Alexandre Baril (avril 2025, à paraître). Défaire le suicidisme : une approche trans, queer et crip pour repenser le suicide (assisté), Préface de Robert McRuer, Traduction de Philippe Blouin, Montréal, Les Éditions de la rue Dorion. ISBN : 9782924834718.

Jeffrey Ansloos, Ph.D.
Professeur agrégé en santé et politiques sociales autochtones et titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur la promotion de la vie autochtone et l’action sociale contre le suicide Ontario Institute for Studies in Education | University of Toronto

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En février, alors que je m’installais à mon bureau pour écrire ce compte rendu critique du récent ouvrage d’Alexandre Baril, Undoing Suicidism: A Trans, Queer, Crip Approach to Rethinking (Assisted) Suicide, une notification est apparue sur mon écran pour m’informer que le ministre canadien de la santé, Mark Holland, avait présenté un projet de loi (qui a été adopté peu de temps après) visant à repousser à 2027 l’extension de l’aide médicale à mourir (AMM) aux personnes souffrant de maladies mentales. Ce délai prolonge l’interdiction actuelle d’au moins deux ans après la dernière date possible pour les élections fédérales de 2025, où l’on s’attend à ce que le gouvernement libéral, qui a légalisé l’AMM en 2016, perde son mandat (Colleto, 2024). Cette décision, qui fait suite à des années d’organisation de soutien et d’opposition au regard de l’AMM, souligne la complexité des discussions sur le suicide assisté. Bien que le livre de Baril ne vise pas « à réformer les lois et réglementations actuelles pour inclure les maladies mentales et la souffrance mentale comme critères d’éligibilité pour le suicide assisté » (p. 9), ses réflexions sont nouées et enchevêtrées dans les manières complexes dont les cadres juridiques, politiques et d’intervention actuels opérationnalisent les présupposés entourant le suicide et la prévention du suicide. Baril nous demande de renverser ces présupposés, en mobilisant une vision inclusive des « futurités suicidaires » et des personnes « vivant avec le désir de mourir » (p. 8).

Pour ce faire, Baril nous demande de lutter contre le suicidisme, un système oppressif de violence et d’injustice qui interagit, mais qui en même temps se différencie, des autres « -ismes », et qui affecte profondément la vie des personnes suicidaires. Le travail de conceptualisation du suicidisme de Baril est descriptif mais propose aussi des interventions normatives. Il documente efficacement comment le suicidisme fonctionne à travers des « niveaux normatifs, discursifs, médicaux, juridiques, sociaux, politiques, économiques, [religieux] et épistémiques » (p. 43). De plus, il décrit les possibilités de défaire le préventionnisme et de résister aux logiques suicidistes qui dominent souvent la recherche en santé mentale, les études sur la justice en matière de handicap et les débats contemporains sur l’aide médicale à mourir. Il souligne l’importance de se centrer sur les connaissances des personnes suicidaires qui vivent et qui meurent avec le désir de mourir. En réfléchissant aux conceptualisations médicales, psychologiques, sociales, de santé publique et de justice sociale du suicide, Baril remet en question un présupposé fondamental : le suicide constitue un problème à prévenir, ou comme il le dit, « un problème et rien d’autre qu’un problème » (p. 62).

Si vous avez regardé mon CV, à première vue, le fait de me choisir pour rédiger ce compte rendu peut sembler un choix curieux. Bien que je contribue aux études critiques sur le suicide en intégrant des analyses Mad, féministes et queers autochtones, techniquement parlant, je suis psychologue, et bien que je sois profondément ambivalent à ce sujet, je suis du type clinique. Je siège au conseil d’administration de l’Association canadienne pour la prévention du suicide (ACPS). Mais comme Baril, je suis aussi une personne qui, à plusieurs moments et de différentes manières, a vécu avec le désir de mourir.

S’inspirant de l’interrogation de Gayatri Spivak (1988) sur les subalternes, Baril (2023) demande : « Le sujet suicidaire peut-il parler ? » (p. 68). En ce qui concerne les contextes actuels de la recherche, des politiques et des pratiques en matière de suicide, sa réponse est sans équivoque : « Non, pas vraiment » (p. 68). Hormis l’inclusion consultative des groupes d’expérience vécue, inégalement mise en œuvre et inspirée du néolibéralisme, cela se vérifie dans mon expérience. Comme le déclare Baril, il existe une évidente « absence des voix des personnes suicidaires dans les discours sur la suicidalité » (p. 68), perpétuée à travers diverses formes de silenciation, d’effacement et d’adhésion au « script préventionniste » (p. 6).

Travaillant dans le contexte de la santé mentale autochtone, je suis également en phase avec la critique de Baril des modèles prédominants et je partage sa préoccupation selon laquelle les personnes autochtones qui sont suicidaires sont souvent exclues et ignorées. Même lorsque les personnes autochtones vivant avec un désir de mourir sont invitées à s’exprimer, leurs voix sont fortement régulées pour discuter du suicide uniquement en termes de prévention et de promotion de la vie. Cela relève du suicidisme.

En examinant le travail de Baril comme une invitation à procéder à une nouvelle analyse d’un type de violence, j’ai rapidement été convaincu qu’il nous aide à exposer les oppressions suicidistes omniprésentes et leurs imbrications avec le capacitisme et le sanisme vécues par les personnes suicidaires, en mettant en évidence comment le désir de mettre fin à sa vie est presque toujours rejeté comme irrationnel et pathologique. N’attribuant pas les idéations suicidaires à l’irrationalité ou à la psychopathologie (tel que conçu par le modernisme) et reconnaissant l’importance cruciale des dimensions structurelles dans celles-ci, je me suis parfois demandé si le fait d’envisager le suicide à travers le prisme des déterminants socio-écologiques n’aboutissait pas à une vision dénigrante de l’autonomie et de la capacité décisionnelle des personnes qui éprouvent le désir de mourir. En tant que personne préoccupée par les souverainetés autochtones, que ce soit de la terre, de l’eau, des corps et autres, je me demande : existe-t-il un moyen de nommer les conséquences affectives et corporelles de la violence structurelle sans nier l’agentivité des personnes suicidaires dans le cadre de dispositifs structurels socialement oppressifs ? Même si des constellations complexes de violence structurelle entourent les personnes suicidaires dans divers contextes, les recherches décrivant le suicide comme la conséquence de ces forces peuvent simplifier à l’excès et, comme Baril m’a aidé à le nommer, perpétuer le suicidisme. Franchement, ce type d’intervention, pour emprunter les mots de Jennifer White (2015), a non seulement le potentiel de « secouer » la suicidologie, mais aussi les études autochtones sur la santé (mentale) et la justice pour les personnes handicapées.

Comme le souligne Baril, les logiques préventionnistes persistent lorsque les personnes suicidaires sont considérées comme « trop aliénées et mal placées pour prendre des décisions concernant leur vie et leur mort... » ou lorsque « le suicide est vu comme une réponse illégitime à la souffrance sociale et politique » (p. 72). Une vision structurelle du suicide succombe au suicidisme lorsque la lutte pour la justice sociale est perçue comme une lutte contre le suicide et les personnes suicidaires. L’opposition au suicide assisté, en particulier par les personnes qui mettent l’accent sur la nécessité d’agir sur les dimensions structurelles des inégalités sociales et de santé, affirme curieusement le droit à une société juste incluant une protection sociale complète, tout en niant simultanément les droits positifs des personnes suicidaires.

Le livre de Baril montre clairement que les personnes suicidaires, y compris les personnes queers, trans, handicapées, crip, Mad et racisées, parmi d’autres, se heurtent à des politiques hégémoniques inflexibles fondées sur une « contrainte à la vitalité »  c’est-à-dire une « injonction à vivre... [et]... à la futurité » (p. 72). Saartje Tack (2022) a décrit de telles injonctions comme des somatechniques de prévention du suicide. Gardant à l’esprit la formulation antérieure de Susan Stryker et Nikki Sullivan (2009) selon laquelle les somatechniques constituent une(des) relation(s) entre les corps des personnes, les connaissances et les corps politiques, à travers un « point de vue épistémologique suicidaire » (p. 17), Baril précise comment la contrainte à la vitalité mène à l’oppression multiforme des corps des personnes suicidaires à travers des pratiques de surveillance, de négation et de régulation sociolégales et de divers dispositifs carcéraux. Le suicidisme fait disparaître les connaissances ressenties et incarnées sur la signification de la suicidalité. Qui plus est, le suicidisme échoue à traiter les façons dont le corps politique hégémonique est parfois contesté et remodelé par des actes d’agentivité tels que le suicide, même si, comme je l’ai suggéré dans mes propres travaux sur les somatechniques (Ansloos, 2023), de tels actes peuvent être affectivement dévastateurs, notamment pour les personnes qui restent, mais sont néanmoins transformateurs.

Alors, comment défaire le suicidisme ? Pour ce faire, Baril propose un assemblage théorique queer, trans et crip pour déstabiliser les injonctions normatives et les somatechniques de prévention. S’appuyant sur les études et l’activisme queer et trans, l’analyse de Baril remet en question les points de vue conventionnels sur la mort queer et trans, en particulier en Amérique du Nord, rejetant l’idée que la seule « mort normale, valide et saine [...] est de mourir de la même manière que nous sommes venu.e.s au monde [...] sans l’avoir choisie » (p. 134).

Billy Ray Belcourt (2020) suggère que nous, les queers NDNs [not dead natives] (autochtones non morts), « avons besoin d’une nouvelle grammaire pour vivre » (para. 2), affirmation avec laquelle je suis d’accord et sur laquelle je reviendrai. Mais pourrions-nous aussi avoir besoin d’une nouvelle grammaire pour mourir ? En particulier en ce qui concerne le suicide ? Toute personne travaillant dans des espaces de santé autochtone reconnaîtra qu’il y a un recours croissant à un langage de substitution pour discuter des décès par suicide. Qu’il s’agisse de parler de « marcher dans les buissons », de « mort complexe » et de « mort prématurée et non naturelle », ces tentatives de langage reflètent des cadres normatifs persistants, un capacitisme incontesté, un sanisme et un essentialisme culturel. Selon les propres termes de Belcourt (2020 : para. 4), « il y a une façon de parler et de représenter le suicide qui ne pathologise pas. » Les mots qui diminuent notre souveraineté ne sont pas ce que l’on veut.

Au lieu de cela, Baril (2023) offre une provocation radicale au-delà du jugement moral et éthique des décisions entourant la mort assistée souvent impliqué par notre langage, encourageant une écoute et une responsabilité plus profondes envers les personnes suicidaires queers et trans. Je vois ici une résonance avec le langage de Belcourt (2020: para 2) pour vivre, « un langage qui met en avant le fait de nos modes d’être utopiques ». Nous faisons cela, comme le suggère Baril (2023), en dépassant les préoccupations réductrices concernant les subjectivités à risque et la gestion biopolitique coercitive et « en accompagnant les individus suicidaires plutôt qu’en sauvant des vies » (p. 117).

Mais il appelle également à une plus grande sensibilité queer et trans concernant les affects, et en particulier concernant la valeur des émotions difficiles, même celles qui sont mortelles. Baril écrit : « comment pouvons-nous étendre la politisation à la suicidalité de manière à insister non seulement sur les aspects sociaux et politiques de la suicidalité, mais aussi à voir dans le suicide lui-même ainsi que dans les actions visant à soutenir les personnes suicidaires un acte politique et relationnel ? » (p. 127). Au lieu de la politique de sauvetage queer et trans, Baril vise quelque chose davantage fondé sur le relationnel et la confiance.

S’inspirant des perspectives des études crip et Mad, Baril s’efforce de reconceptualiser le suicide en tenant compte des violences imbriquées du suicidisme, du capacitisme et du sanisme. Mais le point culminant de ce livre réside dans la manière dont cette analyse modifie profondément la façon dont nous pourrions envisager le suicide assisté, de manière à reconnaître les formes et les structures multiples et interconnectées de la violence en interaction avec le suicide et qui nécessitent une action sociale, tout en affirmant une pratique politique bien plus radicale que celle du néolibéralisme.

Enracinée dans ce que Baril décrit comme un « modèle socio-subjectif » (p. 170), une approche suicide-affirmative queer, trans et crip peut simultanément reconnaître la validité des expériences subjectives de souffrance, reconnaître l’incorporation sociale de la souffrance et valoriser les connaissances, méthodes et stratégies des personnes suicidaires pour vivre et mourir. Autrement dit, « affirmer la vie et affirmer la mort » (p. 218) ne s’excluent pas mutuellement. Baril nous demande : et si les politiques pour la vie et pour la mort étaient « constitutives et enchevêtrées » (p. 211) ? Il trace une voie conceptuelle convaincante pour aller « au-delà des causes et des solutions de la suicidalité » (p. 166), vers des approches suicide-affirmatives qui sont intersectionnelles et anti-oppressives.

Ces visions sont aussi confrontantes que convaincantes. De la réduction des risques à la promotion de l’acception inconditionnelle, en passant par le non-jugement, les initiatives menées par les pair.e.s, le refus des interventions non consensuelles et coercitives et l’accompagnement et le soutien dans les aspects psychologiques, sociaux, culturels, familiaux et techniques de la préparation à la mort, les interventions normatives de Baril constituent une « thanatopolitique du suicide assisté comme une éthique de vie » (p. 246). Caractérisé par l’amour, l’attention, le soutien et l’authenticité plutôt que la stigmatisation, la communauté plutôt que l’isolement, Baril imagine « un espace où la mort par suicide (assisté) peut survenir, mais aussi un espace où discuter ouvertement et honnêtement de ce que cela signifie de vivre avec le désir de mourir » (p. 249).

Voici ma vérité : je veux ce genre d’éthique de vie dans les diverses intersections de ma vie avec le suicide. Ce qui est délicat, c’est que pour défaire le suicidisme, il nous faudra en fin de compte réfléchir à nos théories du changement en ce qui concerne les systèmes et les ressources auxquels les personnes vivant avec le désir de mourir ont souvent recours et accèdent dans des moments de détresse extrême. Les professionnel.le.s de la santé dans ces contextes, même les psychologues Mad parmi nous, doivent faire face à des enjeux sociolégaux qui nous contraignent inévitablement et nous désignent comme complices du problème.

Je suis cependant curieux de savoir ce que Alexis Shotwell (2013) décrit lorsqu’elle nous invite à reconnaître « notre implication dans des présents impossiblement complexes à travers lesquels nous pourrions élaborer différents modes de réponse, et nos aspirations pour des futurs différents vers lesquels nous pourrions façonner divers mondes encore à venir » (p. 12). Le travail de Baril (2023) sur le suicidisme est sans aucun doute l’une des contributions théoriques sur le suicide les plus significatives du dernier siècle, mais je me demande si la critique du suicidisme pourrait être la proie du type de pureté politique que décrit Shotwell ? Le suicidisme existe dans les domaines actuels de la santé mentale et des études sur le handicap, caractérisés par une violence suicidiste épistémique et matérielle omniprésente et implacable. Bien qu’il y ait également des lueurs de changement et de possibilités, plusieurs personnes dans nos champs universitaires et nos mouvements mettent en garde contre les changements à visée réformiste. À juste titre. Mais la pureté politique qui pourrait se manifester dans de telles circonstances pourrait se matérialiser dans le rejet de toute pratique professionnelle ou de tout système dont les services sont limités par les logiques suicidistes actuellement à l’œuvre dans notre contexte sociojuridique. Shotwell (2013) soutient que la pureté politique n’est pas seulement impossible mais « ferme précisément le champ des possibilités qui pourrait nous permettre de mieux agir collectivement contre la destruction du monde... la pureté politique peut décollectiviser » (p. 14). Au lieu de cela, je pense que nous devons considérer le type d’approche suicide-affirmative que Baril (2023) décrit comme un horizon pour lequel nous sommes tous.tes complices à la fois en le restreignant et en le rendant possible. Je soupçonne qu’il y a plus de personnes sympathiques à cette intervention normative dans ces systèmes que l’on pourrait initialement l’imaginer. Je pense qu’il est important que, comme pour tout horizon, nous nous organisions pour préfigurer les types de pratiques trans, queers et crip qui rendent possible de meilleurs soins pour les personnes suicidaires, même à travers des actions imparfaites, inégales et limitées. Je suis curieux de savoir quels types de réformes non réformistes rendent possibles les futurs que Baril et d’autres rêvent. Ce que nous faisons ici et maintenant compte. Agir, improviser et échouer comptent. Nos langages et chorégraphies pour vivre et mourir restent un travail inachevé, surtout dans un monde qui est un monde en cours d’élaboration.

Références