Vagues de capacitisme : Arrangements affectifs au temps de la COVID-19

Waves of Ableism: Affective Arrangements in the Time of COVID-19

Thomas Abrams, Département de sociologie, Université Queen’s
https://orcid.org/0000-0002-3908-4446

thomas [dot] abrams [at] queensu [dot] ca

Michael Orsini, Études féministes et de genre et études politiques, Université d’Ottawa
https://orcid.org/0000-0003-4880-1707

morsini [dot] abrams [at] uottawa [dot] ca

Résumé

S’appuyant sur des études critiques sur le handicap et la théorie de l’affect, cet article se concentre sur les arrangements affectifs qui ont régi la pandémie de COVID-19 et envisage de nouvelles articulations qui pourraient en émerger dans lesquelles le handicap et le capacitisme structurent les réponses de l’état. Alors que les deux dernières années et même plus ont démontré de manière incontournable à quel point la COVID-19 a créé un espace débordant d’énergies affectives, elles nous ont également montré que les situations d’urgence sanitaire peuvent être l’occasion de rejouer des sentiments à propos d’autrui qui se situent à l’extérieur de la conception normative de la bonne et de la mauvaise santé. En développant une théorie de l’affect institutionnalisé qui aborde le capacitisme dans un contexte néolibéral, nous cherchons à contribuer aux études affectives sur le handicap qui peuvent générer de nouvelles significations du temps de pandémie, permettant de « rendre crip » les notions de normalité et de pathologie. Alors que la pression du retour à la « normale » ainsi que le besoin de s’éloigner rapidement des confinements et des obligations de porter le masque, et de remplacer les mauvais souvenirs par de bons souvenirs, des craintes légitimes existent que les vagues d’optimisme et de diligence qui ont caractérisé le début de la pandémie en soutien aux personnes rendues vulnérables par la COVID-19, diminue à mesure que les citoyennes et citoyens remettront de l’avant le bienêtre associé à la période pré-COVID-19 (Tremain 2020). Pour de nombreuses personnes handicapées, cette normalité oscillait entre l’hypervisibilité en tant qu’autre et l’invisibilité, comme si les préoccupations des personnes handicapées n’avaient jamais compté.

Abstract

Drawing on critical disability studies and affect theory, this paper centers the affective arrangements that have governed the COVID-19 pandemic, and looks ahead to new articulations that might emerge in which disability and ableism structure state responses. While the last two plus years have demonstrated in powerful ways how COVID-19 is a space brimming with affective energies, they have also shown us that health emergencies can be the occasion to replay feelings about others who rest outside of the normative boundaries of healthy/unhealthy. Developing a theory of institutionalized affect that attends to ableism in a neoliberal context, we seek to contribute to an affective disability studies that can generate new meanings of pandemic time that can crip notions of normal or pathological. With the pressure to return to “normal”, to fast-forward away from lockdowns and mask mandates, and to replace bad feeling with good feelings, there are legitimate fears that the waves of optimism and care that characterized the start of the pandemic, sentiments of support for people made vulnerable by COVID-19 will recede as citizens return to the feel-good narrative of pre-COVID time (Tremain 2020). For many disabled people, that normal toggled between hypervisibility as Other and invisibility, as if the concerns of disabled people never mattered in the first place.


J’ai vécu toute ma vie comme si je faisais partie de la société et en pensant que je devais adapter mes décisions et mes actions en conséquence. Depuis la COVID-19, je me sens plus que jamais abandonnée par la société. Je me demande si je suis en marge de la société ou bien si cette société n’est en réalité qu’une série de marges.


Le sentiment d’être mise de côté par mes semblables n’est pas nouveau pour moi. L’analyse cout/bénéfice centrale au capitalisme fait de moi un mauvais investissement. J’ai l’impression que c’est un peu ce que vous êtes toutes et tous sur le point de vivre.
(Gabrielle Peters2022[1])

Introduction

L’affect n’est pas qu’un simple élément du paysage institutionnel auquel sont confrontées les personnes handicapées depuis la COVID-19. Nous proposons plutôt de parler d’arrangements affectifs en abordant les émotions de terreur, d’ennui, de colère et d’acceptation résignée comme des vagues d’affect. Chacun de ces affects n’est pas qu’une émotion individuelle ou un univers d’émotions existant en dehors d’un contexte précis. Ce sont les deux. Ils sont autant institutionnalisés dans les gratte-ciels de ce monde que déployés au sein de subjectivités de désir. Leur existence n’est pas isolée non plus. Ces vagues peuvent parfois « submerger » des paysages émotionnels, eux-mêmes changeants. Dans d’autres contextes, elles peuvent aussi sembler prévisibles, voire cycliques, de telle sorte que les citoyen·nes et tout être doté d’une conscience peuvent en devenir indifférent·es.

Cet article commence en dressant un portrait de la COVID-19 comme espace affectif. D’abord, nous examinons les articles académiques qui ont mis en relation les études critiques sur le handicap et la théorie de l’affect. Cette constellation de travaux nous semble révéler trois composantes principales : la théorisation individuelle et institutionnelle de l’affect, la théorisation du handicap ainsi que la théorisation en contexte néolibéral. Ce cadre nous aidera à développer une théorie de l’affect institutionnalisé, du handicap et de notre environnement néolibéral. Ensuite, nous abordons trois arrangements affectifs qui se chevauchent parfois en contexte de pandémie de COVID-19. Nous concluons en analysant les possibilités qu’offre la théorie de l’affect aux études sur le handicap afin d’approfondir notre compréhension des périodes de pandémie et de leurs suites à travers ces environnements affectifs.

La pandémie de COVID-19 a révélé qu’il est possible de « rendre crip[2] » (cripping) les temporalités. Cependant, ce n’est pas clair si les personnes crip sont elles-mêmes incluses dans ces temporalités crip. La pression du retour rapide à la « normale » pour laisser derrière nous les confinements et l’obligation du port du masque nourrit une crainte légitime de recul des vagues d’émotions de solidarité manifestées par le public dès le début de la pandémie pour soutenir les personnes « vulnérabilisée » (Tremain, 2020; Orsini, 2021) par la COVID-19 à mesure que les citoyen·nes voudront retourner à leur « normalité » pré-COVID-19. Pour de nombreuses personnes handicapées, cette normalité se traduisait soit par l’hypervisibilité d’appartenir à la catégorie « autre » soit par l’invisibilité associée au sentiment que leurs préoccupations ne comptent tout simplement pas.

En abordant la pandémie de COVID-19 d’un point de vue affectif, nous espérons opérer trois changements. D’abord, nous proposons un changement théorique qui dirigerait un discours axé sur l’affect vers des théories de l’affect. Les personnes handicapées continuent d’être mortellement secouées par la pandémie de COVID-19 et ses conséquences. Toutefois, il est important de noter que ces bouleversements peuvent se produire même lorsque le lien avec l’identité de personne handicapée ou l’expérience du handicap n’est pas explicite. Une personne ayant une condition médicale préexistante peut faire face à des environnements handicapants tout en rejetant subjectivement de l’associer avec le handicap. Nous espérons que notre analyse pourra s’étendre du texte aux émotions. Ensuite, nous visons à mettre en lumière le virage substantiel de la terreur existentielle à l’indifférence néolibérale au sein des réponses institutionnelles à la COVID-19 au Canada et à l’étranger. Enfin, en lien avec le second objectif, nous cherchons à opérer un changement thématique afin de détourner l’accent sur les subjectivités individuelles en faveur des arrangements institutionnels qui les façonnent et peuvent, à terme, les défaire. Nous voyons les institutions comme des éléments permanents et immuables de notre société. Pourtant, des actions collectives concertées peuvent les défaire, ce qui les rend dignes d’un examen plus approfondi.

La COVID-19 et les études sur le handicap

En examinant la littérature sur la COVID-19 publiée dans le champ des études sur le handicap dans la présente revue et ailleurs, nous constatons que la pandémie a mobilisé de nombreux affects dominants et que nous éprouvons nous-mêmes, en tant qu’universitaires, des émotions au sujet de ces affects qui forment le paysage émotionnel associé à la pandémie de COVID-19.

Abrams et Abbott (2020) ont retracé les cadres discursifs utilisés pour décrire le handicap au début de la pandémie. Le discours dominant axé sur les « conditions préexistantes » a renforcé la notion oppressive de perte bioéconomique, qui veut que la vie avec un handicap en soi occasionne davantage la mort, à différence des autres formes d’être au monde qui seraient moins à risque. Ainsi posée, l’existence même d’une personne handicapée se voit reléguée à la catégorie de « décès justifié ». Ce discours passe complètement sous silence les conditions matérielles qui augmentent le risque d’attraper la COVID-19 pour les personnes handicapées et d’autres communautés marginalisées. Des éléments comme la ventilation, la disponibilité d’équipements de protection et la pauvreté disparaissent complètement lorsque le discours est axé sur ces conditions préexistantes meurtrières. Comme notre article a été publié au début de la pandémie, il a été rédigé avant que nous ayons une bonne compréhension des modes de transmission du virus et que des vaccins aient été développés. Nous proposons ici de mettre de côté la lecture discursive de la gouvernementalité de la COVID-19 au profit d’une lecture affective. L’objectif n’est pas de nier l’existence, encore à ce jour, d’un discours axé sur la mortalité, mais plutôt de comprendre son influence affective, les raisons derrière son emploi et les façons de le remettre en question en mobilisant la théorie de l’affect au sein des études sur le handicap.

L’ouvrage de Mackenzie «Social Movement Organization and the Political of Emotion from HIV to COVID‐19» (2022) explore trois mouvements sociaux distincts qui se sont formés au début de la pandémie de COVID-19. Inspirés par le militantisme contre le VIH/SIDA, les groupes Marked by COVID, Body Politic et ACT UP ont tous opté pour l’« archivage d’émotions » comme forme « incarnée d’activisme social » (2022:2). Autrement dit, ils souhaitent faire avancer leurs objectifs comme mouvement social en santé en générant et en contestant les pratiques culturelles publiques entourant les traumatismes, comme « les commémorations, les récits des survivantes et survivants de la COVID-19 et les actions directes » (2022, p. 2). C’est ici que nous notons un lien avec les mouvements contre le VIH/SIDA. « La pandémie du SIDA a donné naissance à de nouvelles formes de deuil et d’activisme. Je soutiens que la pandémie de COVID-19 a apporté à son tour de nouvelles formes de deuil et d’activisme. » (2022, p. 8) Mackenzie prévoit qu’en s’attaquant aux oppressions croisées auxquelles sont confrontés les groupes marginalisés, ces mouvements sociaux se fusionneront en un « mouvement de santé intégré » (2022, p. 9) capable de contester d’autres formes d’injustice économique et raciale.

Tout en nous en inspirant, nous nous permettons deux écarts majeurs avec l’œuvre importante de Mackenzie. D’abord, Mackenzie se concentre sur les émotions. Dans cet article, nous souhaitons plutôt souligner l’importance des affects. Certes, les émotions sont des affects, mais elles n’englobent pas l’ensemble des relations et des intensités corporelles rendues possibles lorsque nous parlons des affects. Notre portée est légèrement plus large. Ensuite, Mackenzie se concentre sur l’activisme affectif, ce qui lui permet de la concevoir comme source de justice sociale. Dans notre argumentation, nous suggérons que ce n’est pas l’ensemble du travail affectif qui contribue à servir la justice. Au contraire, certains affects exprimés pendant la pandémie de COVID-19 avaient des tendances capacitistes normalisant des corps et esprits au détriment d’autres.

L’article de Valentina Capurri intitulé « Droit aux accommodements pour les Canadiens et Canadiennes handicapées » (2022), publié dans la présente revue, explore les mesures sanitaires en réponse à la COVID-19 à l’aide des notions « d’état d’exception » d’Agamben et de « biopolitique » de Foucault. Dans son article, elle analyse l’obligation de porter le masque et sa contribution à la marginalisation des Canadiens et Canadiennes handicapées. Pour ce faire, elle s’est intéressée au cas de la ville de Toronto, en Ontario. Capurri place l’état d’urgence face à la COVID-19 à même la longue histoire d’exclusion des personnes handicapées au Canada. Cette marginalisation, affirme-t-elle, se produit en dépit de l’existence de lois internationales, canadiennes et provinciales garantissant les droits de la personne, et même au sein de ces lois. Les Canadiens et Canadiennes handicapées sont soumises à une exclusion des politiques publiques, affirme Capurri, en plus de devoir subir un examen public des aspects médicaux de leur vie à titre de citoyens et citoyennes handicapées. Cette affirmation va dans le même sens que les travaux de Dorfman (2019, 2021) sur l’arnaque du « handicap », créant une discrimination à deux niveaux. Ainsi, les Canadiens et Canadiennes handicapées peuvent « être exclues essentiellement » des politiques sur le handicap et en même temps forcées de s’extraire de la vie quotidienne parce qu’ils et elles ne correspondent pas au narratif capacitiste voulant que « nous soyons tous et toutes dans le même bateau ». Certaines vies sont plus faciles à accepter que d’autres. Capurri conclut avec un appel à accommoder et à inclure « sans exception » les personnes handicapées (2022, p. 47).

L’article de Ticktin intitulé « Building a Feminist Commons in the Time of COVID-19 » nous semble contraster avec la prudence poststructuraliste de Capurri concernant l’obligation de porter le masque (2021). Nous avons lu les deux articles côte à côte, car celui de Capurri n’aborde pas les enjeux liés à la race ou à la classe sociale alors que celui de Ticktin n’aborde pas ceux liés au handicap. Ticktin a vu dans la pandémie de COVID-19 un espace favorisant la naissance d’un « bien commun féministe » pour faire avancer un programme politique intersectionnel. Le porte du masque et l’anonymat qu’il permet lors des manifestations en soutien au mouvement Black Lives Matter évoquent des possibilités d’affirmation face à une pandémie démoralisante. Les personnes handicapées le savent bien : la COVID-19 nous a forcés à inventer de nouvelles formes de relations affectives. Le port du masque n’est que l’un des trois éléments explorés par Ticktin dans le cadre du symposium. L’analyse de Ticktin place les masques aux côtés des « frigos amicaux », qui offrent de l’entraide alimentaire, et des « bulles choisies », ces groupes de confiance qui ont pris forme en réponse aux ordonnances sanitaires (2021 p. 43).

Nous abordons ces deux textes ensemble pour mettre en évidence les possibilités affectives offertes par la pandémie de COVID-19. Cependant, ces « possibilités » ne sont pas intrinsèquement démocratiques, inclusives ou émancipatrices. Elles ne sont peut-être pas émancipatrices, mais elles sont néanmoins affectives. Les articles examinés jusqu’à présent nous permettent de constater sans aucun doute que les personnes handicapées sont confrontées à des enjeux pressants, que des politiques de santé prudentes et inclusives doivent être adoptées et qu’une place doit être accordée à l’activisme, ce qui nous indique le besoin de créer un programme d’études émancipatrices sur le handicap afin d’offrir une voie axée sur l’importance de la vie pour traverser la pandémie de COVID-19. Même si de nombreux universitaires en études critiques sur le handicap ont une aversion générale pour les récits d’inspiration, nous pensons, à la suggestion de Chrisman, qu’il pourrait être possible de discuter de la charge affective déclenchée par l’inspiration. « Le facteur récursif de l’inspiration, en tant qu’émotion, est intéressant. Lorsqu’une personne se sent inspirée, l’émotion n’est pas ressentie en vase clos. La personne se trouve inspirée à ressentir ou à faire quelque chose d’autre, comme ressentir de la pitié, de la peur, de la sympathie, à être sentimentale ou toute autre émotion infantilisante ou réifiante. À l’inverse, la personne peut aussi ressentir des émotions qui la poussent à se mobiliser, comme la validation, l’honneur, la célébration et la connexion » (Chrisman, 2011, p. 183). Cette idée rejoint également la notion de Sedgwick selon laquelle les affects sont des radicaux libres qui portent en eux la possibilité de transformer des affects « négatifs » comme la honte.

Goodley et ses collègues (2022) ont utilisé une approche affective similaire à celle que nous présentons plus bas pour explorer l’expérience affective de la première vague de COVID-19 au Royaume-Uni (voir aussi Goodley, Liddiard et Runswick-Cole, 2018). En combinant les perspectives des études sur le handicap et de la sociologie médicale de la pandémie de COVID-19, l’équipe a analysé 22 témoignages recueillis dans le cadre d’un projet en cours intitulé iHuman. Habituellement, nos analyses se limitent aux pays membres du Commonwealth, mais, ensemble, cette équipe de recherche nous permet d’en étendre la portée à l’échelle mondiale, quoique principalement occidentale. En analysant le contenu, l’équipe a mis en relief trois thèmes affectifs qui ont émergé pendant les premières phases de la pandémie, soit la fragilité, l’anxiété et l’affirmation. Notre analyse reposera également sur ces thèmes. Néanmoins, nous constatons deux divergences majeures entre l’approche que nous adoptons dans le présent article et les approches utilisées dans d’autres travaux publiés. D’abord, nous souhaitons examiner l’évolution de l’affect tout au long de la pandémie, c’est-à-dire au-delà de ses premiers stades. Ensuite, même si nous reconnaissons l’importance d’étudier les affects à travers leurs répercussions « à la première personne », nous insistons davantage sur leur nature institutionnelle.

Nous souhaitons illustrer l’évolution du paysage affectif, les changements qui s’y sont opérés et ce que nous pouvons faire face à cette situation. Peut-être pouvons-nous trouver des passages menant à une justice pour toutes les personnes handicapées profondément enracinées à même la mobilisation intersectionnelle (voir Sins Invalid, 2016). Concevoir l’affect institutionnalisé de manière intersectionnelle équivaut à reconnaitre que les personnes multimarginalisées sont souvent la cible des émotions des autres et rarement considérées comme des protagonistes légitimes et dotées d’émotion. La capacité de ressentir des émotions est en effet un marqueur de citoyenneté, d’appartenance à une communauté politique. Il est important de noter que ce que nous affirmons n’est pas que les personnes handicapées sont nécessairement présentées comme des protagonistes insensibles, même si une grande partie du discours dominant sur l’autisme, par exemple, présente cette condition comme un trouble affectif. Nous avançons plutôt que les personnes handicapées sont présumées mettre en jeu des positions affectives souvent définies à partir d’un référent non handicapé.

Théorie des affects

Les travaux sur les affects dans le domaine des études sur le handicap affirment principalement, et à juste titre que l’affect ne se limite pas aux émotions. Dans Politics of Affect (2015), Massumi renvoie à la définition de Spinoza dans son essai Éthique. Selon le philosophe, l’affect est la capacité d’un corps d’être affecté par un autre corps. Ainsi, les émotions sont, elles aussi, des affects. La beauté de la formulation de Spinoza repose dans le fait qu’elle nous permet de réfléchir aux relations institutionnelles au sein desquelles les corps sont affectés que ce soit par un régime politique (comme dans son essai Traité politique) que par les sentiments associés à une perte. Nous souhaitons explorer dans cet article la manière dont les affects collectifs sont générés et distribués au travers de vagues successives d’émotions, leurs manifestations institutionnelles ainsi que la vie et la perte que vivent les corps et esprits handicapés. Ce faisant, nous ne souhaitons pas trop discréditer ou substituer les travaux sur les affects en études sur le handicap. Nous nous en inspirerons largement dans notre analyse, mais notre objectif est d’élargir le registre des études sur l’affect en études sur le handicap afin d’y inclure ce que Goffman appelle « les bâtiments solides du monde » (1961:320), à l’intérieur desquels nous façonnons l’individualité, qu’elle suive la tendance ou qu’elle soit à contrecourant.

La dette de Massumi envers Spinoza est appuyée par le texte de Hasana Sharp intitulé Spinoza and the Politics of Renaturalization (2011). Cet article recadre l’héritage politique de Spinoza comme une théorie féministe reliant les individus et les institutions par l’entremise de l’agencement des corps et de « l’écosystème des idées » (2011, p. 56). La reformulation féministe de Sharp du projet de Spinoza apporte deux autres contributions aux connaissances. La première est une théorie de l’individuation, selon laquelle notre unicité s’accroit grâce à nos intersections (individuelles ou institutionnelles) et non malgré elles. Deuxièmement, Sharp fournit une réponse réparatrice au sexisme de Spinoza dans le Traité politique. Lue à la lettre, l’ensemble de l’œuvre de Spinoza n’est guère favorable aux groupes marginalisés, notamment les femmes dans le Traité politique et les personnes handicapées dans son discours sur les « idées mutilées » dans l’Éthique. Spinoza a sans doute publié d’autres textes qui proposent une réflexion défavorable au handicap, mais Sharp nous montre qu’il est possible d’en faire une lecture positive.

Comme dernière théorie de l’affect, nous examinons les travaux de Ben Anderson (2009) au sujet des atmosphères affectives. Il se questionne : « Comment une atmosphère “enveloppe” -t-elle et “imprègne” -t-elle la vie? En d’autres termes, comment pouvons-nous prendre soin des affects collectifs “au sein desquels nous vivons”? » (2009, p. 77) Anderson nous suggère de porter attention à l’ambigüité de cette « atmosphère » pour nous éloigner de la vision dualiste où les émotions sont subjectives et ressenties à l’intérieur de la personne tandis que les affects sont objectifs et extérieurs à chacun. Dans ce qui suit, nous proposons qu’une telle atmosphère se soit installée lors des différentes vagues de la pandémie de COVID-19. Cependant, les vagues ne se sont pas succédées ; elles continuent plutôt de perturber la vie des personnes handicapées pendant cette pandémie qui n’est pas encore terminée. La terreur, le chagrin, l’espoir, la tristesse et la résignation continuent de tapisser la vie institutionnelle des personnes handicapées du monde entier. L’objectif de notre article est de faire un tracé préliminaire de ces émotions.

À travers leurs travaux, Massumi, de Sharp et d’Anderson nous présentent une théorie de l’affect tant institutionnelle qu’individuelle. La place du handicap et des espaces néolibéraux qui le créent à même cette théorie n’a été qu’effleurée. Ces deux éléments sont abordés successivement dans la section qui suit.

Le livre Feminist, Queer, Crip d’Alison Kafer (2013) situe le handicap dans son déroulement dans le temps et sur plusieurs registres. Elle utilise la théorie de l’affect tout en s’écartant « poliment » du modèle social. Bien qu’elle reconnaisse le besoin de développer une identité handicapée positive, Kafer ne souhaite pas devenir davantage handicapée. Elle souhaite plutôt un avenir où le handicap a sa place. En cartographiant le handicap, son livre nous donne les outils pour « explorer le handicap dans le temps » (2013, p. 46). Kafer aborde la futurité du handicap sur le plan culturel en se tournant vers la science-fiction utopique, la théorie du cyborg de Haraway et la présomption de capacité des discours écoféministes (pour ne citer que ces trois exemples). Chacun de ces exemples revendique l’existence du handicap, aujourd’hui et demain. Le futur accessible rassemble le large spectre des futurs associés aux corps crip et queer au lieu de les reléguer à un espace qui existe « en dehors du temps ».

Dans un important essai, Samuels (2017, s. p.) décrit les temporalités crip comme ayant une sémantique variée. Bien que ces temporalités s’incarnent en une vision du temps flexible adaptée aux corps et esprits non normatifs pour les personnes handicapées, elles évoquent également une gamme d’émotions.

Les temporalités crip sont les temporalités du deuil. Ce sont les temporalités de la perte et de tout ce qui l’accompagne… Avec chaque nouvelle limitation, je dois faire le deuil du temps qui s’est envolé, du futur qui ne se réalisera pas. Cela ne veut pas dire que je veux guérir, pas exactement. Je souhaite être moi et ne pas être moi, en même temps; cette envie paradoxale que chaque personne qui vit avec de la douleur chronique ressent, je pense, à un moment ou à un autre. Je souhaite que le temps bifurque sur deux trajectoires qui me permettent de passer de l’une à l’autre comme bon me semble.

Samuels note que les spécialistes du handicap comme Kafer et Price mobilisent la notion des temporalités crip pour « savourer sa flexibilité non linéaire, explorer sa puissance et ses possibilités ». Et si nous nous inspirions de Heather Love, suggère-t-elle, et considérions les temporalités crip comme des « émotions à reculons »? « Pour nous permettre de nous accrocher à la célébration de cette nouvelle façon d’être, tout en nous laissant ressentir la douleur associée aux temporalités crip, leur mélancolie, leur déchirure? (2017, s. p.)

Puar (2017) invoque le concept de « faiblesse » pour remettre en question le binôme capacité/handicap associé au capitalisme néolibéral. Dans des travaux antérieurs, elle explore les tensions entre les catégories d’identité fixes utilisées par la théorie féministe intersectionnelle et les forces moléculaires mises à l’œuvre dans la théorie de l’assemblage et du cyborg. Le droit est un organe de capture qui déploie et gère des catégories fixes, alors que l’éthique deleuzo-guatarienne repose sur tout le contraire. De même, ses travaux ultérieurs postulent que si le handicap est le produit des relations entre la nature et la société dans un contexte de capitalisme néolibéral, la catégorie « handicap » fait la distinction inutile entre les personnes qui sont épuisées par le capitalisme et les personnes qui ne le sont pas. Personne n’y échappe. L’action collective tout comme l’usure collective opèrent au niveau de la faiblesse. Notre objectif n’est pas de remplacer la catégorie « handicap », mais de montrer qu’il est difficile, pour les personnes œuvrant au sein du champ des études sur le handicap à l’étranger comme au Canada, d’adhérer à l’argument de Puar. Comme tout autre affect, ce malaise représente un riche espace de réflexion.

L’article « Living on, not Getting Better » de Shildrick (2015) s’appuie sur les réflexions de Puar pour mettre en contact la « mort lente » de Berlant avec cette focalisation sur la faiblesse pour réfléchir au handicap et à l’invalidité. La mort lente n’est pas exclusive au handicap. Elle est commune à l’ensemble des corps broyés par le néolibéralisme. C’est au moyen de ce cadre que nous explorons l’acceptation résignée dans le présent article.

Au sujet des tensions entre handicap et faiblesse, l’article « Gradations of Debility and Capacity » de Kelly Fritsch, publié dans cette revue, explore « ce que cela signifie, pour le handicap, d’être empêtré dans des processus de faiblesse et de capacité » (2015, p. 14). Fritsch se demande comment le handicap émerge au sein des formes sociales néolibérales, des sciences et de la gestion de la vie, ainsi que du calcul du risque qui régit notre économie politique contemporaine. En ce qui concerne la capacitation, c’est-à-dire ce que les corps peuvent faire, Fritsch suggère que le handicap ne peut être réduit à une oppression sociale ou à un diagnostic individuel. Aucune de ces deux catégories ne parvient à rendre compte de la production de l’invalidité dans une économie politique libérale avancée.

Les corps handicapés qui sont rentables, qui peuvent être la cible de campagnes de marketing ou qui peuvent être améliorés ou intégrés au marché du travail sont des corps faibles que le néolibéralisme juge dignes. L’inclusion de ces corps handicapés, mais « capables » est possible parce qu’on peut les rendre productifs au sens du néolibéralisme, puis les récompenser et les brandir comme preuve que la société est inclusive (2015, p. 29).

Les travaux de Fritsch redonnent au concept de faiblesse de Puar son orientation militante propre aux études sur le handicap. En admettant que tout le monde est égal sous un régime néolibéral, que doivent faire les études sur le handicap? Comment pouvons-nous nourrir les vies handicapées pour leur permettre de s’épanouir sans laisser la place à un calcul de risque inhumain ou à la marchandisation du biocapital? La section suivante trace les contours du néolibéralisme brutal, son économie politique et ses pièges affectifs lors des vagues écrasantes de la COVID-19 ainsi que ses contextes affectifs.

Vagues d'affect

La menace existentielle associée à la COVID-19 a engendré de la terreur, de l’horreur et de l’anxiété qui se sont traduites par une perte collective ressentie au quotidien. Dans cette section, nous voulons illustrer le sentiment d’impuissance extrême qui est apparu au tout début de la pandémie, en mars 2020, ainsi que l’anxiété des mises à jour du nombre de cas et des informations émergeant de divers rapports à chacune des vagues ultérieures de la pandémie. Goodley et coll. (2022, p. 10) font état de l’anxiété vécue par les blogueurs et blogueuses handicapées pendant les premiers mois de la pandémie ainsi que le renforcement du binôme capacitisme/handicapisme lors des premières réponses à la pandémie. « Les personnes handicapées étaient à risque de vivre des sentiments d’anxiété croissants à mesure que progressait l’inaccessibilité de la société (handicapisme), en ligne et hors ligne, alors que, parallèlement, l’autosuffisance connaissait un essor. » Les phrases comme « Nous sommes tous dans le même bateau. » fusaient, mais se traduisaient concrètement par des solutions générales à l’accessibilité (travail à distance) et en la conviction que la détresse associée à la COVID-19 était ressentie uniformément par tout le monde. Non seulement cette réponse a marginalisé l’expérience du handicap, comme le notent Nikolas Rose et ses collègues en référence à la détresse mentale et aux soins de santé (2020), mais elle est empiriquement fausse. La précarité sociale et économique préexistante a engendré une répartition inégale de la détresse mentale. Ce phénomène ne s'est pas limité aux sphères économiques et sociales. En effet, Laster Pritle a également constaté la même reproduction de l'inégalité raciale, dans le cas des États-Unis (Pritle, 2020).

À cette anxiété s’ajoutait une vague de terreur. Une pratique sordide a émergé en Ontario, où le nombre de cas et de décès quotidiens était diffusé en milieu de matinée et les réponses du gouvernement sortaient en milieu d’après-midi. L’annonce du nombre écrasant de cas et de décès dans les établissements de soins de longue durée, dont beaucoup étaient des entreprises à but lucratif, était régie par un horaire (Liu et coll., 2020). L’horreur, ou la fuite devant elle, était endémique. Nous souhaitons souligner ici l’institutionnalisation de ces affects par la quotidienneté des rapports et réponses ainsi que le rôle des établissements où les risques d’exposition au virus et les décès que ça entrainait étaient plus élevés. Il est possible d’explorer l’affect et les inégalités main dans la main.

Les travaux d’Erving Goffman (1967 et 1971) sur les rituels, l’ordre social et les perturbations ritualisées nous sont très utiles, car il est possible d’en faire une lecture affective. La première phase de la COVID-19, alors appelée « coronavirus », a connu un état de chaos. Le concept de chaos, tel qu’abordé par Goffman dans « The Insanity of Place » (Goffman, 1971, annexe), peut être interprété au propre comme au figuré, aussi bien en ce qui concerne les groupes de la population visés par les décès découlant de la COVID-19, en particulier dans les établissements de soins de longue durée au Canada, qu’en ce qui concerne la perte des rituels de la vie quotidienne qui donnaient un sens à notre identité. Dans Interaction Ritual, Goffman recadre les symptômes psychiques comme des infractions à l’ordre public et non comme des pathologies. Goffman n’est pas évoqué ici comme un simple théoricien de la stigmatisation du handicap. Nous le mentionnons plutôt pour mettre en lumière la perturbation de l’ordre social normatif provoquée par la COVID-19, qui est toujours en cours, ordre que nous avons tenté désespérément de rétablir, indépendamment des conséquences pour les personnes handicapées.

Il est également possible d’explorer les effets de la peur et de l’anxiété avec la lentille de la philosophie phénoménologique et de la psychanalyse. Svanaeus (2000) soutient que la phénoménologie et la psychanalyse nous ouvrent une fenêtre sur l’inquiétante étrangeté de la maladie. La phénoménologie des humeurs classique fait une nette distinction entre la peur et l’anxiété. Nous avons peur d’un objet qui fait peur. L’anxiété quant à elle n’est pas liée à un objet, mais plutôt à l’harmonisation d’une personne avec le monde. Les premiers mois de la COVID-19 ont fait appel aux deux affects : nous étions en présence d’une entité qui faisait peur, mais dont la transmission était inconnue. La COVID-19 a suscité la peur, mais de quoi? Elle a aussi provoqué de l’anxiété, mais chez qui?

Réfléchir à la terreur, à l’horreur et à l’anxiété initiales liées au COVID-19 uniquement en termes d’humeur ou d’interaction interpersonnelle ne parvient pas à mobiliser la littérature sur l’affect qui nous intéresse. Les ravages subis par les établissements de soins de longue durée, par exemple, ont suscité deux réactions affectives : un sentiment de regret pour les vies si précieuses qui ont été perdues, accompagné d’un déplacement affectif. La COVID-19 cible les personnes plus vulnérables, qui méritent mieux. Cependant, cette « vulnérabilité » est une échappatoire. Ces corps, nous les avons rendus vulnérables par le surpeuplement des établissements, la précarité des soins et l’absence de ventilation adéquate. C’est ici que nous nous tournons vers le concept de faiblesse, développé par Puar. En examinant la littérature sur l’affect et le handicap, nous nous interrogeons sur les types d’agencements corporels qui sont rendus plus vulnérables, comme espace affectif, et non seulement sur les émotions qu’inspirent les décès causés par la COVID-19.

Le travail anthropologique d’Adriana Petryna (2013) sur les survivances de la catastrophe de Tchernobyl introduit la notion de citoyenneté biologique pour souligner la précarité des personnes qui doivent saisir tous les moyens possibles pour revendiquer une forme de citoyenneté, dans ce cas une biologie « endommagée » résultant de la catastrophe chimique. Les corps rendus vulnérables par la COVID-19, en revanche, ont des moyens limités de faire valoir leurs revendications politiques contre l’État pour l’état de vulnérabilité dans lequel ils se trouvent. Ils font plutôt l’objet de préoccupations de la part des responsables gouvernementaux, inquiets des conditions mortelles présentes dans les établissements de soins de longue durée. Non seulement ces personnes sont « gouvernées à distance » au sens néofoucaultien, mais elles sont littéralement livrées à elles-mêmes. Les émotions à l’égard de la COVID-19, du vieillissement en milieu de soins, en supposant que les relations de soins font réellement partie de l’arrangement, et des limites de l’État-providence convergent pour produire une atmosphère de désengagement affectif. Comme l’explique D’Aoust (2020), les gouvernements et autres responsables ont fait preuve d’une forme de « déresponsabilisation bienveillante » au sujet des soins aux personnes âgées en adoptant un discours protecteur et masculiniste pour parler de « nos ainé·es » qui avaient besoin de protection et de soins :

En utilisant le « nos », la forme possessive était censée communiquer un sentiment d’appartenance et de communauté, un sens du devoir, l’amour et la sollicitude nécessaires en temps de pandémie. Néanmoins, l’expression « nos ainé·es » s’articule autour d’un lien possessif. En d’autres mots, elles et ils nous appartiennent… Elle marque la sécurité en utilisant une logique de genre ancrée dans le rôle masculin de protecteur qui « relègue les personnes protégées, généralement les femmes et les enfants, à une position subordonnée de dépendance et d’obéissance. Dans la mesure où les citoyennes et citoyens d’un État démocratique permettent aux personnes en position de pouvoir d’adopter une position de protection à leur égard, elles et ils en viennent à occuper un statut subordonné comme celui des femmes au sein du foyer patriarcal. » (2020, p. 10)

D’Aoust ajoute qu’il existe des liens et des manifestations matérielles importantes entre l’amour et les soins apportés aux personnes âgées et vulnérables. À propos de notre discussion sur les affects institutionnalisés, D’Aoust note une déconnexion entre les affects associés au bonheur dirigés vers les personnes âgées et les enfants et toute manifestation concrète de ces prétendus soins et protection publique, comme en témoignent les établissements « en ruine » qui accueillent les personnes âgées et les enfants. Elle ajoute : « Les mesures d’austérité imposées au fil des ans ont fait en sorte qu’il est maintenant inconfortable non seulement d’entrer dans ces établissements subventionnés, mais même d’en parler. Sans possibilités de distraction, avec une nourriture de mauvaise qualité et un taux de rotation élevé du personnel infirmier et soignant, les personnes qui y résident manquent de connexions émotionnelles durables et se voient prescrire des antidépresseurs à un rythme effarant. » (D’Aoust, 2021, p. 11)

Dans le réaménagement temporel qu’a engendré la vie avec la COVID-19, les confinements, les restrictions de mouvement et l’arrêt des processus de travail ont façonné l’ennui et le mal-être. Cette restructuration temporelle se retrouve dans la suspension des activités, mais aussi dans la mise en place de mesures provisoires destinées à dépanner les populations, avant l’attendu retour à la normale. Là encore, nous constatons une séparation entre ce qui est normal et anormal dans les types de mesures projetées, en particulier la PCU (Prestation canadienne d’urgence) qui a été déployée rapidement et qui est grandement différente du Programme ontarien de soutien aux personnes handicapées (POSPH), pour sa part encore insuffisant malgré les promesses électorales d’augmenter les taux. Le discours omniprésent sur la résilience, qui s’est intensifié depuis l’arrivée de la COVID-19, repose sur la conviction que s’en sortir est un sentiment partagé par l’ensemble des individus émergeant de l’ombre de la mise à pied ou du chômage. L’accent mis sur les discours de résilience sur l’individu atomisé, comme le notent Hutcheon et Wolbring (2013), néglige les aspects de l’expérience vécue qui sont quant à eux partagés et créés en communauté. Dans un contexte néolibéral de réduction de l’État-providence, où les personnes marginalisées subissent le plus gros des compressions des mesures de soutien social et économique, la volonté de faire preuve de résilience peut transformer la négligence gouvernementale en sentiment de responsabilisation personnelle.

L’action et l’inaction des institutions ont conduit à un profond sentiment de colère, de ressentiment et de solitude. Pour cet article, nous considérons les institutions au sens large et à plusieurs échelles. Nous incluons tant la famille que le milieu de travail et l’État. La COVID-19 a profondément ébranlé nos institutions sociales ainsi que notre foi en bon nombre d’entre elles. Nous combinons dans ce raisonnement l’activisme contre le confinement et les critiques de l’inaction institutionnelle. La raison et l’émotion ne s’opposent pas; elles cohabitent. Il est important de souligner à quel point les sentiments de colère et de ressentiment ont été légitimés chez les personnes non handicapées dont la normalité a été perturbée. Les personnes handicapées n’ont quant à elle pas la possibilité d’exprimer ces mêmes sentiments, car les seuls affects qui ont été « institutionnalisés » pour elles sont ceux liés à des formes passives de résignation, d’espoir vain. Ces états affectifs sont bien entendu projetés sur les personnes handicapées, même si leur production est intersubjective. La colère qui a envahi les rues d’Ottawa à l’hiver 2022 en réponse aux mesures liées à la COVID-19 a engendré un mélange toxique de populisme, de racisme et de capacitisme, même si les militantes et militants anticonfinements ont toujours cherché à maintenir une atmosphère conviviale, notamment en installant des spas et des jeux gonflables. Le message était clair : les grands médias les dépeignaient peut-être comme des agents perturbateurs emplis de ressentiment, mais elles et ils étaient déterminés à revendiquer leur statut de citoyennes et citoyens qui veulent vivre en paix et luttent pour récupérer leur pays des mains d’un gouvernement qui va trop loin. Les personnes résidant à Ottawa ont déclaré avoir subi du harcèlement de la part des manifestant·es en plus de leurs moqueries lorsqu’elles portaient des masques, etc.

Il est intéressant de se tourner vers de récents travaux sur la solitude dans le champ des études féministes pour approfondir cet élément. Dans leur introduction approfondie du sujet, Magnet et Orr (2022) notent que la solitude a toujours été politique. Elles interprètent la solitude comme un résultat affectif en s’intéressant aux conditions structurelles qui la produisent et la renforcent. Le colonialisme de peuplement, le patriarcat et le capacitisme sont tous complices de sa reproduction à travers l’humanisme d’exclusion et la domination coloniale, la promesse de trouver le bonheur uniquement avec l’hétérosexualité et la maternité obligatoires ainsi que la mise de côté de la solitude par l’entremise de la médicalisation et de l’individualisation. Ici, nous pouvons avancer que cette même colère et indifférence qui ont alimenté les manifestations contre le confinement (et leur réception par les médias à l’échelle mondiale) reproduisent un détachement par rapport aux personnes qui préconisent davantage de restrictions et de mesures d’isolement. La théorie de l’affect nous amène encore une fois à une approche axée sur l’attachement institutionnel.

Enfin, notre recension bien qu’incomplète nous amène à nous pencher sur l’indifférence et l’acceptation résignée. Malgré le déferlement des vagues d’infections à la COVID-19 sur la population, la place des chiffres dans nos vies a connu des changements qualitatifs. De la perturbation, de l’horreur et du choc, nous sommes passés à l’acceptation résignée de ce réalisme capitaliste (Fisher 2009). Nous n’avions pas d’autres options. Le retour à la vie d’avant était inévitable. Nous continuerions de protéger les personnes vulnérables, mais la vie devait continuer.

Purnell (2021) nomme cette phase importante de la pandémie survenue tout de suite après la première vague : le lent retour à l’inquiétante étrangeté de la normalité. Dans son travail autoethnographique, elle utilise le concept du « mur atmosphérique » développé par Ahmed pour suggérer que le paysage émotionnel accompagnant les débuts de la pandémie servait à « séparer certaines parties du corps politique et à contenir les corps frappés par le désarroi » (2021, p. 279). La retenue des doléances se fait bien sentir dans cette citation :

Pendant que moi je suis assise devant les dernières révisions de cet article, plus de cent-mille personnes décèdent « avec » la COVID-19 au Royaume-Uni, et pourtant, je n’en connais aucune personnellement. […] Je sais seulement que des gens en sont morts – dans cette ville, cet arrondissement, ce comté. Au moment d’écrire ces lignes, les statistiques du gouvernement m’informent que ce nombre est de 1 775. Cependant, les visages derrière ce nombre sont cachés à ma vue et cette invisibilité n’est pas le fruit du hasard (2021, p. 289).

Dans ce sens, les affects font référence non seulement aux vagues d’émotions ressenties tout au long de la pandémie, mais également aux vagues d’insensibilité ou d’engourdissement résultant du traumatisme collectif et de la violence imposées par cette période. Après la première vague de la pandémie, les gens ont commencé à être moins sensibles à l’égard des personnes infectées et décédées lors des bilans quotidiens. Cette désensibilisation a également eu des implications politiques, entrainant l’arrêt des points de presse quotidiens, des prestations d’urgence comme la PCU et des confinements. Nous nous empressons cependant de souligner que le nombre quotidien de cas et de décès n’a pas réduit le fardeau affectif de la vie en temps de pandémie. Beaucoup se sont simplement adaptés au traumatisme en cours, à la recherche d’idéaux capacitistes de normalité.

Les réflexions éclairantes de Cohen (2020) sur la notion d’« affect générationnel » nous aident à illustrer l’amalgamation de l’âgisme et du capacitisme dans cette cruelle loterie de la mort qui guette les personnes âgées dont le temps est prétendument « compté ». Bien que l’axe d’expérience principal de son article soit le vieillissement, la discussion de Cohen sur « l’abattage » résonne profondément avec l’expérience du handicap, car les personnes handicapées sont également considérées comme des victimes « naturelles » en temps de pandémie. Cohen partage une controverse impliquant un fonctionnaire d’une ville en banlieue de San Francisco, Kenneth Turnage, qui a été licencié après avoir partagé ses opinions sur l’exposition des personnes âgées et vulnérables à la COVID-19 : « Je suis désolé, mais ce serait une solution à un fardeau important pour notre société et les ressources dont nous disposons. À mon avis, nous devons adopter une mentalité de troupeau. Un troupeau rassemble [dans ses rangs], c’est naturel pour les malades, les vieux et vieilles, les gens blessés de retourner à la nature. » (Turnage, cité dans Cohen, 2020, p. 6)

Cette réflexion de Cohen articule l’affect générationnel autour de la distance émotionnelle entre les jeunes générations et les générations plus âgées, mais le handicap et la vulnérabilité sont quand même intégrés dans son cadre. Il ajoute (2020, p. 12-13) :

Sans vouloir aller trop loin, si l’une des binarités dominantes derrière la COVID-19 est l’opposition entre « personnes âgées » à « jeunes », dans laquelle les « jeunes » possèdent une capacité d’agir alors que les « vieux » sont patients, rappelant les abominables images d’animaux attendant d’aller à l’abattoir, mais aussi le quotidien de naviguer entre des situations d’abandon et de soins, je suis frappé par l’importance que revêt la relation inverse à notre époque, c’est-à-dire la capacité d’agir des personnes âgées lorsque vient le temps de léguer un monde qui est brisé. La hantise de la publicité éthique d’une déclaration sur l’élimination naturelle des personnes âgées et des personnes handicapées pourrait-elle… avoir lieu dans un monde anxieux et impatient, peut-être à juste titre, de perdre les possibilités associées à la jeunesse?

Bien entendu, vieillissement n’est pas synonyme de handicap, même s’il est parfois interchangeable dans l’imaginaire collectif. Cependant, l’abattage des personnes âgées dans la foulée de la COVID-19 est malheureusement une scène bien trop familière pour les citoyennes et citoyens handicapés. La perspective de l’abandon qui a marqué le temps pendant la COVID-19 nous a cruellement ouvert une fenêtre sur les vies excédentaires, ces corps et ces esprits qui existent en dehors du temps. Les personnes handicapées vivant en institution, comme les personnes âgées, étaient privées de relations humaines, d’amour, de soins et de contact physique. Les soins qu’elles ont pu recevoir étaient régis par une volonté de prioriser et de concentrer les efforts sur les vies qui méritaient d’être sauvées, sur celles qui valaient la peine d’être vécues. Tandis que l’abandon des personnes âgées a suscité des vagues d’émotions, la capacité d’agir des personnes handicapées n’a quant à elle pas réussi à émerger des cadres institutionnels destinés à prendre soin d’elles. L’abattage, dans ce cas, atteint son paroxysme dans le désir d’oublier. Une perspective crip sur la COVID-19 reconnait, voire préfigure, un monde brisé où s’amalgament les zones d’abandon et de soins.

Conclusion

Après nos travaux précédents sur le sujet, nous refusons de terminer cet article encore une fois sur une note résignée. Comment les études sur le handicap et les affects institutionnalisés peuvent-ils apporter des changements à la pandémie? Un premier point de départ serait de porter notre attention sur l’importance des changements politiques et institutionnels nécessaires pour façonner des réponses politiques robustes qui transforment les sentiments communiqués sur les personnes handicapées et le capacitisme persistant. Les progressistes déplorent couramment l’orientation néolibérale du gouvernement, qui met l’accent sur la maximisation de la productivité sur le marché du travail et sur une main-d’œuvre dévouée qui n’a plus besoin de se tourner vers l’État-providence pour obtenir du soutien social. Toutefois, si nous pouvons tirer une leçon, si douloureuse soit-elle, de la pandémie de COVID-19, c’est que l’accès aux soins de santé, la fourniture de soins sécuritaires et de longue durée aux personnes âgées et handicapées et le revenu de base sont des questions fondamentales.

Les vagues d’affect que nous imaginons auraient pour fonction de générer des sentiments d’attention et d’amour à l’égard des citoyennes et citoyens foncièrement différents, un type d’attention basée sur l’interdépendance et qui ne prend pas racine dans les modèles de pitié ou de charité. Ajuster le POSPH, le programme provincial de soutien aux personnes handicapées de l’Ontario, au Canada, à l’inflation pourrait, par exemple, être une solution politique pour effacer les souvenirs institutionnels d’attitudes stigmatisantes envers les personnes recevant de l’aide sociale. Après tout, la honte associée au fait de recevoir de l’aide publique a disparu comme par magie pour bon nombre de Canadiennes et Canadiens qui ont reçu des prestations mensuelles lorsque leur emploi a été affecté par la pandémie. Cependant, une « rigidité » institutionnelle autour de la stigmatisation demeure en ce qui concerne les personnes handicapées bénéficiant d’une aide financière.

Une première version de cet article a été rédigée après la fin de la « vague Omicron », une variante de la COVID particulièrement contagieuse qui s’est propagée au Canada et dans le monde et qui a infecté notamment l’un des auteurs de cet article. Quatre mois se sont écoulés depuis cette soumission, de juillet à novembre 2022, et nous voyons poindre deux tendances. D’abord, les annonces du nombre des cas infectés ont largement disparu de la sphère publique. Ces chiffres sont peut-être cachés maintenant, mais ils ne sont pas pour autant invisibles : le virus a continué de se propager et le nombre de cas est revenu aux niveaux d’avant Omicron. La pandémie n’a pas disparu, ni ses contextes affectifs. Cet obscurantisme est la première tendance que nous identifions. Ensuite, la deuxième tendance que nous décelons est la poursuite du néolibéralisme brutal documenté tout au long de cet article, fondé dans l’analyse couts-bénéfice de Peters avec laquelle nous avons ouvert cet article. La place réservée à la COVID-19 dans l’actualité est particulièrement insidieuse. Les reportages ont cessé, d’autres vagues de risques ont remplacé la COVID-19 qui a été reléguée à la section « santé » de l’actualité. La COVID-19 n’est désormais qu’un risque parmi tant d’autres, une « menace » à la productivité. Les risques associés à l’inflation, à la crise de l’abordabilité et à la récession, par exemple, font désormais la une des journaux. Et à juste titre. Ce sont des risques majeurs pour les citoyennes et citoyens handicapés du monde entier. Encore une fois, les corps jugés les moins productifs subiront le plus gros de ces menaces, et leur capacité à s’adapter à cette nouvelle réalité exigera de réagir rapidement. L’état d’urgence ne nous permet vraisemblablement pas d’attendre aussi longtemps. Ainsi, notre analyse est toujours d’actualité : l’indifférence à l’égard de ces menaces est tout autant un état affectif que la réponse aux risques elle-même.

Les affects se déplacent et nous déplacent. Nous voulons donc être clairs : un engagement productif sur les composantes affectives de la COVID-19 et son impact sur les personnes handicapées ne doit pas nécessairement nous conduire à accepter cet état de fait. Inspirés, pour ainsi dire, par les engagements de la « résistance crip » de militantes et militants pour la justice pour toutes les personnes handicapées comme Alice Wong, nous voulons revisiter les types d’affects qui permettraient de revigorer une vision du handicap qui refuse de réagir face aux affects qui collent obstinément aux personnes handicapées. Nous souhaitons nous pencher sur les affects institutionnalisés afin de mettre de l’avant une « lecture réparatrice » des contours capacitistes du paysage émotionnel de la COVID-19 (Hanson 2011; Sedgwick 2003). Contrairement à la critique influente émise par Sedgwick sur la « lecture paranoïaque » des événements, cette « pratique critique… part d’une position de dommage psychique » et « porte en elle la possibilité d’une “position réparatrice” qui rassemble les fragments pour créer des conditions de vie durables » (Hanson 2011, p. 102). De plus, cette lecture peut mettre en lumière les divergences dans les engagements affectifs des personnes handicapées et transformer des émotions autrement « négatives » telles que la honte, en plus de nous permettre d’imaginer des affects institutionnalisés éternellement entremêlés à d’autres axes d’oppression et à des constructions racistes de corps et esprits pathologisés (Erevelles 2014; Schalk 2018; Sins Invalid 2019).

Endnotes

  1. NDLT : À moins d’indication contraire, toutes les citations ont été traduites de l’anglais vers le français.
  2. NDLT : Utilisé en anglais pour se réapproprier l’identité de personnes handicapées, le terme « crip » n’a pas d’équivalent reconnu et utilisé par les personnes handicapées en français. Comme certaines publications académiques ont commencé à utiliser le terme anglais, nous avons choisi de faire de même.

Références