention médicale et une longue convalescence. Depuis cet événement traumatisant, Jo présente des symptômes de démence légère, et ceux-ci sont venus interagir avec des enjeux de santé mentale qu’iel a depuis longtemps. Jo a principalement besoin de soutien émotionnel, de rappels, d’aide pour prendre des rendez-vous et pour certaines tâches à la maison. Lou est la personne qui fournit tous ces soins, car iel vit avec Jo depuis sa chute. Les deux vivaient dans un petit condo dans une région urbaine du centre du Canada, mais ont désormais déménagé dans une maison qui a besoin d’être adaptée pour prendre en compte la mobilité de Jo qui diminue. L’adaptation de la maison préoccupe Lou, qui veut éviter une nouvelle chute. Lou a expliqué que Jo a fait son coming out comme personne non binaire il y a dix ans. Avant sa chute, Jo parlait d’amorcer une transition médicale, mais cela n’est jamais devenu une priorité. Jo a depuis décidé de ne pas entreprendre de transition médicale, car iel a le sentiment d’avoir déjà trop d’interactions avec le système médical. En règle générale, les professionnel·les avec lesquel.les iel a interagi ont méprisé son identité de genre en mégenrant Jo et en effaçant cet aspect de son identité. Jo a choisi de ne pas réagir à ces formes de discrimination, car sa priorité est la prise en charge médicale de sa santé physique et cognitive. Néanmoins, Lou tente de défendre les intérêts de son parent et l’aide à maintenir son apparence en coupant ses cheveux et en l’aidant à acheter des vêtements. Lou (et son parent) s’identifient comme racisé·es, et une partie des démarches de défense des intérêts de Jo qu’entreprend Lou consiste à lui offrir de la traduction linguistique et culturelle lors des rendez-vous médicaux. Bien que Lou n’ait pas discuté davantage des intersections entre la race, le sexe, l’âge et le handicap (et donc nous ne l’abordons pas comme un axe d’analyse dans nos observations), le fait que Lou doive participer plus activement aux soins de son parent en raison des barrières linguistiques indique une discrimination raciste et des expériences anglonormatives (Baril, 2016; 2017), très probablement imbriquées à l’âgisme, au cogniticisme et au cisgenrisme.

Dan

Dan est un homme trans au début de la trentaine qui vit dans une région rurale de l’est du Canada. Il entretient des liens serrés avec les communautés queers, trans et non binaires dans sa région. Les membres de ces communautés dépendent beaucoup les un·es des autres pour du soutien. C’est à travers ces communautés que Dan s’est retrouvé, au cours des dernières années, à assumer le rôle de proche aidant auprès de trois personnes trans vivant avec une démence. Étant sans emploi, Dan a la possibilité de consacrer du temps à aider les membres de sa communauté. La première personne à qui il a prodigué des soins était une femme trans octogénaire nommée Denise. Dan a rencontré Denise et son·sa partenaire il y a près de dix ans, et à mesure que la démence de Denise a progressé, il est devenu évident que le couple avait besoin d’aide supplémentaire. Au fil du temps, Dan leur a fourni de plus en plus de compagnie, d’aide à la maison et d’aide pour les repas. Denise est décédée quelques mois avant notre entrevue avec Dan. En plus de Denise, Dan a également commencé il y a quelques années à participer aux soins de David, dont Jesse s’occupe également. Dan et Jesse se considèrent comme appartenant à la même famille choisie. Comme Dan vit dans la même région que David, il peut lui fournir de l’aide directe, comme cuisiner ses repas, l’aider à prendre ses médicaments et ses hormones, lui rappeler les tâches quotidiennes et l’aider à défendre ses intérêts. Plus récemment, l’un des voisins de Dan, Ben, un homme trans dans la cinquantaine, a développé une démence précoce à évolution rapide. Comme iels ont fait face à de nombreuses expériences discriminatoires, Ben et sa femme ne font confiance qu’aux personnes trans pour les aider dans les tâches quotidiennes et les soins corporels. C’est pourquoi iels ont demandé à Dan s’il pouvait les aider. Dan leur fournit maintenant un soutien régulier en préparant les repas, en aidant Ben à prendre sa douche et à s’habiller et en offrant du soutien émotionnel au couple.

Prendre soin d’une personne trans ou non binaire vivant avec une démence : observations et discussion des spécificités[11]

À bien des égards, les histoires de Jesse, Nancy, Lou et Dan ressemblent à ce qui a été documenté sur la proche aidance au regard des personnes âgées cisgenres vivant avec une démence. Les participant·es ont abordé les répercussions que ce rôle a sur plusieurs sphères de leur vie, leurs inquiétudes et leur anxiété face à l’avenir, le besoin de jongler avec de nombreuses tâches et leur volonté de protéger la personne vivant avec une démence. Plutôt que de répéter ces similitudes, nous avons choisi de nous concentrer sur les éléments de ces récits qui étaient spécifiques au fait de prendre soin d’une personne trans ou non binaire vivant avec une démence. Nous avons identifié trois thèmes principaux qui se sont démarqués et nous avons développé chacun de ces thèmes sous plusieurs angles. Le premier thème concerne comment et pourquoi les proches aidant·es de notre échantillon en sont venu·es à jouer ce rôle; le second concerne les soins spécifiques liés au genre, qui sont au cœur de leur rôle de proches aidant·es; et le troisième concerne les nombreuses formes entrecroisées de discrimination auxquelles ces personnes doivent faire face.

Devenir proche aidant·e en raison de son statut marginalisé

Contrairement à Lou, qui s’occupe de son parent, et à Nancy, qui s’occupe de son partenaire (deux configurations de proche aidance courantes), Jesse et Dan en sont venu·es à assumer le rôle de proche aidant·e par des voies non normatives. Leurs histoires ont une valeur heuristique qui nous aide à envisager les aspects des parcours de proches aidant·es qui ont reçu moins d’attention à ce jour. À certains égards, leurs histoires ressemblent à ce que nous savons sur la manière dont de nombreuses personnes en arrivent à occuper le rôle de proche aidant·e (pour l’ensemble des types de soins, et non seulement la démence) au sein des communautés LGBQ+, notamment par le biais de liens familiaux choisis et de liens communautaires (Boyd, 2019; Cannon et coll., 2017; Croghan et coll., 2014; Le Berre et Vedel, 2020). Par exemple, Jesse a expliqué qu’iel considère David comme membre de sa famille choisie : « Je m’occupe du frère de ma partenaire. Elle le considère comme sa famille choisie. Iels ne partagent pas de liens biologiques. Donc, quand nous avons commencé à nous connaître, je me suis mis à assumer ce rôle de manière organique[12]. » De même, Dan a exprimé qu’il a commencé à être proche aidant de manière imprévue grâce aux liens qu’il entretient avec sa communauté :


Je suppose, vous savez, que ce sont les liens avec ma communauté, directement avec les gens, qui m’ont amené à faire ce que je fais maintenant. Est-ce que je m’imaginais qu’un jour je passerais, vous savez, du temps à m’occuper des gens, surtout, vous savez, des personnes âgées trans ayant une démence? Non. Absolument pas. Ce n’était pas du tout quelque chose que j’avais prévu. Mais nous y voilà.

Ces partages font écho à ce que Flanagan et Pang (2022, p. 7, traduction libre) ont observé lors de leurs entrevues avec des proches aidant·es d’adultes âgés vivant avec une démence dans les communautés LGBQ+, à savoir que « les gens peuvent devenir les principaux proches aidant·es non rémunéré·es de personnes 2SLGBTQI vivant avec une démence par une grande variété de parcours et à partir d’un éventail de rôles antérieurs, y compris des liens préexistants étroits (par exemple, en tant que conjoint·es, membres de la famille proche et ami·es proches) ou plus éloignés (par exemple, connaissances, membres de la communauté). » Pourtant, les histoires de Jesse et Dan complexifient ce portrait et dépassent les liens de proximité ou dans la communauté. Jesse et Dan se sont en partie retrouvé·es à assumer le rôle de proche aidant·e en raison de leur propre non-binarité ou transitude. Par exemple, lorsque Dan a expliqué comment il était devenu proche aidant pour son voisin, Ben, il a déclaré : « Euh, dans le cas de mon voisin, ce qui a beaucoup compté c’est qu’iels m’ont dit “tu es la seule autre personne trans qu’on connaît.” Vous savez, la personne trans de service. » Dan a approfondi cette pensée en ajoutant :


Je ne me sens pas nécessairement compétent et je n’ai pas si confiance en ma capacité à donner autant de soins que ce que je fais actuellement, mais est-ce que je vais le faire parce que je suis quelqu’un de fiable et qu’iels peuvent avoir confiance en moi, et parce que je suis quelqu’un qui a de l’expérience comme personne trans? Absolument. Parce que si ce n’est pas moi, ce sera qui? Il n’y a pas beaucoup de personnes trans par ici.

De même, Jesse a expliqué que sa propre transitude a été centrale à son rôle dans les soins de David, et que sa propre identité de genre le·la « qualifie », à certains égards, pour assumer ce rôle. Les deux témoignages suivants de Jesse au sujet de son rôle de défenseur·euse des intérêts de David en faveur de sa chirurgie d’affirmation de genre illustrent bien cette perspective :


Euh, mais en tant que personne trans, je peux en quelque sorte intervenir et essayer de parler avec les médecins, et, vous savez, voir si cela est utile, et encore une fois, heureusement, maintenant la chirurgie a été approuvée, mais cela a pris tellement de temps.

Je peux défendre ses intérêts grâce à mes propres expériences parce que j’ai vécu dans une petite ville et, vous savez, j’ai, j’ai eu à me battre bec et ongles pour, pour tout… dans tous mes soins, à tous les niveaux.

Les histoires de Jesse et Dan mettent en évidence que certain·s proches aidant·es peuvent se retrouver à prodiguer des soins pour des raisons qui dépassent la proximité relationnelle ou géographique et qui se rapportent plutôt à leur propre identité ou expression de genre. Même si Jesse s’occupe d’un membre de sa famille choisie, son propre statut de personne trans et non binaire fait partie de ce qui l’a amené·e à assumer le rôle de proche aidant·e malgré la distance géographique qui les sépare. Bien qu’il soit impossible d’extrapoler des généralisations en se basant sur un si petit échantillon, les histoires de Jesse et Dan laissent croire qu’il est plus probable que les proches aidant·es d’adultes âgés trans et non binaires soient elleux-mêmes des personnes trans ou non binaires. En effet, les trois quarts des proches aidant·es de notre très petit échantillon s’identifient comme trans ou non binaires. Nous pouvons donc nous demander ce que le fait d’être trans ou non binaire apporte au rôle de proche aidant·e. Pourquoi est-il important pour les personnes trans et non binaires ayant besoin de soins que leurs proches aidant·es soient également trans ou non binaires ou à tout le moins des allié·es de la communauté trans? Il semble que la réponse soit, en partie, liée au thème de la discrimination dont nous parlerons plus loin. De nombreuses personnes trans et non binaires ont vécu des expériences de discrimination traumatisantes dans de multiples sphères de leur vie. Ainsi, elles sont réticentes à faire leur coming out ou à demander des soins à des personnes qui pourraient ne pas comprendre leurs réalités. Les proches aidant·es qui ont eu une expérience directe comme personnes trans ou non binaires sont considéré·es comme plus dignes de confiance, trans-affirmatif·ves et respectueux·euses. Cela est particulièrement important lorsqu’il s’agit de respecter les identités, comme l’utilisation des pronoms, ou lorsqu’il s’agit de soins particulièrement sensibles, comme les soins corporels intimes. Comme Dan l’a expliqué : « Ce n’est pas idéal de recevoir des soins de professionnel·les de la santé que vous ne connaissez pas ou à qui vous ne pouvez pas faire confiance, dans votre quotidien, des soins aussi intimes, fragiles. » C’est en partie ce qui a amené Dan à assumer un rôle de proche aidant·e pour plusieurs personnes. Dan a articulé cette réalité de la manière suivante : « J’ai en quelque sorte pris une grande partie de la communauté trans sous mon aile, comme je le pouvais. » Jesse a également expliqué l’importance de la confiance lorsqu’il s’agit de prendre soin de David :


Nous faisons confiance à un nombre très limité de personnes pour lui fournir ce dont il a besoin, à la fois pour ses traumatismes crâniens, ses enjeux liés à la démence et ensuite son identité trans, vous savez. Nous avons vraiment du mal à trouver des personnes qui… Il y a tellement de discrimination et nous avons juste, nous avons eu tellement de problèmes de discrimination dans les soins de santé… Oui, nous ne saurions même pas à qui d’autre faire appel pour nous aider.

Les récits de Dan et Jesse nous orientent vers de nouvelles analyses de la proche aidance, nous invitant notamment à repenser les parcours de proche aidance pour les personnes issues des communautés marginalisées. Ces histoires révèlent qu’en plus d’offrir du soutien parce qu’iels entretiennent des liens relationnels avec la personne soignée, qu’iels possèdent certaines qualités importantes (comme de l’expérience de soins) ou bénéficient d’une proximité géographique (comme habiter le même endroit), les proches aidant·es des personnes marginalisées pourraient offrir du soutien à ces personnes en raison de leur propre statut marginalisé. Bien que les liens avec la famille choisie et la communauté soient au cœur des histoires de Dan et de Jesse, ils ne brossent pas à eux seuls le portrait complet de la façon dont Dan et Jesse sont devenu.es proches aidant·es. Nous croyons que les histoires de soins de Dan et de Jesse nous invitent à réfléchir à la proche aidance à travers une lentille intersectionnelle qui met au premier plan le thème de l’oppression. Quelles sont les oppressions que les proches aidant·es ont subies et comment ces expériences influencent-elles leur rôle de proches aidant·es? De plus, comment pouvons-nous nous assurer que le rôle de proche aidant·e ne marginalise pas encore plus les proches aidant·es?

Les proches aidant·es d’adultes âgés trans et non binaires vivant avec une démence ne sont pas les seul·es à être « sélectionné·es » comme proches aidant·es en raison de leur statut marginalisé. Les proches aidant·es des personnes âgées sont souvent des femmes qui se retrouvent dans des contextes de soins non rémunérés en raison de formes complexes de sexisme, comme la supposition qu’offrir des soins est naturel pour elles ou que ce n’est pas grave qu’elles réduisent leurs heures de travail parce qu’elles occupent déjà un emploi moins bien rémunéré (Statistique Canada, 2022b). Des données préliminaires indiquent aussi que les femmes trans pourraient assumer des rôles associés aux soins à des taux encore plus élevés que les femmes cis (Croghan et coll., 2014). Ces données semblent indiquer que les femmes trans sont soumises aux mêmes pressions que les femmes cis en ce qui concerne les attentes en matière de soins, mais que ces attentes pourraient potentiellement être plus fortes pour elles en raison des pressions sociétales pour valider leur féminité par des actes normatifs féminins tels que prendre soin des autres[13]. De plus, de nombreuses populations marginalisées, comme les personnes racisées ou trans, sont souvent sans emploi ou sous-employées (Adames et coll., 2020; Trans Pulse Canada Team, 2020), ce qui les rend plus susceptibles d’assumer le rôle de prendre soin des autres. Bien que cette situation puisse jouer un rôle important au sein d’une famille ou d’une communauté, elle peut en même temps accabler le proche aidant·e et le·la condamner à la précarité. Dans de nombreux cas, assumer le rôle de proche aidant·e non rémunéré·e peut aggraver la précarité financière, physique, émotionnelle, sociale et relationnelle (Ho et coll., 2009; Silverman, 2013; Wakabayashi et Donato, 2005; Ward-Griffin et coll., 2005). Dans le cas des proches aidant·es trans ou non binaires qui s’occupent de personnes âgées trans ou non binaires, iels peuvent aussi être en situation précaire avant de prendre le rôle de proche aidant·e, mais leur statut marginal apporte aussi quelque chose de bénéfique à la situation de soins. Leur propre identité de genre pourrait aider, dans certaines situations, à protéger la personne âgée trans ou non binaire contre l’exposition à d’autres oppressions et mauvais traitements. Bien que cela n’ait pas été explicitement mentionné comme un avantage, les proches aidant·es ont fait référence à certains effets positifs pour leur propre vie, tels que le sentiment de satisfaction de pouvoir redonner à leur communauté. Comment interpréter l’interaction entre cet aspect potentiellement bénéfique de la marginalisation et la réalité inquiétante selon laquelle la proche aidance peut également accentuer et amplifier la précarité et la vulnérabilité des proches aidant·es? Dans l’esprit des travaux antérieurs qui ont recommandé qu’une attention accrue soit portée à la proche aidance et au statut marginalisé (Brotman et Ferrer, 2015; Brotman et coll., 2020), nous pensons que ces observations peuvent conduire à de nouvelles réflexions sur la marginalisation, l’oppression et les soins.

Participer aux soins liés à l’identité ou à l’expression de genre

À bien des égards, les soins quotidiens effectués par les participant·es à l’étude ressemblent à bon nombre des soins courants offerts aux personnes âgées cisgenres vivant avec une démence. Par exemple, la déclaration suivante de Nancy décrit certaines des tâches qu’elle accomplit au cours d’une journée typique pour prendre soin de son mari :


Alors lui il a besoin d’accompagnement pour les médicaments, alors c’est moi qui lui donne ses médicaments, l’assistance au bain, aux douches, […] je lui donne aux deux jours, à moins qu’il ait un dégât là, t’sais s’il y a eu quelque chose, qu’il a transpiré beaucoup ou qu’il a eu un accident avec ses selles, ben là j’peux en donner un de plus, […] je le rase aussi aux deux jours aussi, nettoyer ses lunettes, toute, l’aider à s’habiller, longtemps je lui donnais, mais si je lui dit de s’habiller seul, ben y va mettre ça à l’envers...

En plus de ces tâches qui font partie intégrante de la proche aidance auprès des personnes ayant une démence, quel que soit leur genre (Amato et coll., 2021; Lee et coll., 2019; Silverman, 2021), les quatre proches aidant·es de l’étude expliquent qu’iels accomplissent des tâches spécifiquement liées à l’identité ou à l’expression de genre. Les proches aidant·es doivent soutenir la personne vivant avec une démence pour maintenir et performer son expression de genre à travers une variété de tâches liées aux nombreux aspects du soi genré. Nous avons identifié quatre principaux domaines dans lesquels les proches aidant·es assistaient la personne vivant avec une démence dans le maintien de son identité de genre et la performance de son expression de genre : 1) le maintien du soi genré; 2) la prestation de soins corporels genrés; 3) la défense des intérêts de la personne trans ou non binaire vivant avec une démence; et 4) la prise de décision et la planification future concernant l’identité ou l’expression de genre. Nous abordons tour à tour chacun de ces aspects.

Maintien du soi genré

Chacun·e des quatre proches aidant·es a indiqué qu’iel aidait la personne vivant avec une démence dans des tâches liées à l’expression de genre ou à la manière dont elle se présente au monde. Par exemple, Lou a expliqué qu’iel aidait son parent à acheter des vêtements et qu’iel lui coupait les cheveux comme iel les aime. Les vêtements et les coupes de cheveux que Jo souhaitait l’ont aidé·e à maintenir sa présentation de genre non binaire. De même, Jesse a expliqué qu’iel a aidé David à modifier certaines pratiques genrées, comme le rasage, pour qu’il puisse continuer à les faire lui-même : « Il est encore capable de se raser, mais il utilise un rasoir électrique. Il ne peut pas utiliser les rasoirs jetables. Vous savez, on a dû adapter certaines choses, on a dû en modifier d’autres […] » Toutefois, il y a certaines tâches que David n’est plus capable d’accomplir sans aide, comme bander sa poitrine, ce qui lui cause de la détresse. Jesse a expliqué :


En ce moment, il choisit de ne pas se bander la poitrine parce que c’est trop difficile à faire, et, si je ne suis pas là, et, s’il n’a pas envie de faire quoi que ce soit, quand sa sœur n’est pas là, alors, il n’y a personne pour l’aider avec ça. Alors… je ne sais pas à quel point ça l’affecte, mais je sais, encore, comme tout le reste, quand il se rend compte qu’il y a des choses qu’il ne peut plus faire, ça entraîne un nouvel épisode de dépression […].

Les proches aidant·es des personnes cisgenres ayant une démence peuvent aussi avoir à offrir un soutien pour des tâches telles que se raser et s’habiller. Cependant, pour les personnes trans ou non binaires ayant une démence, ces aspects revêtent souvent une importance particulière, car ce sont des éléments essentiels à la façon dont les personnes trans et non binaires expriment leur identité de genre au monde extérieur.

Prestation de soins corporels genrés

En plus d’aider la personne trans ou non binaire vivant avec une démence à maintenir son apparence genrée, les participant·es prodiguent également des soins corporels liés au genre. Pour Nancy, Jesse et Dan, cela signifiait d’offrir de l’aide pour la prise d’hormones. Dan a décrit avoir trouvé, en collaboration avec l’endocrinologue de David, le moyen le plus simple pour que ce dernier puisse continuer de prendre ses hormones. Malgré ce travail d’équipe, Dan a remarqué que David continuait à avoir besoin d’aide : « S’il n’est pas capable de faire ses injections d’hormones, nous les faisons. » À distance, Jesse aide David à se rappeler de prendre ses médicaments et sa testostérone : « J’en faisais plus, surtout virtuellement à cause de la COVID. Donc, je fais tout, ça va de l’aider à se rappeler de prendre ses médicaments et sa testostérone à lui décrire sa routine quotidienne. »

Nancy aide également Victor à prendre sa testostérone, mais elle a des défis supplémentaires en matière de soins corporels liés au genre, car Victor est devenu partiellement incontinent. Même si Victor porte des couches pour adultes, Nancy essaie encore de l’amener à la toilette chaque fois qu’il a besoin d’uriner. En raison d’une chirurgie génitale menée dans les années 1970 que Nancy et Victor qualifient d’échec, car les techniques chirurgicales n’étaient pas encore perfectionnées, Victor n’a jamais obtenu le pénis qu’il souhaitait. Cependant, dans son état de démence avancée, Victor croit avoir un pénis fonctionnel lui permettant d’uriner debout, ce qui n’est pas le cas. Nancy interprète cela comme un signe de l’ancrage profond de l’identité de genre de Victor dans son esprit et son corps, malgré les changements cognitifs causés par la démence. Elle a décrit qu’elle doit accompagner Victor à la toilette et lui expliquer chaque fois qu’il ne peut pas uriner debout :


[S]i on le laisse faire, quand il s’en va aux toilettes, on a beau faire toutes les manières possibles, il se place face à la toilette, il fait comme s’il avait un pénis, pis si on n’intervient pas, il va faire pipi par terre, il veut pas comprendre qu’il en a pas.

Les proches aidant·es des personnes cisgenres vivant avec une démence doivent souvent accomplir différentes tâches en lien avec les soins corporels. En revanche, pour les proches aidant·es des personnes trans ou non binaires ayant une démence, ces tâches sont souvent profondément liées à l’identité de genre et à l’histoire de transition de la personne trans ou non binaire. Ces situations exigent davantage de sensibilité et de soutien.

Défense des intérêts de la personne trans ou non binaire vivant avec une démence

En plus de leur contribution aux soins corporels genrés et au maintien de l’expression de genre, les proches aidant·es ont abordé le rôle important qu’iels jouent en matière de défense des droits et intérêts liés au genre. Iels doivent non seulement défendre les intérêts de la personne auprès de divers professionnel·les, mais également assumer le travail émotionnel quotidien consistant à aider la personne trans ou non binaire à se sentir en sécurité et à l’aise. Par exemple, Lou a expliqué qu’iel doit accompagner Jo à ses rendez-vous médicaux, car sans sa présence pour défendre ses intérêts, l’identité non binaire de Jo est moins prise au sérieux. Jesse a également expliqué que David avait besoin d’accompagnement pour aller à ses rendez-vous, en partie pour l’aider à se souvenir de détails et à noter les informations qui lui sont transmises, mais aussi pour plaider en son nom pour des questions telles que les chirurgies d’affirmation de genre. En parlant de la quête de David pour obtenir l’approbation de son opération du torse, Jesse a mentionné :


Oui, nous allons faire tout en notre pouvoir. Nous réfléchissons déjà en quelque sorte à la meilleure façon de défendre ses intérêts et d’aborder la situation, vous savez, si nous avons des lettres de soutien de son médecin, puis de ses spécialistes en neurologie et autres.

Comme susmentionné, le rôle de défense des intérêts assumé par les proches aidant·es consiste non seulement à aider à faire entendre et à légitimer les voix des personnes qu’iels soutiennent auprès des professionnel·les de la santé, mais également à protéger leur bien-être émotionnel par rapport à leur transitude ou leur non-binarité. Par exemple, Dan a exprimé ce qui suit en parlant de David : « Nous n’allons pas laisser d’autres personnes l’invalider …. » Au sujet de toutes les personnes dont il s’occupe, Dan a également affirmé : « Vraiment, tout ce que je veux faire, c’est les aider à s’affirmer et qu’iels aient accès à une personne sûre et à un espace sécuritaire. » Jesse a fait écho à ce sentiment :


Il [David] a besoin de quelqu’un qu’il peut, s’il a un épisode ou s’il ne se souvient pas de quelque chose, qu’il peut au moins identifier ou à qui il peut faire confiance, afin que nous puissions l’aider à se calmer. Si nous ne sommes pas là, si aucun de nous n’est là et qu’une personne qu’il ne connaît pas entre et lui, il oublie qui elle est… et la personne est en train de lui donner des soins qui exigent qu’on le touche… ça ne va pas aller….

Le travail émotionnel nécessaire à la défense des intérêts est quelque chose qui n’est souvent pas mis en lumière au regard de la proche aidance. Les témoignages des participant·es soulignent qu’il s’agit peut-être d’un domaine de la proche aidance important pour les personnes marginalisées, notamment en ce qui a trait au travail émotionnel et à la défense des intérêts pour avoir accès à des soins médicaux et à des services sociaux respectueux des identités et des corps trans et non binaires.

Prise de décision et planification future

Le dernier domaine de soins que nous avons identifié comme comportant une composante liée à l’identité ou à l’expression de genre est la prise de décision et la planification future. Par exemple, il y a quelques années, Nancy et Victor ont pris la décision de quitter leur maison de campagne pour emménager en ville, où iels seraient plus proches de l’équipe médicale de Victor. Cette équipe médicale comprend des professionnel·les responsables non seulement de la prise en charge de sa démence, mais aussi des soins liés à son genre, comme son endocrinologue. À mesure que les besoins de Victor en matière de soins et d’interventions ont augmenté, les réflexions sur la prise de décision sur l’endroit où iels habiteraenit ont pris de plus en plus de place. Plus récemment, quelques mois après que Victor ait emménagé dans un établissement de soins de longue durée, Nancy a dû prendre la décision de le ramener à la maison en raison du cisgenrisme qu’il vivait. Elle a depuis décidé que Victor resterait à la maison pour l’instant. Lou, Dan et Jesse ont également déclaré qu’iels n’avaient jamais envisagé de se tourner vers les établissements de soins de longue durée, principalement en raison de la discrimination cisgenriste qu’iels craignent de voir se produire dans ces établissements. En conséquence, iels planifient un avenir dans lequel la personne ayant une démence vivra à domicile indéfiniment, tout en nécessitant des soins accrus. Les proches aidant·es des personnes cisgenres vivant avec une démence sont confronté·es à d’énormes défis lorsqu’iels prennent des décisions concernant les soins de longue durée. Toutefois, pour de nombreux proches aidant·es des personnes trans ou non binaires vivant avec une démence, les soins de longue durée ne sont tout simplement pas une option.

En plus de s’occuper des modalités relatives au lieu de résidence et aux soins, certain·es proches aidant·es ont exprimé leur inquiétude quant à la planification future au regard de l’identité et de l’expression de genre. Cette préoccupation fait écho à celles émises par certains organismes communautaires desservant les communautés trans et non binaires qui encouragent les personnes trans et non binaires à rédiger leurs directives anticipées concernant le genre, telles que les pronoms qu’elles souhaitent utiliser et la manière dont elles souhaitent qu’on se souvienne d’elles, si elles décédaient ou étaient déclarées légalement inaptes (Baril et coll., 2020). En pensant aux volontés de David concernant son genre, Jesse a expliqué qu’iel l’a aidé à exprimer certaines de ses volontés, mais qu’il reste d’autres discussions à avoir :


Ouais, nous avons définitivement eu des conversations… Je veux dire où, nous insistons si fort que, vous savez, des choses comme les pronoms et les noms et tout ça… pour la plupart, tout est fait. Des choses à long terme cependant, en termes de ce qui se passe après son décès ou dans un contexte médical si nous ne sommes pas là, vous savez, certaines de ces questions demandent encore du travail de notre part […].

Nancy a indiqué qu’elle et Victor avaient eu de nombreuses conversations au sujet des directives anticipées, en particulier concernant la possibilité d’avoir recours à l’aide médicale à mourir, mais pas directement en relation avec son identité de genre. En l’absence de réseau de soutien social ou familial, le couple compte uniquement sur Nancy pour faire valoir les besoins et les souhaits de Victor concernant son genre. Cet isolement relatif est une source d’anxiété pour le couple lorsqu’iels pensent à la possibilité que quelque chose arrive à Nancy, laissant Victor sans soutien pour défendre ses intérêts concernant son genre. Nancy a exprimé que ce scénario serait « catastrophique » et qu’elle envisageait donc la possibilité de rédiger des directives anticipées concernant l’identité et l’expression de genre de Victor.

L’éventail de soins liés au genre pour les personnes trans et non binaires vivant avec une démence que les participant·es accomplissent illustre certains aspects du rôle de proche aidant·e souvent négligés par les études sur la proche aidance. Comprendre le caractère central des soins liés au genre pour les proches aidant·es des personnes trans et non binaires vivant avec une démence ajoute une nouvelle dimension à la façon dont nous pouvons envisager les rôles des proches aidant·es. En particulier, les histoires des participant·es fournissent d’excellents exemples de la manière dont la proche aidance peut être liée à l’oppression. Par exemple, il est nécessaire de défendre les intérêts de la personne trans ou non binaire vivant avec une démence en raison de la discrimination et de l’oppression auxquelles elle est confrontée et continuera de faire face à l’avenir. De même, aider une personne trans ou non binaire à conserver une apparence de genre cohérente (si c’est ce qu’elle souhaite) la protège contre une stigmatisation supplémentaire. Les personnes âgées trans et non binaires dont l’expression de genre est incohérente sont souvent perçues comme étant « confuses ». Cette perception est décuplée lorsqu’elles vivent avec une démence en raison des formes de cogniticisme et d’âgisme (Baril et Silverman, 2019; Silverman et Baril, 2021). En somme, ce n’est pas seulement l’accès à un proche aidant·e non binaire ou trans (ou trans-affirmatif·ve) qui contribue à atténuer l’oppression actuelle et future que vit la personne trans ou non binaire vivant avec une démence. Bon nombre des soins que ces proches aidant·es accomplissent, quelle que soit leur identité de genre, peuvent également contribuer à cette atténuation.

Faire face aux discriminations

Même si les proches aidant·es essaient de protéger les personnes dont iels s’occupent des oppressions supplémentaires, la réalité est que les personnes trans et non binaires vivant avec une démence ainsi que leurs proches aidant·es sont confronté·es à de multiples formes de discrimination et à de l’anxiété face à d’autres expériences de discrimination potentielle. Ces multiples formes de discrimination sont non seulement traumatisantes, mais elles agissent également comme des obstacles à l’accès à une variété d’options de soins.

Discrimination envers la personne trans ou non binaire vivant avec une démence

Les participant·es ont partagé beaucoup de témoignages de violence cisgenriste, comme le mégenrage, subie par la personne trans ou non binaire dont iels s’occupent. Plusieurs proches aidant·es ont également raconté que les personnes trans ou non binaires dont iels s’occupaient n’étaient souvent pas prises au sérieux par les professionnel·les ou étaient soumises à des formes excessives de contrôle en raison d’une combinaison de discrimination âgiste, cisgenriste et cogniticiste. Par exemple, Nancy a raconté que son mari, Victor, avait tenté à plusieurs reprises d’avoir une autre chirurgie d’affirmation de genre (depuis l’échec de la première tentative dans les années 1970). Pourtant, on la lui a refusée sous prétexte des complications potentielles liées à son âge et à d’autres enjeux médicaux liés à la santé physique et cognitive. De même, Jesse a décrit que, pendant de nombreuses années, le désir de David d’avoir une chirurgie d’affirmation de genre lui a été nié par des professionnel·les de la santé qui le considéraient confus ou qui ne prenaient pas au sérieux son identité de genre en raison des présomptions cogniticistes liées à sa démence :


[E]n termes de trucs chirurgicaux… le parcours, définitivement, eh bien… « Sommes-nous sûr·es que vous êtes vraiment trans? Sommes-nous sûr·es que c’est vraiment quelque chose que vous voulez? Êtes-vous en mesure de fournir un consentement éclairé? » Il y a tout ça qui arrive. Tout ça.

Jesse a également ajouté d’autres exemples de formes similaires de discrimination cogniticiste et cisgenriste auxquelles David a été confronté :


Quelques médecins l’ont mégenré ou ont utilisé son morinom, ce qui est vraiment intéressant parce que ça fait un bout maintenant que son nom a été changé. Il y a aussi des cas de médecins qui ne le prennent pas vraiment au sérieux. « Vous savez, c’est que, eh bien, vous avez des problèmes de mémoire, donc je ne sais pas vraiment si je peux faire confiance à ce que vous dites. »

Lou a, iel aussi, parlé du fait que l’identité de genre de son parent n’était pas prise au sérieux. À propos des professionnel·les de la santé avec lesquel·les iel a été en contact, iel a déclaré :


[Il y a un] manque d’éducation, un manque de sensibilisation. Iels s’en fichent. Iels veulent juste parler de la nature du problème. Donc, s’il s’agit de radiographies pour le dos de mon parent, alors nous parlons des radiographies, uniquement des radiographies.

La même expérience est également mentionnée par Dan, lorsqu’il parle de la façon dont les professionnel·les de la santé ont répondu à son voisin, Ben : « Vous savez, ils ne valident même pas qui il est. Iels vont lui enlever ses hormones parce qu’iels pensent qu’il n’est pas capable de prendre une décision […]. » Ces exemples démontrent comment les formes imbriquées d’âgisme, de cisgenrisme et de cogniticisme contribuent à la déshumanisation des personnes âgées trans et non binaires vivant avec une démence et à la délégitimation de leur agentivité et de leur autodétermination.

Les expériences relatées par Dan, Jesse et Lou se sont toutes produites dans le contexte de soins dans la collectivité. Nancy a quant à elle décrit plusieurs événements troublants et répétés de violence cisgenriste survenus à Victor lorsqu’il était dans un établissement de soins de longue durée, faisant écho à ce que nous savons être le risque plus élevé pour les personnes trans et non binaires qui résident dans ces établissements (Barrett et coll., 2016; Cartwright et coll., 2012; Knauer, 2016). En plus d’avoir été mégenré à plusieurs reprises, un très grand nombre des membres du personnel entraient dans sa chambre pour voir à quoi ressemblait une personne trans (nue) :


Victor me disait souvent qu’il y avait beaucoup beaucoup de monde qui venait dans sa chambre, faque moi, j’ai l’impression qu’il y en a qui devaient trouver des raisons pour venir lui parler, pour voir qu’est-ce que ça l’a l’air, par curiosité, on dirait pas malsaine, mais, pas juger, mais quand même, c’est ça, c’est pas, c’est pas confortable...

Cette expérience semble confirmer ce que Kia (2019) décrit comme le paradoxe de l’invisibilité et de l’hypervisibilité des personnes âgées LGBTQ+ vivant en établissement de soins de longue durée. D’une part, leur identité est souvent rejetée et rendue invisible, et d’autre part, ces personnes peuvent, comme Victor, être « altérisées », ce qui les rend hypervisibles. En plus d’avoir été un objet de curiosité pour le personnel, Nancy a expliqué que les soins corporels que Victor recevaient à l’établissement de longue durée le rendaient profondément mal à l’aise et lui occasionnaient de la détresse émotionnelle :


[…] C’est vraiment le traumatisme de ne pas avoir pu achever l’opération, probablement parce que dans ce temps-là, ils n’étaient pas assez perfectionnés, ce qui est compréhensible, parce que c’est pas facile construire un pénis. […] Le traumatisme de ça, parce qu’autrement lui, si quelqu’un parle pas de ça, il n’y pense pas. Moi, je peux y penser tous les jours, mais lui n’y pensera, n’y pense pas. Là-bas [dans l’établissement de soins de longue durée], il est obligé d’y penser parce qu’il voulait pas, il aimait pas ça qu’ils fassent sa toilette. Ça, je m’en suis aperçue et je lui faisais.

Comme le montre cette citation, Nancy a dû assumer plus de tâches en raison des formes de discrimination et du traitement différentiel que subissent les personnes trans et non binaires. Par exemple, elle a dû laver Victor même s’il était dans un établissement de soins de longue durée afin de le protéger de l’expérience traumatisante de se faire laver par d’autres. En somme, toutes ces expériences illustrent que le rôle des proches aidant·es des personnes trans et non binaires ayant une démence est influencé et façonné par la violence cisgenriste directe et indirecte vécue par la personne dont iels s’occupent et que les formes de violence âgistes et cogniticistes sont profondément imbriquées avec la violence cisgenriste.

Discrimination envers le·la proche aidant·e

En plus d’être témoins de discrimination à l’encontre de la personne trans ou non binaire vivant avec une démence et de prendre en charge ses répercussions, les proches aidant·es se sont également exprimé·es sur diverses formes de discrimination directe dont iels ont été victimes. Comme les proches aidant·es ayant participé à l’étude de Brotman et coll. (2007), les proches aidant·es qui ont participé à la présente étude ont déclaré avoir vécu de la discrimination par association. Par exemple, Nancy, qui s’identifie comme hétérosexuelle, a expliqué qu’elle reçoit parfois des commentaires hétérosexistes (ou homophobes) de personnes qui supposent, sur la base d’hypothèses cisnormatives niant l’identité masculine de Victor, qu’elle est lesbienne parce qu’elle est sa partenaire. Cela ne vient que des personnes qui savent que Victor est trans. Elle l’exprime ainsi : « […] il y a des gens que quand ils savent que je vis avec Victor, ils vont dire “ah, comme ça t’es lesbienne!” Je dis ben non, pas nécessairement. »

En plus de faire face à de la discrimination par association, comme mentionné précédemment, trois des quatre proches aidant·es de l’étude s’identifient comme trans ou non binaires elleux-mêmes, et certain·es ont commencé à assumer le rôle de proche aidant·e en partie en raison de leur propre identité trans ou non binaire. Cela signifie qu’iels sont également confronté·es à de la discrimination dans diverses sphères de leur propre vie. Leur rôle de proche aidant·e devient ainsi une sphère de plus où ces personnes doivent faire face à la discrimination cisgenriste. Par exemple, Lou a expliqué que les professionnel·les de la santé mégenrent systématiquement tant sa propre personne que son parent : « … iels se trompent de pronoms, tant pour moi que pour mon parent. Ouais, c’est terrible. » Certain·es participant·es ont également mentionné que leurs propres traumatismes peuvent resurgir en étant témoins de la discrimination cisgenriste subie par la personne dont iels s’occupent. Par exemple, Dan a expliqué qu’il avait réfléchi à ses propres directives avancées concernant son genre après avoir été témoin de ce que vivent les personnes dont il s’occupe : « […] Je sais que c’est un truc auquel je réfléchis personnellement, tout comme d’autres personnes que je connais, parce que nous voyons ce qui se passe… Nous ne voulons pas nous rendre là. » Dan a également réfléchi à ce qu’il pourrait ressentir dans l’éventualité où David ou Ben le mégenreraient en raison de leur perte de mémoire : « Je ne pense pas que cela affecterait ma capacité à être gentil ou à leur offrir des soins, mais je me demande si cela va déclencher un traumatisme chez moi […]. » Nous pouvons imaginer que les proches aidant·es trans ou non binaires vivent des défis plus importants que les proches aidant·es cisgenres, car iels peuvent être témoins de discriminations dirigées contre la personne trans ou non binaire ayant une démence et en subir directement. La possibilité d’être traumatisé·es à nouveau est très réelle.

Les histoires de Nancy, Lou, Jesse et Dan placent la discrimination au premier plan des discussions sur la proche aidance auprès des personnes âgées trans et non binaires vivant avec une démence. Les proches aidant·es des personnes LGBQ+ sont davantage confronté·es à de la discrimination et à des défis dans leur rôle de proche aidant·e, comme le fait de ne pas se voir accorder des droits juridiques en tant que famille choisie (Fredriksen-Goldsen, 2012; Hash et Mankowski, 2017; Shiu et coll., 2016; Stinchcombe et coll., 2017). Néanmoins, les récits des participant·es dans la présente étude introduisent de nouvelles considérations relatives aux soins dans le contexte des communautés trans et non binaires. En particulier, les oppressions imbriquées du cisgenrisme, du cogniticisme et de l’âgisme mènent à de multiples formes de violence, telles que le contrôle excessif de l’accès aux procédures chirurgicales (quelque chose qui est déjà un problème pour les personnes trans ou non binaires sans démence [MacKinnon et coll., 2020]), le non-respect des pronoms, la supposition que l’identité de genre est un symptôme d’une confusion liée à la démence et la maltraitance dans les établissements de soins communautaires et de longue durée. En plus de la charge émotionnelle, ces situations conduisent à un manque concret d’options de soins, plaçant davantage de responsabilités sur les épaules les personnes proches aidantes qui font déjà face à leur propre lot de discriminations, soit par leur relation avec une personne trans ou non binaire vivant avec une démence, soit directement puisque plusieurs sont elles-mêmes des personnes trans ou non binaires.

Discrimination limitant les options de soins

Ces expériences concrètes de violence et de discrimination cisgenristes, capacitistes et capacitistes/cogniticistes confirment malheureusement les pires craintes de nombreuses personnes trans et non binaires qui doivent dépendre des autres pour leurs soins, en particulier les soins intimes, et qui prévoient éventuellement être obligées de vivre dans un établissement de soins de longue durée (Auldridge et coll., 2012; Bishop et Westwood, 2019; Boyd, 2019; Steadman, 2019; Witten, 2017). En raison de ces violences bien réelles et de la peur de faire face à davantage de discrimination dans des environnements nouveaux et inconnus, les options de soins des personnes trans et non binaires sont considérées comme étant plus limitées, de même que le choix de proches aidant·es à qui demander de l’aide et du soutien. Si les soins de longue durée ne sont pas une option pour beaucoup, les services des soins à domicile sont également accueillis avec méfiance. Par exemple, Nancy a expliqué que l’une des personnes qui est venue à la maison pour fournir des services à Victor l’avait mégenré. Les proches aidant·es témoins de ce genre de situations peuvent avoir peur de dénoncer ces violences, car il est difficile de trouver du personnel et iels ont désespérément besoin d’aide. Le manque d’options découlant de la discrimination est décuplé par le fait que le réseau social de nombreuses personnes trans et non binaires est plus restreint parce qu’elles ont vécu des ruptures relationnelles causées par le cisgenrisme. De plus, beaucoup d’entre elles ne peuvent pas payer pour embaucher de l’aide, car elles ont passé leur vie à vivre sous le seuil de la pauvreté (Adams et Vincent, 2019; Grant et coll., 2011; Irving et coll., 2017; James et coll., 2016; Trans Pulse Canada Team, 2020). Dans les deux passages suivants, Jesse a exposé les raisons pour lesquelles iel n’est pas en mesure d’envisager que David puisse aller vivre en établissement de soins ainsi que la difficulté de trouver des personnes pour l’aider à domicile :


À ma connaissance, ça n’existe pas un endroit qui offre spécifiquement du soutien aux personnes queers et trans. Donc, ce n’est même pas, c’est quelque chose dont nous avons parlé, mais ce n’est pas quelque chose que nous avons vraiment considéré pour ces raisons. Vous savez, nous voulons faire tout ce que nous pouvons nous-mêmes, parce que… on se fait confiance et on sait qu’on peut lui donner les soins dont il a besoin….

Si quelqu’un vient, surtout à la maison vu qu’il y a plusieurs personnes vulnérables, car il n’y a pas que lui qui est trans dans ce foyer…, et c’est une personne qui n’a pas, vraiment, euh, de compassion ou qui n’a pas de connaissances… Ça ne va pas juste l’affecter lui… Et il est aussi très vulnérable face à son corps. Donc, il ne veut pas nécessairement que des personnes inconnues le touchent, surtout s’il ne va pas se rappeler qui est cette personne.

Dan a exprimé des préoccupations similaires concernant la possibilité que Ben doive aller vivre dans un établissement de soins de longue durée :


Iels ont dit qu’il irait probablement mieux dans un établissement de longue durée, mais Ben et son·sa partenaire ne veulent pas le faire parce que les médecins ici… il n’y a aucun moyen qu’il soit respecté en tant que personne trans… dans ce genre d’établissement.

Les établissements de soins de longue durée n’étant pas considérés comme une option viable pour la plupart des personnes trans et non binaires en raison de la discrimination, combinée à la difficulté à trouver des personnes de confiance pour aider à domicile, font peser la responsabilité sur les épaules d’une poignée de proches aidant·es, dont beaucoup doivent assumer les responsabilités seul·e. Par exemple, même si Nancy a accès à quelques heures d’aide par semaine, elle s’occupe de la grande majorité des soins elle-même et n’a personne sur qui compter pour la soutenir, car elle et Victor sont assez isolé·es socialement. En essayant de minimiser l’importance de cet isolement, elle a déclaré : « Faque c’est mieux, c’est pas grave, t’sais ce que je veux dire, on est rien que tous les deux, ça fait rien. » Le plus important pour Nancy est d’éviter que Victor retourne dans un établissement de soins de longue durée : « Mais c’est sûr que moi, au moment où on se parle, j’vais toute faire pour éviter d’avoir à le replacer. […] Si je le replace, bien, ça sera parce que j’ai vraiment pas le choix. » Nancy fait presque tout elle-même, malgré la fatigue et les répercussions potentielles sur son propre bien-être.

Recommandations et conclusion

En plus de leurs témoignages, les participant·es ont, à notre demande, partagé avec nous leurs recommandations de solutions pour offrir de meilleurs soins aux personnes trans et non binaires vivant avec une démence et à leurs proches aidant·es. Voici un résumé des réponses des proches aidant·es :

Ces recommandations font écho à certains des messages déjà formulés concernant le besoin d’éducation, de sensibilisation, de ressources et de pratiques adaptées pour les personnes âgées trans et non binaires vivant avec une démence (Harper, 2019; Hunter, Bishop et Westwood, 2016; Latham et Barrett, 2015). Pourtant, les participant·es dans notre étude ont clairement indiqué que les messages ne sont pas entendus au sein du système de santé et de services sociaux et que les personnes trans et non binaires vivant avec une démence et leurs proches aidant·es ont besoin de beaucoup plus d’aide et de soutien, car iels combattent de nombreuses formes de discrimination, et ce, sur plusieurs fronts. Il ressort également de nos expériences de recrutement que les professionnel·les dans les organisations offrant des services de soutien ou de soins spécifiques à la démence ont besoin de beaucoup plus de formation et de sensibilisation pour même commencer à prendre conscience que des personnes trans et non binaires font partie de leur clientèle.

En somme, les récits des participant·es contribuent aux connaissances existantes sur les réalités des proches aidant·es en offrant un portrait complexe de l’expérience vécue de la proche aidance auprès d’une personne trans ou non binaire ayant une démence. Les aspects uniques de leurs réalités remettent en question de nombreuses notions normatives associées aux soins informels, telles que les parcours de proche aidance, la nature des dyades et des réseaux de soins ainsi que le type de tâches que les proches aidant·es accomplissent. Plus important encore et de manière plus urgente, ces résultats offrent un argumentaire convaincant pour situer les oppressions imbriquées du cisgenrisme, du cogniticisme et de l’âgisme au centre des recherches futures sur la proche aidance, sur les soins aux personnes vivant avec une démence et sur le vieillissement des personnes trans et non binaires. Les expériences vécues des proches aidant·es dans cette étude révèlent que l’oppression est omniprésente dans leur rôle de proche aidant·e, alors qu’iels luttent contre les oppressions qu’iels vivent directement et celles subies par la personne dont iels s’occupent. Il est important de garder à l’esprit que de nombreuses personnes trans et non binaires, en particulier les personnes âgées, vivent de l’isolement social et relationnel (Adan et coll., 2021; James et coll., 2016; Trans Pulse Canada Team, 2020) et pourraient ne pas avoir de proches aidant·es de confiance sur qui compter. De nombreuses personnes trans et non binaires n’ont pas quelqu’un qui pourrait les aider à défendre leurs intérêts ou le faire à leur place, comme le font les proches aidant·es de cette étude, pour atténuer les effets de la discrimination. Par exemple, une des personnes participantes trans que nous avons interviewées (dont l’histoire sera détaillée dans notre article à paraître) n’avait personne sur qui compter pour la soutenir et lui prodiguer des soins. Cette situation pouvait facilement la rendre vulnérable au regard de formes de violence cisgenristes, cogniticistes et âgistes. C’est une raison de plus d’écouter les voix des personnes trans et non binaires vivant avec une démence et de leurs proches aidant·es et de commencer à intégrer leurs réalités dans les conversations sur les soins et la proche aidance.

Remerciements

Nous remercions les participant·es à ce projet de recherche qui ont généreusement donné de leur temps et partagé leurs histoires. Nous sommes extrêmement reconnaissant·es envers Tommly Planchat et Elgin Pecjak pour leur travail dévoué dans le recrutement pancanadien pour ce projet. Nous remercions également Maude Lévesque et Marie-Claire Gauthier, qui ont contribué en tant qu’assistantes de recherche à plusieurs aspects du projet ainsi que Ré Poulin Ladouceur pour l’excellente transcription. Nous remercions enfin Marie-Ève Veilleux pour son excellent travail de traduction et Maria Fernanda Arentsen pour son précieux soutien dans le processus de publication de cette traduction.

Information sur le financement

Ce travail a été soutenu par le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada dans le cadre de la subvention Savoir 435-2019-0011.

Endnotes

  1. Tous les noms et informations permettant l’identification des personnes participantes ont été modifiés pour protéger leur vie privée et leur confidentialité. Ce projet a été mené avec des participant·es anglophones et francophones. Afin de protéger davantage l’identité des personnes participantes, la langue dans laquelle les entrevues se sont déroulées n’est pas divulguée. Dans cet article, toutes les citations initialement en anglais ont été traduites en français. Nous reconnaissons que la langue peut être un obstacle important à l’obtention de services. Elle est donc un axe d’analyse majeur (Baril, 2016; 2017). Nous avons choisi de ne pas aborder les inégalités linguistiques dans cet article afin de privilégier la protection des participant·es de ce petit échantillon.
  2. Nous avons opté pour une définition large de la notion de « transition » qui englobe la transition hormonale, chirurgicale, juridique, sociale ou linguistique. Par conséquent, une personne en transition peut être passée par toutes ces phases de la transition ou en avoir traversé certaines ou une seule, comme le changement de ses habitudes linguistiques et de ses interactions en adoptant de nouveaux pronoms (par exemple « iel ») au lieu de ceux qui lui ont été attribués à la naissance.
  3. Nous travaillons actuellement sur un autre article qui portera sur les expériences des personnes âgées trans et non binaires vivant avec une démence. Au moment de la traduction du présent article, cet autre article est sur le point d’être publié. Pour plus d’information, voir : Baril, A. and M. Silverman (2024). “We’re still alive, much to everyone’s surprise”: The experience of trans older adults living with dementia in an ageist, cisgenderist, and cogniticist society. Journal of Aging Studies.
  4. Une personne cisgenre est une personne qui s’identifie au sexe et au genre qui lui ont été assignés à la naissance. En d’autres termes, une personne cisgenre (ou cis) n’est pas une personne trans ou non binaire.
  5. La notion de cisgenrisme, souvent considérée comme synonyme de transphobie, a été brièvement utilisée par Julia Serano (2007) dans son ouvrage classique Whipping Girl. Cependant, le terme a d’abord été théorisé et détaillé par Gavriel Y. Ansara (2015). Ansara (2015, p. 15) explique que « [c]ontrairement à la “transphobie”, qui met l’accent sur l’hostilité et les attitudes négatives individuelles, le cisgenrisme comme cadre théorique intègre également des pratiques non intentionnelles et bien intentionnées. Le cisgenrisme fonctionne souvent de manière systémique et structurelle. Ainsi, même lorsque les personnes rejettent certains aspects de l’idéologie cisgenriste, elles peuvent vivre et travailler dans des contextes structurels plus larges qui perpétuent et fabriquent le cisgenrisme. » En d’autres termes, le cisgenrisme est le système d’oppression contre les personnes trans et non binaires.
  6. La cisnormativité, comme l’a établi Alexandre Baril à la fin des années 2000 dans ses travaux sur cette notion, représente la composante normative du cisgenrisme. Pour en savoir plus sur l’histoire de la notion de cisnormativité, voir Silverman et Baril (2021). La cisnormativité positionne les personnes et les identités cisgenres comme la norme et marginalise les personnes trans et non binaires dont les identités et les expressions de sexe et de genre transgressent celles qui leur ont été attribuées à la naissance.
  7. En s’inspirant de King (2016) qui a inventé le terme « cognonormativité », nous avons inventé le terme « cogniticisme » pour désigner une forme spécifique de capacitisme qui représente « un système d’oppression discriminant les personnes ayant des handicaps cognitifs/mentaux […] à de multiples niveaux, notamment politique, social, médical, juridique, économique et normatif » (Baril et Silverman, 2019, p. 128).
  8. Pour en savoir plus sur les fondements théoriques de nos travaux, veuillez consulter nos articles précédents portant sur les personnes âgées trans vivant avec une démence (Baril et Silverman, 2019; Baril et coll., 2020; Silverman et Baril, 2021).
  9. Les termes utilisés dans le tableau reflètent les mots choisis par les participant·es pour décrire la façon dont iels s’identifient.
  10. Bien que David ne soit pas un adulte âgé, nous avons accepté Jesse (proche aidant·e de David) dans l’étude, car, malgré son âge, David a un diagnostic de démence. Bon nombre des réalités auxquelles Jesse et David sont confronté·es sont similaires à celles auxquelles sont confrontées les personnes âgées trans vivant avec une démence et leurs proches aidant·es.
  11. Pour faciliter la lecture, nous avons supprimé certains petits « tics » de langage dans les citations des participant·es, tels que plusieurs « hum », etc.
  12. David et la partenaire de Jesse se considèrent comme frère et sœur de famille choisie. Jesse considère également David comme un membre de sa famille choisie.
  13. Nous remercions le ou la premier·e relecteur·trice anonyme de cet article d’avoir soulevé cet argument important.

Références