Décoloniser l’excellence : l’autoethnographie décoloniale d’un Réunionnais en situation de handicap.

Decolonising excellence: the decolonial autoethnography of a disabled person from Réunion island./h1>

Dylan Rivière
Doctorant enseignant-chercheur en communication à l’Université Paris 3 Sorbonne
Nouvelle et l’Université du Québec à Montréal.

Résumé

Cet article examine les effets de la culture élitiste française dans le contexte réunionnais, en prenant en compte les expériences personnelles de l’auteur en tant que personne en situation de handicap originaire de La Réunion. À travers le récit de son parcours scolaire et académique, il analyse les héritages coloniaux qui influencent encore les subjectivités des populations subalternes réunionnaises. En adoptant une perspective sociohistorique, l'article met en lumière comment le modèle méritocratique français, perçu comme un idéal universel et républicain, impose aux individus issus des classes populaires réunionnaises l'incorporation de normes capacitistes et racistes pour démontrer leur valeur, souvent au détriment de leur santé.

Abstract

This article examines the effects of French elitist culture in the context of Réunion, drawing on my personal experiences as a person with a disability from La Réunion. Through the account of my academic and school journey, I analyze the colonial legacies that continue to shape the subjectivities of subaltern populations in Réunion. Adopting a socio-historical perspective, the article highlights how the French meritocratic model, perceived as a universal and republican ideal, forces individuals from Réunion's working-class communities to internalize ableist and racist norms to prove their worth, often at the expense of their health.

Mots-clés : Autoethnographie ; handicap ; colonialité ; La Réunion ; excellence ; université.


Keywords: Autoethnography ; disability ; coloniality ; La Réunion ; excellence ; university



Introduction[1]

Qu’est-ce que cela implique de répondre aux exigences scolaires et académiques d’une société post-coloniale[2] pour des subalternes ? Quels sont effets produits sur les ces sujets lorsqu’ils aspirent à l’excellence académique ? Qu’en est-il des personnes à l’intersection du handicap, de la maladie et de la race, pour ne citer que celles-ci, confrontées à l’architecture sociale et aux normes capacitistes d’excellence lorsqu’elles souhaitent changer le statu quo ? À partir d’une posture autoethnographique décoloniale[3] , je propose d’analyser certaines de mes expériences cumulatives, récurrentes et résiduelles du capacistime, du racisme, du sexisme et du classisme au cours de mes premières années en études supérieures à Paris, en France hexagonale, en tant que subalterne. J’entends « subalterne » au sens de personne historiquement subordonnée au discours idéologiquement dominant qui ne peut pas pleinement participer à la société (Spivak, 2009, 29). Dans le cadre de ces récits, je me considère comme un subalterne au sens de Spivak. Cependant, je ne perds pas de vue ma position actuelle d’intellectuel organique (Gramsci, 1978, 309) en tant que chercheur réunionnais, bien que je sois toujours confronté à des formes de violence comparables. Aussi, l’approche autoethnographique permet, selon moi, de limiter l’homogénéisation des récits et les représentations statiques des personnes handicapées réunionnaises.

La poursuite de mes études en Hexagone était fondée sur une volonté d’atteindre une excellence académique. Cette notion d’excellence est souvent perçue en France comme un idéal universel fondé sur des critères qui privilégient des normes et des valeurs occidentales bourgeoises. Néanmoins, bien que La Réunion soit un département français, elle est une ancienne colonie française où les inégalités raciales et sociales demeurent visibles, notamment en ce qui concerne la reconnaissance académique et professionnelle. Répondre aux normes inhérentes à l’excellence académique est parfois impossible pour certaines personnes ou demandent des sacrifices personnels importants.

Toutefois, les coûts liés à l’accès à l’excellence ne sont que rarement étudiés dans le milieu académique. C’est pourquoi, je souhaite poser une question cruciale : en quoi l’autoethnographie peut-être elle un outil décolonial efficace pour déconstruire les barrières systémiques limitant notre accès à l’excellence académique et réévaluer ces critères afin de proposer une éducation décolonisée ?

Pour répondre à cette problématique, je mettrai en lumière deux éléments qui ont façonné mon expérience : premièrement, les barrières socio-culturelles auxquelles je me suis confronté ; deuxièmement, les conséquences de l’internalisation des effets de colonialité (Quijano, 2007 ; Maldonado-Torres, 2007 ; Grosfoguel, 2010) et de l’imbrication des formes d’oppression (Wendell, 1996 ; Garland-Thomson, 2002 ; Lugones, 2007 ; Kafer, 2013). Pour ce faire, dans une première section, j’expose d’exposer brièvement l’état de la recherche sur les inégalités et les opportunités des personnes ultramarines en France. Cette section est suivie d’une discussion et d’une confrontation entre plusieurs courants académiques à savoir les études critiques du handicap et les études décoloniales. La partie méthodologique est consacrée à une réflexion sur la définition de l’autoethnographie décoloniale comme méthode de recherche nécessaire pour participer à la justice sociale, herméneutique et testimoniale. Une quatrième section porte sur le récit de mon enfance à La Réunion et de mes premières années en études supérieures en Hexagone. Dans une dernière section, j’analyserai ce récit en mettant en tension les discours sur l’excellence scolaire en contexte post-colonial réunionnais afin de mettre en exergue l’imbrication du racisme et du capacitisme.

Voyager de la marge au centre

Né à l’île de La Réunion, une ancienne colonie française de peuplement, située dans l’Océan Indien, au large de Madagascar, j’ai été confronté à des attitudes, des comportements, des discours et des pratiques discriminantes à cause de mon handicap et de mes origines créoles. Dans le cadre de ce texte, je porte mon regard exclusivement sur le traitement des étudiants.es ultramarins.es[4] français, et plus spécifiquement sur celui des Réunionnais.es, lorsqu’ils décident de poursuivre leurs études supérieures en Hexagone. Bien que les Réunionnais aient acquis le statut de citoyen.ne français.e au moment de la départementalisation en 1946, nous subissons des traitements inégalitaires et différenciés. Ces inégalités se traduisent par des expériences de rapports de domination, mais aussi par des représentations et des discours stéréotypés et exotiques (Condon, 2008, Condon et Byron, 2008). Notre situation socioéconomique se situe souvent entre celles des immigrés et celle de la population majoritaire, car bien que nous revendiquions le privilège de la citoyenneté française, nous connaissons des formes de discrimination et de stigmatisation, ce qui revient à dire que nous vivons parfois des expériences similaires à celles vécues par les personnes immigrées de couleur (Sousa Santos, 2011, 38-39 ; Haddad, 2018, 650 et 656). Du côté de l’accès aux études supérieures et à l’emploi, la note d’analyse publiée en mai 2024 par le Commissariat général à la stratégie et à la prospective (CGSP) du gouvernement français met en exergue que :

natifs des Antilles et de La Réunion subissent une pénalité significative en matière d’opportunités éducatives et professionnelles par rapport aux métropolitains, même issus des régions à plus faibles opportunités. À origine sociale comparable, les natifs de ces territoires ont 20 % à 25 % de chances en moins d’obtenir un diplôme du supérieur, environ 12 % de chances en moins d’accéder à l’emploi, et 35 % à 45 % de chances en moins d’occuper un poste de cadre. Cette pénalité significative par rapport aux régions métropolitaines s’observe aussi lorsqu’on restreint l’analyse aux individus d’origine sociale modeste ou très modeste, pour lesquels les écarts de réussite éducative et professionnelle entre régions métropolitaines sont pourtant plus marqués (France Stratégie, 2024).

Une autre étude statistique a conclu que sur 609 masters proposés dans 19 établissements français d’enseignement supérieur, 17% des responsables de formation donnent une réponse défavorable à une personne qui signale son origine par un prénom ou un nom qui n’a pas une consonance franco-française (Chareyron et al., 2022, 22). Dans le cas des sélections en master, une proportion de 30% d’entre eux sont discriminants à l’encontre de ces mêmes personnes. Les étudiant.es ultramarin.es ont donc moins d’opportunités de prétendre à une évolution de leur statut socio-économique, notamment quand iels sont à l’intersection des rapports de race et de classe. Selon le rapport de Sylvain Chareyron et ses collaborateur·trices, les étudiant.es se déclarant en situation de handicap ne subissent pas de discrimination significative à l’accès en master. Iels précisent que les personnes en situation de handicap sont le seul groupe social qui a bénéficié officiellement de la politique de « discrimination positive[5] » en France, ce qui favorise les réponses positives des recruteur.trices lors de la sélection (idem). Toutefois, cette étude ne questionne pas les difficultés rencontrées lorsque les personnes intègrent les cursus, notamment les masters sélectifs qui demandent à leurs étudiant.es une capacité physique et cognitive importante pour réussir, voire réussir mieux que les autres.

Si des études récentes s’intéressent aux discriminations d’accès aux études supérieures en France, aucune ne prend en compte la consubstantialité des rapports de classe, de race et de handicap. L’un des objectifs de ce texte est donc de documenter et de proposer une interprétation des processus de normalisation, d’exclusion et de marginalisation que j’ai subis en tant que personne à l’intersection de plusieurs catégories sociales (handicap, race, classe et genre). Ces processus fonctionnent grâce à un ensemble de technologies de pouvoir et de stratégies socio-discursives qui visent à exclure des personnes qui ne correspondent pas aux normes hégémoniques, promues par l’idéologie du modèle méritocratique impérialiste. La méritocratie est une construction sociale et cognitive qui justifie les inégalités scolaires et les inégalités sociales, selon un ensemble de dispositifs de pouvoir standardisés faisant fi de l’intersection des systèmes d’oppression et visant à la sélection des meilleurs profils scolaires (Foucault, 1975 ; Derouet-Besson et Besson, 2009 ; Tenret, 2011). Cette sélection ne repose pas sur un principe d’exclusion fondé sur des déterminismes biologiques (comme cela a pu être le cas au cours de l’histoire de l’université), mais sur une inaccessibilité et une discrimination systémique. Cette inaccessibilité s’appuie sur des politiques dites anti-discrimination et d’inclusion peu exigeantes en matière d’accessibilité sociale et sur des pratiques et des comportements stigmatisants qui font obstacles à une pleine participation sociale des personnes marginalisées (Titchkosky, 2011 ; Dolmage, 2017 ; Scott, 2017). Ces politiques intègrent ces personnes à condition qu’elles prouvent de façon constante leur productivité, leur excellence et leur docilité, en répondant aux normes impérialistes et capitalistes.

Répondre aux exigences académiques ou au travail de recherche n’exempte pas les sujets d’un travail incarné engageant leurs corps-esprits (Price, 2015). Cette aspiration aux études supérieures voire au milieu de la recherche universitaire entraîne une myriade de conséquences corporelles, cognitives et relationnelles qui ne garantit en rien le succès attendu. Si nous sommes tous confrontés à ces risques psychosociaux, je soutiens que les personnes en situation de handicap subalternisées sont davantage sujettes aux risques psychosociaux, non pas à cause d’une vulnérabilité naturelle mais à cause d’un système moderne/colonial qui tend à malmener, à épuiser, à blesser voire à faire mourir ces personnes. Pour ma part, en tant que personne réunionnaise et handicapée, je ressens ce besoin de prouver ma ténacité et ma « capacité » à travailler plus que des étudiant.es socialement privilégié.es et « valides » afin de démontrer que je suis conforme aux critères d’excellence capitalistes (Dubet et al., 2013).

Je distingue deux déterminants sous-jacents à mes identités marginalisées qui me poussent à « prouver ma valeur » que je développerai dans la seconde section de cet article. La première est le résultat de l’héritage d’un passé colonial qui continue d’influencer les catégorisations sociales, la division raciale et sexuelle du travail (Quijano, 2007, Vergès, 2019) et les inégalités systémiques, et qui agissent sur nos propres subjectivités. Ce leg colonial continue à penser les personnes de couleur de façon paradoxale : elles sont à la fois perçues comme surhumainement puissantes sur le plan physique, mais moralement et intellectuellement incompétentes (Bailey et Mobley, 2018, 24). La notion de colonialité[6] , et plus précisément par la colonialité de l’Être et la colonialité du savoir (Maldonado-Torres, 2007 ; Grosfoguel, 2010 ; Quijano, 2014) ainsi que l’imbrication du racisme et du capacitisme permettent d’éclairer les idéologies qui construisent cette hiérarchisation sociale. Les personnes racisées sont contraintes à l’excellence si elles veulent atteindre un niveau de privilège similaire aux personnes blanches socialement privilégiées (Scott, 2017). La seconde est le résultat du capacitisme. Les représentations et les discours sur le handicap diffusent une imagerie de ces personnes comme improductives et étant un fardeau pour la société, car elles ne répondent pas aux attentes d’autonomie pensées par la société. Pour contrecarrer ces discours stéréotypés, je me sentais contraint de choisir entre deux opportunités : abandonner les études pour préserver ma santé ou délaisser ma santé et m’enfoncer dans le rôle de super-crip[7] (Barnes, 1991).

J’ai choisi le second rôle. Les coûts de ce choix se sont manifestés par une perte de vision, de l’isolement, des insomnies, des crises d’angoisse, des épisodes dépressifs, une dégénérescence musculaire accélérée, des tentatives de suicide… Au début de mes études supérieures, j’ai refusé d’écouter la « temporalité crip » (« crip time ») (Kafer, 2013 ; Baril, 2016 ; Samuels, 2017) imposée par ma réalité corporelle et cognitive, afin de convenir aux normes éducatives capacitistes qui valorisent la perfection, les capacités et qui stigmatisent toute forme de « faiblesse » ou de vulnérabilité (Dolmage, 2017). De façon descriptive, ma temporalité crip se révèle par un besoin de temps supplémentaire pour réaliser certaines tâches, car les douleurs et/ou les pensées intrusives m’empêchent physiquement et mentalement d’être disponible. Je rejoins également la volonté d’Alison Kafer (2013, 27-28) de réimaginer la temporalité crip comme un temps flexible permettant une redéfinition de nos rapports aux exigences temporelles hétérosexistes, capitalistes et impérialistes. Puisque nous sommes tous en proie aux risques psychosociaux à des échelles variées, il nous faut repenser l’éducation et la recherche en termes de solidarité, d’entraide, d’interdépendance et de temps. Nous devons travailler à la création d’environnements de sécurité où nous pouvons délivrer nos récits, nous reposer, nous rencontrer à des fins d’agentivité, de participation sociale, mais aussi et surtout à des fins d’auto-préservation (Kim et Schalk, 2021).

Cadrage théorique

Plusieurs auteur·trices ont montré l’intérêt fondamental de joindre les études critiques du handicap aux études postcoloniales et décoloniales (Parekh, 2007 ; Sherry, 2007 ; Campbell, 2008 ; Soldatic et Grech, 2016 ; Ghai, 2017 ; Bailey et Mobley, 2018 ; Dirth et Adams, 2019 ; Abay et Soldatic, 2024). Ces recherches constatent que le handicap est un motif polysémique utilisé pour décrire les oppressions, la marginalisation et l’exclusion subies par les personnes racisées. À l’inverse, l’esclavage et la colonisation ont servi de support métaphorique aux luttes en faveur des personnes handicapées. Ces usages métaphoriques gomment l’imbrication des formes d’oppression systémique qui sont au cœur de la production de ces catégories sociales de domination. Shaun Grech (2012, 58) précise que le handicap est inclus dans les approches du Sud, mais que les recherches n’accordent que peu de place aux spécificités des corps handicapés. Pour intégrer le handicap dans un cadre d’analyse décolonial, il est nécessaire de repenser sa signification, en prenant en considération les hybridations et les spécificités socio-culturelles, historiques, politiques, économiques, ontologiques, cosmologiques et relationnelles de l’espace au sein duquel il est produit. En effet, le handicap est un construit culturel qui ne correspond pas toujours aux perspectives des peuples autochtones et colonisés.

Pour ma part, j’estime que ce prisme d’analyse est essentiel, mais qu’il mériterait d’être approfondi de façon critique. En s’appuyant uniquement sur la perspective des groupes colonisés pour définir le handicap au sein de leur culture, Shaun Grech met de côté les effets de la colonisation et de la colonialité qui produisent la matérialité des corps-esprits. En effet, la colonialité s’est appuyée et s’appuie sur des idéologies eugéniques et capacitistes non seulement pour asservir les corps-esprits colonisés considérés comme pathologisés, mais pour justifier à la division sexuée et raciale du travail (Erevelles, 2011) et aux violences physiques et psychologiques qui produisent des corps-esprits blessés. Sans prétendre que tous les corps-esprits (néo)colonisés sont handicapés, je soutiens qu’ils sont tous sujets à l’enchevêtrement du capacitisme, du racisme et d’autres formes d’oppression (Campbell, 2008) et à la colonialité, c’est-à-dire aux structures de pouvoir qui subsistent et se transforment après la colonisation et qui influencent la façon dont « le travail, la connaissance, l’autorité et les relations intersubjectives s’articulent entre elles par le biais du marché capitaliste mondial et de la notion de race » (Maldonado-Torres, 2014, 140).

Aussi, bien que je mobilise une approche décoloniale, je fais le choix de m’inscrire dans les études critiques du handicap afin d’éviter certaines lacunes propres à ce champ théorique. En effet, les Critical Disability Studies sont un assemblage théorique qui inclut les études décoloniales. Toutefois, elles engagent davantage le dialogue entre les cultures (Meekosha et Shuttleworth, 2009, 50) et entre les approches théoriques. Ainsi, elles adoptent un point de vue plus ouvert que celui des études décoloniales qui, à travers la dyade Sud/Nord, tendent parfois à homogénéiser les expériences d’un Sud global imaginaire et refusent le dialogue avec les discours du « Nord ». Pour ma part, je préfère mobiliser « les épistémologies du Sud » qui ne considèrent pas le Sud d’un point de vue géographique – puisque le prétendu « Sud » existe aussi dans le « Nord » et inversement – mais plutôt comme « une métaphore de la souffrance humaine causée par le capitalisme et le colonialisme à l’échelle mondiale, et de la résistance visant à la surmonter ou à l’atténuer » (Sousa Santos, 2011, 39). De plus, l’ancrage intersectionnelle et coalitionnelle des études critiques du handicap (Hall, 2019) enrichit également la perspective décoloniale. Premièrement, les études décoloniales se focalisent sur une analyse globale des rapports de pouvoir, en délaissant souvent une analyse plus conjoncturelle des expériences personnelles, et d’autre part, elles considèrent que la race organise et structure l’ensemble des structures de pouvoir mondiale, et ce en dépit de l’aspect co-constitutif des oppressions systémiques.

Méthodologie : une autoethnographie critique décoloniale.

L’autoethnographie est une méthode de recherche qualitative réflexive qui propose des analyses nuancées, complexes et spécifiques, à partir de l’écriture d’expériences personnelles et culturelles des chercheur.se.s. Promouvant une « épistémologie de l’intériorité » (epistemology of insiderness) (Adams et al., 2014, 31) (traduction libre), l’autoethnographe écrit et interprète son expérience en laissant place à ses affects, sa vulnérabilité et ses propres mots, afin d’apporter ses observations sur les normes culturelles, les expériences et les pratiques. Cette méthode donne accès à une connaissance privilégiée, partiale et partielle d’une façon si intime qu’un.e chercheur.se extérieur.e ne pourrait pas reproduire sans dénaturer le savoir lui-même. Les autoethnographes créent et mobilisent donc le médium de la narration pour donner un sens aux identités et connecter des expériences personnelles à des conjonctures plus larges. Cette approche narrative de la recherche est une forme d’enquête permettant de mieux comprendre les différentes influences qui modèlent nos expériences, mais aussi et surtout, elle permet de briser le carcan du silence imposé sur nos voix et de nos savoirs asservis. En résumé, Tony E. Adams, Stacy H. Jones et Carolyn Ellis (2014, 41) présentent cette posture de recherche critique en ces termes :

’autoethnographie refuse et perturbe les récits canoniques, écrit contre les croyances et les pratiques hégémoniques et délit l’expérience culturelle telle qu’elle est particulièrement - plutôt que généralement – vécue. De plus, en brisant le silence autour de sujets peu étudiés, cachés et sensibles, les autoethnographes créent un espace textuel pour répondre aux expériences culturelles négligées et proposent simultanément des récits qui permettent à d’autres de « témoigner » de ces expériences. (traduction libre, souligné par l’auteur)

Cette méthodologie convient parfaitement aux enjeux des études critiques du handicap et aux études décoloniales, puisqu’elle permet de créer un espace où délivrer nos histoires d’oppression, proposer des façons alternatives d’être-au-monde et présenter des recherches politiquement engagées et transformatrices de façon accessible et non-discriminante. À cet égard, les récits de vie et les témoignages revêtent une place fondamentale dans les mouvements de lutte contre les discriminations. Ils agissent comme des contre-discours et des outils analytiques pour défaire les discours hégémoniques qui constituent les corps-esprits et tendent à essentialiser les identités. Au sein des études du handicap et dans le milieu militant, ces récits de vie ont été une première porte d’entrée politique pour les personnes, car « l’expérience est souvent la ressource la plus accessible que les personnes handicapées [et subalternes] peuvent exploiter lorsqu’il s’agit de production de connaissances » (Patsavas, 2014, 206). Depuis les années 1960 jusqu’à aujourd’hui, de nombreux.ses militant.es et intellectuel.les en Occident se sont saisi.es de la narration de soi pour revendiquer des droits, critiquer l’architecture sociale, récupérer des voix et des expériences dénaturées et pour renseigner leurs réalités intersectionnelles (voir par exemple : Hunt, 1966 ; Fine et Asch, 1988 ; Finkelstein, 2001 ; Kafer, 2013 ; Price, 2015 ; Nuss, 2015 ; Clare, 2017 ; Baril, 2018 ; Puiseaux, 2022). Ces narrations font progresser la théorie du handicap elle-même (Simplician, 2017) en défaisant les stéréotypes selon lesquels vivre avec un handicap serait une « tragédie » qui contraint la personne à l’inactivité et à l’improductivité.

L’autoethnographie est également un outil ou une tentative d’échapper à la reproduction d’une quelconque forme de « colonialité du savoir », c’est-à-dire le contrôle de la production culturelle des groupes non-eurocentriques et la réitération des formes d’expression et de connaissances dominantes (Mudimbe, 1988 ; Grosfoguel, 2010). Elle déstabilise certaines formes d’énonciation académiques qui organisent, sélectionnent et présentent des connaissances validées par des personnes privilégiées qui promeuvent uniquement la valorisation du savoir occidental pour le groupe hégémonique (Smith, 2008, 35 ; Grosfoguel, 2010, 120). Remettre en question le formalisme de l’écriture académique en insérant nos témoignages, nos spiritualités, nos histoires orales et nos langues, c’est lutter contre l’effacement de nos voix, nous approprier nos corps-esprits, nos expériences et de nos savoirs par la recherche scientifique occidentale qui a été au cœur des pires excès du colonialisme (Smith, 2008, 1 ; Mignolo, 2010, 16 ; Sousa Santos, 2011, 40).

Du côté de la représentativité des subalternes handicapées, l’autoethnographie offre l’opportunité de disséminer des contre-discours défiants et déconstruisant les métarécits, c’est-à-dire l’ensemble des idées reçues et universelles sur un phénomène socioculturel (Lyotard, 1979 ; Smith, 2008 ; Jones et Adams, 2010 ; Bolt, 2021). Plutôt que de penser nos expériences comme étant universelles ou figées dans une position intersectionnelle (Dorlin, 2005, 93), l’autoethnographie préserve la fluidité des expériences et des identités, évitant ainsi toute forme de cristallisation. Même si nous partageons avec une autre personne une posture intersectionnelle plus ou moins comparable, notre expérience du monde sera peut-être similaire, mais elle ne pourra en aucune manière être identique. Comme le constatent François Dubet et alii (2013, 151), « Selon les parcours et les positions sociales occupées par les individus, les sentiments de discrimination ne sont pas de même nature. » En mettant en avant les expériences personnelles des rapports de domination, il ne s’agit pas de segmenter les luttes ou de les individualiser, mais plutôt d’établir des connexions entre les histoires de corps-esprits localisées spatialement pour en dresser une cartographie (McRuer, 2006, 71 ; Simplician, 2017, 46). Nos histoires personnelles sont interconnectées, quand bien même l’expérience diffère, car elles sont reliées par l’imbrication des systèmes d’oppression qui s’articulent de manière distincte et spécifique selon nos parcours de vie et nos interactions. Produire des témoignages ou des récits de vie favorise l’érection de ponts pour notre compréhension mutuelle, l’enrichissement de nos perspectives épistémologiques et la création d’une coalition forte basée, non plus sur l’identité excluante, mais sur l’expérience des oppressions systémiques enchevêtrées. Ainsi, l’autoethnographie déconstruit l’Histoire comme récit linéaire et unifié, au profit d’une pluralité d’histoires individuelles (Foucault, 1966, Foucault, 1969).

Qu’est-ce donc qu’une autoethnographie critique décoloniale, au final ? C’est une méthode de recherche qui combine la narration personnelle et l’analyse critique pour explorer les effets de la colonialité sur les corps-esprits, dans un contexte historique et géographique spécifique. Cette approche cherche à révéler « les ambivalences traumatiques d’une histoire psychique [et physique] personnelle aux disjonctions plus vastes de l’expérience politique » (Bhabha, 2007, 43). Ancré dans une « pensée frontalière » (border thinking) (Anzaldúa, 1999 ; Mignolo, 2013), l’autoethnographe critique s’engage à explorer le réseau de relations de pouvoir qui affecte la formation et la préservation d’une identité personnelle et culturelle, en prenant en compte sa propre positionnalité, c’est-à-dire en reconnaissant tant ses privilèges que les marginalisations qu’il a subies (Boylorn et Orbe, 2021, 3). Cette exploration vise, certes, à mettre en lumière les « technologies décolonisées », c’est-à-dire les stratégies de lutte mises à place par les subalternes qui ont réalisé qu’ils souffrent de la colonialité (Mignolo, 2010, 16). Néanmoins, elle doit aussi être investie dans l’examen critique de ces identités, pratiques et cultures, qui bien qu’hybrides, n’échappent pas à l’influence de la colonialité et des discours hétérocisnormatifs, hégémoniques, racistes et capacitistes.

Récit : du « bac cocotier » à la grande classe prépa parisienne.

Pour comprendre les dynamiques et les rapports de pouvoir qui sont en jeu dans ce récit de vie, je me suis plongé dans une réflexion sur mon désir de faire des études supérieures depuis l’adolescence jusqu’à ma dernière année en Classes Préparatoires aux Grandes Écoles[8] (CPGE).

J’ai grandi au sein d’une famille nucléaire issue de la classe ouvrière, de parents réunionnais qui ont arrêté leurs études au premier cycle et qui se sont très rapidement sentis dépassés par mon parcours scolaire. Je suis également une personne queer, crip, neurodivergente qui roule avec style en fauteuil roulant selon les contextes et l’architecture environnante.

À l’âge de dix-sept ans, j’ai décidé de quitter l’île après avoir été admis dans l’une des meilleures classes préparatoires aux grandes écoles du pays. Je me souviens que mon professeur de littérature française – lui aussi Réunionnais – me disait que de suivre les cours dans ces classes en France hexagonale, c’est se garantir à vie une place dans le monde académique et professionnel, car seul.es les meilleur.es étudiant.es étaient sélectionné.es. Il disait également : « vous allez souffrir pendant deux ans, après ça ira tout seul ». Ce sont bien deux années de souffrance, car la pression et les violences psychiques y sont monnaie courante. Il avait raison, ces années furent, sans doute, les pires que j’ai eues à vivre… Mais je rêvais d’être l’un des meilleur.es, en intégrant la meilleure prépa, de prouver ma valeur, de devenir un transfuge de classe et intégrer l’intelligentsia parisienne et bourgeoise ; ça fait mal d’écrire et de revivre mes rêveries naïves adolescentes, mais j’y reviendrai.

Dans mon dossier de candidature pour les études supérieures, je n’ai, volontairement, pas mentionné mon handicap. Je partais déjà avec un handicap : mon diplôme de l’école secondaire avait moins de valeur que celui d’une école de l’Hexagone, j’avais un « bac cocotier ». En vérité, le diplôme a la « même » valeur juridique… mais comme il est obtenu sur une île, dans l’imaginaire « des Français de France », le diplôme nous est offert, car les attentes sont moins rigoureuses pour nous… Pourtant, nous passons exactement les mêmes examens avec les mêmes consignes, le même jour et à la même heure. Bref ! J’avais quand même un dossier scolaire fourni, mais étrangement, sur onze candidatures, j’ai reçu dix refus et une admission… Bac cocotier ? « Bak do lo[9] » ? Je me demande ce qu’il se serait passé si j’avais dévoilé mon handicap au moment des candidatures… Aurais-je fait des études supérieures ?

J’ai été pris dans une classe préparatoire pendant une année en Île-de-France. Je me souviens leur avoir annoncé mon handicap. J’ai dès lors eu un entretien avec le médecin scolaire référent pour valider la liste des aménagements dont j’aurais besoin en cours d’année. J’avais demandé que les salles de cours et d’examen soient au rez-de-chaussée, car je ne pouvais pas monter les escaliers sans entraîner l’usure rapide de mes muscles. Le médecin était sans appel : « quand on est pris dans une grande classe prépa, c’est à nous de s’adapter à elle, pas l’inverse ». J’ai donc passé six mois à monter plusieurs étages pour passer mes examens, par chance certaines salles de cours étaient au rez-de-chaussée. Les autres mois, je les ai passés en dépression enfermé dans une chambre en sous-sol. Je n’avais plus envie de souffrir, je n’avais plus envie de travailler, ma culture me manquait – j’écoutais des musiques de chez-moi, j’ai découvert la littérature réunionnaise –, le froid me brûlait les membres… Je sentais constamment une différence culturelle évidente entre moi et les autres. Comme si nous n’avions pas eu accès aux mêmes savoirs, aux mêmes méthodes de travail… À la fin de l’année scolaire, je discutais avec une professeure de cette première classe préparatoire qui était plus agréable que les autres dans le parc de l’école où l’on buvait un rhum que je lui avais offert. Elle m’a avoué : « nous n’avons pas l’habitude de recruter des gens comme toi, nos profils sont plutôt… BCBG ». Je n’ai pas compris tout de suite, elle avait pris le temps de choisir ce mot avec soin, tournant sept fois sa langue dans sa bouche. J’ai d’abord vu mon style vestimentaire, puis très vite j’ai compris qu’elle faisait référence à ma classe sociale. C’est vrai, je payais mes études seul, mes vêtements, mes livres… J’étais plutôt fier, mais ça détonnait sans doute dans le décor.

J’ai quitté cette classe préparatoire aux grandes écoles pour la meilleure du classement l’automne suivant. J’ai pleuré face à cette admission, non plus de joie, mais de peur de revivre ces violences quotidiennes. Je me disais que ce serait ma dernière chance de prouver encore que j’avais une place quelque part.

Rebelotte. J’ai appelé l’établissement pour dévoiler mon handicap. On ne pouvait plus me refuser, je ne risquais rien ! La directrice-adjointe à qui mon appel a été transféré a pris une longue respiration lorsque je lui ai annoncé mon handicap. Je me souviens que sa voix tremblotait un peu quand elle m’a demandé si je ne préférais pas aller à l’université, que j’y serai mieux et à ma place. J’étais en colère qu’elle doute de mes capacités à cause de mon handicap. Elle blessait mon égo par sa voix tremblotante. J’avais l’impression qu’elle craignait que je me mette à crier « discrimination ! ». Mais surtout, je ne voulais pas aller à l’université considérée dans le milieu élitiste bourgeois français comme une « voie de gare pour le tout-venant ». J’y suis resté deux ans dans cette classe préparatoire en plein cœur du quartier Latin. Deux longues années marquées par des douleurs physiques et mentales insupportables en classe, des insomnies, des crises d’angoisse, une prise de poids et une dépression.

Pourquoi m’étais-je infligé, non pas deux années, mais trois années de CPGE ? Qu’est-ce qui avait pu nourrir en mon for intérieur ce besoin viscéral de « prouver ma valeur », de quitter ma classe sociale pour prétendre à un imaginaire dont je ne connaissais rien à part ce que je lisais ou regardais dans les médias ? Ces gens me semblaient beaux (pourquoi ?), intelligents (par rapport à qui ?), riches, leurs appartements et leurs maisons secondaires étaient raffinés, remplis de livres ; je me voyais déjà boire du vin – je ne buvais même pas à l’époque ! – sur les quais de la Seine, face du Musée d’Orsay. Jamais, toutefois, je ne m’étais demandé d’où avait pu poindre cette volonté de m’éloigner de ma classe sociale et de mes origines. Pourtant, je ne détestais pas mes parents, j’avais tout ce dont un enfant avait besoin et plus encore – mes parents tenaient à ce que nous soyons heureux et qu’ils ne nous fassent pas « honte ».

Cela m’a permis de me rappeler de l’éducation que m’ont donnée mes parents. Iels m’ont toujours poussé à bien maîtriser la langue française – ma langue première est le créole réunionnais – et à travailler très dur à l’école pour avoir un travail non-manuel qui paie bien et qui pourrait me permettre de « sauter la mer[10] » pour étudier en « France », surtout à Paris – Paris, ville lointaine et proche, ville reconnue, mais inconnue pour ma famille – pour ne pas connaître « la misère ». Je me souviens très bien des histoires qui entouraient les personnes réunionnaises qui vivaient en « France » : elles avaient de l’argent – ce n’était pas toujours vrai ! –, car la vie y est moins chère et les opportunités professionnelles semblent y courir les rues. Cette éducation ou cet ensemble de discours n’était pas propre à mes parents. Cependant, je retrouve également cette « formation discursive » (Foucault, 1969) dans les histoires que m’ont rapportées d’autres amies réunionnaises et aussi dans les discours que tenaient des proches Réunionnais.es adultes.

Analyse des effets du discours sur l’excellence scolaire en situation postcoloniale.

La formation discursive de l’excellence sociale des subalternes à travers une histoire médiatique de la Réunion.

Avec du recul, ce récit traduit pour moi l’expression de l’« excellence noire » (« Black Excellence ») (Scott, 2017 ; Raymundo, 2021 ; Ali-Coleman, 2022). Selon les définitions apportées par Stephan C. Scott (2017), ce concept renvoie à deux acceptions. Premièrement, cette excellence se définit comme le succès et à l’épanouissement acquis par la réussite sociale et académique et par une soif de connaissance eu égard aux implications sociétales. Deuxièmement, il se traduit, pour certaines personnes noires, comme un « un fardeau historique et sociétal qui est démoralisant plutôt que libérateur, en raison de ses attentes déraisonnables. » (Scott, 2017, 110-111) (traduction libre). Pour ma part, ces deux définitions ne sont pas antinomiques, mais se complètent puisqu’elles démontrent à la fois l’agentivité des personnes de couleur, mais également le système oppressif qui agit sur leurs réalités. Toutefois, pour discuter de mon expérience et afin de ne pas m’approprier une formule appartenant notamment aux communautés africaines-étatsuniennes, je propose d’utiliser l’expression « excellence subalterne » pour discuter de mon expérience, car cette idéologie de l’excellence ne touche pas uniquement les communautés « noires », mais l’ensemble des groupes subalternisés.

Ce qui m’intéresse particulièrement n’est pas de savoir si mes parents ont eu raison de me délivrer de tels discours, mais plutôt de comprendre les modalités d’existence de cette formation discursive, c’est-à-dire quelles sont les conditions socio-historiques et les enjeux de pouvoir derrière ce que Michel Foucault définit comme

ensemble de règles anonymes, historiques, toujours déterminées dans le temps et dans l’espace qui ont défini à une époque donnée, et pour une aire sociale, économique, géographique ou linguistique donnée, les conditions d’exercice de la fonction énonciative. (1969, 153)

Sur une île où, depuis près de soixante-dix-huit ans, le taux de chômage est plus de deux fois supérieurs à la moyenne nationale française, où les prix sont plus élevés de près de 10% par rapport à la France continentale (INSEE, 2016), je comprends que mes parents ont pris au sérieux ma scolarité, notamment lorsqu’iels ont subi et ont vu leurs parents subir ces conditions socioéconomiques. Toutefois, si ces chiffres traduisent les réalités de milliers de Réunionnai.ses, ils n’expliquent que partiellement la régularité de ces discours et encore moins l’imagerie qui brosse la culture française continentale comme une idylle salvatrice.

Je propose d’explorer l’incorporation des effets de la colonialité de l’être, à partir d’une analyse discursive afin de dévoiler l’importance du langage et des médias dans le processus de subjectivation colonial. Dans le récit, j’ai mobilisé plusieurs termes que l’on retrouve souvent dans les conversations portant sur les études supérieures réunionnais : « France » ; « saute la mer » ; « bac cocotier ». Les mots « France » et « Métropole », en créole réunionnais – et dans d’autres créoles ! –, sont des synecdoques, car ils renvoient uniquement au territoire français en Europe. Cette figure de style nous renseigne déjà sur les legs linguistiques coloniaux, puisque la fréquence lexicale qui les caractérise témoigne de l’internalisation et de la reproduction d’un rapport différencié entre les citoyens français selon leurs origines géographiques. La prévalence qui leur est accordée dans nos échanges interpersonnels, mais aussi au sein de l’inconscient collectif réunionnais, signale également la continuité de l’exercice du pouvoir colonial après la colonisation. À l’époque coloniale, la « métropole » désigne le pays dominant qui est responsable et supérieur aux territoires colonisés. Cette hiérarchisation des territoires informe la « matrice de classification sociale » (Quijano, 2007) de la population mondiale. On perçoit donc brièvement comment la colonialité de l’Être (Maldonado-Torres, 2007) produit et s’exerce dans les structures de pensée et dans l’univers symbolique des ultramarin.es. En recourant fréquemment à cette terminologie, nous maintenons et perpétuons des mécanismes de hiérarchisation au sein même de nos relations, et nous participons, involontairement, à une violence linguistique quotidienne envers notre communauté. En effet, si nous pensons ces violences en termes de « discours performatifs » (Austin, 1991) nous alimentons l’idéologie coloniale qui veut que les régions et départements dits d’Outre-mer ne sont pas des territoires français équivalents à ceux du continent et que les personnes qui y résident ne sont pas pleinement des citoyennes à part entière. Si le colonialisme comme période historique a pris fin, le subalterne semble « figé dans le statut colonial, pris dans le carcan de l’oppression » (Fanon, 1956, 124).

L’expression « sauter la mer » fait également écho à l’héritage coloniale. Cette locution figée signifie « aller au-delà de la mer, au-delà de l’île, pour se rendre ailleurs ». Dans la littérature et dans les médias réunionnais, cette locution est équivalente au topos de l’exil, et plus précisément à l’exil des Réunionnais.es. Ce lieu commun apparaît avec une certaine persistance dans les écrits réunionnais à travers le temps, soit pour exprimer la nostalgie de l’île perdue, soit comme support narratif aux récits initiatiques. Prenons en exemple le célèbre poète Évariste de Parny qui, né à Bourbon part faire ses études à Paris vers 1762, et dédicace ses Poésies Érotiques « à l’isle Bourbon » en 1778 ou encore à Auguste Lacaussade qui quitte La Réunion pour ses études et écrit deux poèmes « A l’île natale », dans Poésies et Paysages en 1852. D’autres encore exilés comme Marius et Ary Leblond remportent le prix Goncourt, en 1909, avec leur roman En France qui narre l’histoire d’un Réunionnais qui part étudier à La Sorbonne… Ces écrivains de l’époque coloniale ont tous quitté l’île pour poursuivre leurs études en France. Cette opportunité de « sauter la mer » était évidemment réservée aux familles bourgeoises qui envoyaient leurs enfants sur le continent ou aux États-Unis[11] pour parfaire leurs éducations et/ou reprendre en main la gestion des affaires familiales coloniales. L’histoire d’Auguste Lacaussade est évocatrice à ce sujet : bien que né au sein d’une famille bourgeoise installée à Bourbon, il est refusé au Collège Royal de l’île à cause de ses origines métisses, mais il entreprend une carrière littéraire exemplaire après avoir poursuivi ses études à Nantes. Partir pour « La France », donc, est un signe de distinction sociale et un signe de réussite. Pendant l’entre-deux-guerres, l’éducation à La Réunion reste l’apanage des fils de famille. Les enfants de couleur ou vivant en campagnes sont peu représentés, car ils sont souvent retenus au sein du foyer et dans les champs selon les nécessités (Maestri, 2001, 115).

Après la départementalisation en 1946, cette représentation du continent comme terre des possibles a également été l’une des politiques migratoires les plus violentes à La Réunion. En effet, entre 1962 et 1984, sur la décision du Bureau pour le développement des migrations intéressant les départements d'outre-mer (BUMIDOM) plus de deux milles mineur.es vivant à La Réunion ont émigré de force et/ou par manipulation, sous prétexte qu’un « avenir meilleur » les attendait sur le territoire continental. Un dernier exemple significatif, Françoise Vergès, la féministe décoloniale, fille du président du Parti Communiste Réunionnais[12] (PCR) qui luttait en 1959 pour l’autonomie de l’île, a fait ses études à Alger, puis l’Université de Berkeley aux États-Unis, en 1970.

Certes, La Réunion des années 1946-1980 était un département d’un retard considérable sur le plan social, économique et éducatif (Eve, 2010). La situation d’iléité[13] ne peut pas être mise au placard si l’on souhaite comprendre l’articulation complexe des différents rapports de pouvoir qui sont en jeu. À titre d’exemple, l’Université de La Réunion n’est créée qu’en 1982, ce qui peut expliquer que de nombreu.ses Réunonnais.es ont fait le choix de partir étudier ailleurs pour quitter la misère sociale ou, au contraire, pour entretenir leur capital social et culturel. Néanmoins, bien que la création d’une université ainsi que d’écoles d’ingénierie, d’art et de commerce ait modifié les trajectoires sociales et géographiques en offrant des formations adaptées aux secteurs porteurs de l’île, ces filières sont aujourd’hui saturées, et l’offre de formation ne parvient pas à répondre aux besoins de l’ensemble des étudiant·es. On ne peut faire l’impasse sur la couverture médiatique annuelle qui met en avant les jeunes réunionnais.es admis.es dans des établissements d’études supérieures en Europe ou ailleurs. Les études sur le continent restent un choix séduisant, car selon les estimations déclarées par la Délégation Interministérielle Pour l’Égalité des Chances des Français d’Outre-Mer et la Visibilité des outre-mer (DIECFOMVI), près de quarante mille étudiant.es ultramarin.es y poursuivent leurs études supérieures en 2022 (DIECFOMVI, 2022). La reproduction de la culture dominante hégémonique et la mise à disposition de nos forces de travail sur le territoire continental sont des mécanismes par lesquels les inégalités sociales et économiques se perpétuent, consolidant ainsi les structures de pouvoir existantes et limitant les possibilités d'émancipation et de transformation sociale. La médiatisation de l’exil des Réunionnais.es est un instrument du pouvoir colonial entretenant l’idée de la supériorité de la culture française occidentale comme seule voie envisageable pour l’acquisition d’une pleine citoyenneté. En mettant en avant ceulles qui ont réussi à être admis sur le continent et ailleurs, cela entretient le système élitiste républicain selon lequel que seul.es les plus méritant.es et les plus conformes peuvent prétendre à une trajectoire sociale valorisée.

Il est également essentiel de questionner la valeur symbolique des diplômes délivrés dans les territoires d’Outre-mer. Comme cité en introduction, les ultramarin.es sont davantage pénalisés que les citoyens natifs de territoire continental. Comme le relève Yannick L’Horty (2014), la migration durable de ces dernièr.es s’expliquent, d’une part, par les carences du système éducatif ultramarin et s’explique, d’autre part, par les opportunités d'emploi plus attractives sur le continent. Néanmoins, ces données ne reflètent pas la pluralité des vécus. Est-ce qu’une personne réunionnaise titulaire d’un diplôme de l’Université de La Réunion aurait-elle les mêmes opportunités sur le continent et sur l’île qu’une personne réunionnaise qui serait titulaire d’un diplôme de La Sorbonne ? Si je me réfère uniquement à mes choix et aux dynamiques qui les ont sous-tendues, il est évident que je voulais éviter toute forme de discrimination et de stigmatisation. Cette stigmatisation s’inscrit dans la longue histoire des outils du racisme scientifique à partir desquels on a tenté de naturaliser l’infériorité et le manque d’intelligence des personnes racisées pour justifier la marginalisation et les exclusions violentes (Annama, Connor et Ferri, 2013, 1). Maboula Soumahoro (2020, 37) arrive à un constat quasi-similaire dans son récit autoethnographique. Bien qu’elle ait été orientée vers des universités banlieusardes qui proposaient prétendument des formations équivalentes à celles des universités parisiennes, sa directrice de recherche l’a invitée à la rejoindre après sa mutation, sous prétexte que la valeur de l’université faisait la valeur du diplôme. Pour ma part, j’ai rapidement intégré cette symbolique durant mes études secondaires, et je ne suis pas le seul. Charlotte Puiseaux (2022, 63-65) évoque également son parcours académique et sa résignation dans son récit autoethnographique. Après sa classe préparatoire, elle a dû s’inscrire à l’Université Paris Nanterre, car les bâtiments des universités parisiennes, historiques et réputées, n’étaient pas accessibles.

La capacité physique et mentale obligatoire : une concomitance de l’enchevêtrement des systèmes d’oppression ?

Les récits de Maboula Soumahoro et de Charlotte Puiseux mettent en lumière les effets de l’oppression sur nos trajectoires sociales. Si ces deux chercheuses se concentrent sur l’inaccessibilité systémique des études supérieures aux subalternes dans leurs textes, elles ne questionnent pas les mécanismes qui soutiennent cette inégalité sociale. Or, une analyse comparée de nos autoethnographies respectives met en évidence, d’une part, que le racisme et le capacitisme engendrent des inégalités et des effets analogues, et d’autre part, que ces systèmes de pouvoir sont intriqués. En effet, ces deux chercheuses n’évoquent pas la « condition physique et mentale obligatoire » (compulsory abled-bodiedness/mindedness) exigée aux personnes marginalisées avant et pendant les études supérieures. Pour Robert McRuer (2006, 10), cette expression désigne l’ensemble des standards de fonctions, de fonctionnalités, de compétences et d’efficacité qu’un « corps valide » (abled-body) doit pouvoir exercer de façon constante. Néanmoins, celui-ci explique, dans le sillage de Judith Butler, que ces attentes normatives sont impossibles à incarner. Alison Kafer (2013, 16), de son côté, reprend cette notion en ajoutant qu’un corps valide doit également prouver ses « capacités mentales, intellectuelles et cognitives » pour prétendre à l’« identité valide ».

Pour ma part, je considère nécessaire d’inclure dans nos récits les coûts que nous avons payé et que nous payons pour intégrer ces espaces de pouvoir. Comme l’écrit Fiona Kumari Campbell

[…] de nombreux leaders de notre mouvement pour les droits des personnes en situation de handicap souffrent de « burnout », ont subi des effondrements émotionnels ou ont tout simplement choisi de s’éloigner afin de faire face aux réalités d'un monde hostile. (2008, 9) (traduction libre).

Je soutiens qu’il n’est pas nécessaire d’être leader pour s’effondrer devant les attentes déraisonnables du monde capacitiste et raciste, car nous sommes confrontés chaque jour à des évènements qui influencent notre corps-esprit de façon chronique et permanente. Aussi, l’autoethnographe critique – si ce n’est chaque personne relatant les effets délétères des oppressions – se doit réfléchir à son positionnement. En tant que chercheur, j’ai accès à une position de pouvoir, celle d’intellectuel organique, qu’elle soit ou non remise en question par des forces extérieures. Il en va également de ma responsabilité éthique de reconnaître et mes marginalisations et mes privilèges. Contrairement à une approche dualiste, il ne s’agit pas de se poser d’un côté comme victime et de l’autre comme détenteur de pouvoir, mais de formuler une critique sur l’intrication de ces deux positions. Cette autoréflexivité est essentielle si nous souhaitons porter une critique sur la culture. En mettant des mots sur nos vulnérabilités, en racontant comment nous avons été blessé.es et comment nous avons, par la suite, léché nos plaies, nous ne nous présentons pas au monde à travers l’image de la victime passive au destin tragique, nous présentons à nos communautés des récits de survie. Maintenir nos privilèges en masquant les traumatismes que nous avons subis pour les acquérir est une réitération des idéologies et des représentations produites par les systèmes d’oppression. Au contraire, nous devons devenir des « cripistémologue[s] furtif[.ves] » (stealth cripistemologist) qui refusent d’agir en accord avec les pressions capitalistes et impérialistes, et donc qui refusent d’agir en faveur du système de capacité physique et mentale obligatoire (McRuer et Johnson, 2014, 136).

L’espace universitaire, ou plus globalement celui des études supérieures, est l’un des sites de l’exercice du pouvoir colonial qui tend à l’exclusion de certains corps stigmatisés (Hudson, 237). Les sujets subalternes et handicapés se doivent d’être alertes aux politiques néolibérales qui suggèrent que ces espaces sont sécurisés et prêts à les accueillir. Au contraire, le cadre juridique néolibéral est articulé par un ensemble de dispositifs du biopouvoir qui soutient l’inclusion ces sujets, mais qui n’entraine que peu de changement au niveau institutionnel, notamment en ce qui concerne l’accueil de la diversité de ces publics. Or, comme le soulignent Mitchell et Snyder (2015), ces politiques antidiscriminatoires sont une forme d’« inclusionnisme néolibéral » (« neoliberal inclusionnism ») qui réifient les modes normatifs d’être-au-monde en imposant des normes néolibérales.

Aussi, lorsque j’ai fait le choix d’intégrer ces classes d’élite, j’ai accepté leurs conditions sine qua non. J’ai dû prouver que mes origines socioculturelles et mon handicap ne seraient pas un frein à mon intégration dans ces écoles, mais cela a un coût physique et mental important, puisque je me sentais contraint à produire deux à trois fois plus de travail que les autres. Cela a été un échec lamentable : mon corps-esprit s’est écroulé au bout de quelques mois à peine, le froid hivernal a eu raison du peu de pugnacité qu’il me restait et a raidi tous mes muscles dont je n’avais pas pris soin depuis mon arrivée en Hexagone. Je me souviens d’un matin en première année, j’étais au téléphone avec ma mère. Je grimpais une pente en plein hiver pour aller en cours – mon premier hiver – pleurant toutes les larmes de mon corps en lui disant que je ne voulais pas être un raté qui abandonne à cause de son handicap et de ses origines. Je pensais également que si j’abandonnais d’autres Réunionnais.es, tout comme les personnes vivant avec des incapacités, qui ne pourraient pas tenter leur chance, car j’aurais été la norme qui confirme la règle. Je n’avais pas tort à l’époque bien que je n’eusse pas pleinement conscience de ce qu’il se passait. Plus tard, en candidatant dans un master, les examinateurs m’avaient fait cette remarque : avant moi, un jeune ayant un handicap avait été sélectionné, mais sa situation de santé avait entrainé un fort absentéisme ce qui était inadmissible à leurs yeux. Du même souffle, ils ont ajouté que, logiquement, ils n’allaient pas risquer de répéter les mêmes erreurs avec moi.

Ce qui me frappe d’autant plus, c’est que j’ai répété ce schéma plusieurs années de suite, en pensant que c’était le cadre environnant qui me limitait et non la culture méritocratique, raciste et capacitiste elle-même. J’ai perdu au minimum cinquante pourcent de mes capacités physiques : la première année j’ai sacrifié ma capacité à monter les escaliers, la seconde année, je ne pouvais plus me lever d’une chaise sans un appui fixé au sol et la troisième année mon périmètre de marche a été réduit de moitié. Je comprends aujourd’hui que cette quête de l’excellence fonctionne, en partie, à travers des ontologies négatives produites par les oppressions que nous avons internalisées. En tentant de me soumettre aux normes capacitistes, j’ai brisé mon corps-esprit contre les barrières architecturales de ces écoles. J’espérais « dépasser mon handicap », montrer l’exemple et prétendre à un statut social valorisant. Or, je développais une colère profonde, une colère dirigée non seulement vers ces écoles et la société de la France hexagonale, mais je la détournais aussi contre moi, car j’échouais à performer la norme. Entrelacés dans cette quête de l’excellence, le capacitisme et le racisme intégrés m’ont amené à m’imposer une rigueur quotidienne extrême de travail sans jamais écouter mes douleurs et mes états d’âme. Mon corps était déjà en train d’être brisé par l’architecture, mais les attentes méritocratiques de la classe préparatoire aux grandes écoles couplées à l’« excellence subalterne » ont amplifié, accéléré et aggravé mon état de santé.

Dans Peau noir, masques blancs, Frantz Fanon fait une description des effets du pouvoir colonial dans le processus de subjectivation des personnes ultramarines. Dans le chapitre « Le nègre et la psychopathologie », il écrit avec justesse
Mais c’est que l’Antillais ne se pense pas Noir ; il se pense Antillais. Le nègre vit en Afrique. Subjectivement, intellectuellement, l’Antillais se comportement comme un Blanc. Or, c’est un nègre. Cela, il s’en apercevra une fois en Europe, et quand on parlera de nègres il saura qu’il s’agit de lui aussi que du Sénégalais. (1952, 120-121)

Fanon pointe un élément fondamental dans la construction de l’identité ultramarine colonisée. Les dispositifs biopolitiques euro-impérialistes induisent chez le sujet colonisé ultramarin l’idée qu’il bénéficie des mêmes avantages républicains du système éducatif et surtout de la même structure familiale que ses homologues blancs et bourgeois. Or, ces technologies diffèrent selon les contextes géohistoriques. La famille est une institution sociale dépositaire de la culture nationale et hégémonique. Or, la structure familiale blanche bourgeoise est différente de la structure familiale colonisée. Aussi, les valeurs véhiculées au sein du groupe de socialisation primaire ne renvoient pas aux mêmes « intentions » (Fanon, 1952, 123).

Mon arrivée en classe préparatoire s’est soldée par ce même constat : je n’étais pas considéré comme faisant partie des « BCBG », c’est-à-dire que je ne pouvais prétendre à une identité socio-culturelle euro-occidentale blanche, cisnormative et bourgeoise. Je ne comprenais pas pourquoi je ressentais cette différence évidente entre les autres étudiant.es et moi. Il m’a fallu du temps pour comprendre que l’idée d’une identité nationale pure n’existait pas. Ces temps de « dépression », comme je l’ai écrit, étaient des moments produits par l’articulation des différences culturelles. Pendant ces temps de crise, que je comprends à travers l’expression d’« espaces interstitiels », se négocient des expériences intersubjectives et collectives (Bhabha, 2007, 30) qui ont travaillé mon processus de subjectivation. Au sein de ces espaces interstitiels, j’ai pris conscience que mon identité culturelle n’était pas celle de la France hexagonale impérialiste, mais plutôt le résultat de processus ambivalents de négociations et de transformations culturelles. Je l’ai compris non seulement lorsque je cherchais désespérément dans l’art réunionnais une forme de résistance, mais également lorsque j’ai pris conscience que la culture réunionnaise, dont j’ignorais tellement d’aspects et que nous n’abordions jamais à l’école, avait une importance beaucoup plus profonde pour moi que la seule culture européenne. Ce retour vers la culture d’origine se retrouve souvent dans les témoignages des Réunionnais.ses vivant en Hexagone. Néanmoins, ce besoin de renouer avec les origines est moins une question de nostalgie, à mon sens, que le moment où nous prenons conscience d’habiter dans le lieu fracturé de la différence coloniale (Mignolo, 2000, 37 et 120). Nous prenons alors conscience que nous avons internalisé les discours de la colonialité, c’est-à-dire les processus cachés de subalternisation et de classification qui hiérarchisent et construisent les cultures, les identités, les épistémologies et les rapports de pouvoir (Quijano, 2007 ; Mignolo, 2010).

Toutefois, le sujet colonisé qui se confronte à la différence coloniale n’embrasse pas forcément l’option décoloniale lorsqu’il fait face à la différence coloniale. Les études décoloniales semblent mettre de côté la question de la temporalité dans le processus de prise de conscience. Il m’a fallu, pour ma part, plusieurs années pour détruire ce « mythe solidement ancré » dont discute Fanon (1952, 122), avant de m’engager dans une praxis décoloniale. Comme l’écrit Françoise Vergès (2017, 15) : « la condition postcoloniale est une co-production, au sens où des subalternes y jouent un rôle ». Françoise Vergès se demande pourquoi certains sujets colonisés continuent de consentir à cette coproduction de condition postcoloniale plutôt que d’être actif dans la lutte décoloniale. Frantz Fanon explique que le sujet colonisé joue ce rôle dans l’espoir que la culture européenne le déprenne de sa race afin qu’il ne soit plus victime du régime d’exploitation coloniale (1952, 181). Cette aliénation du sujet colonisé est le produit d’une incorporation des effets de la colonialité. On remarque une internalisation du racisme dans les processus de subjectivation de celui-ci qui semble limiter son champ d’action à la reproduction du système moderne/colonial (Campbell, 2008, 6-7).

Conclusion

Dans le cadre de cette autoethnographie critique, j’ai souhaité mettre en lumière l’enchevêtrement du racisme, du classisme, du capitalisme et du capacitisme ainsi que les effets néfastes de leur internalisation dans la subjectivation des personnes subalternisées et handicapées. À partir d’une approche décoloniale des discours sur l’excellence sociale héritée de l’époque coloniale, il s’agissait de mettre en évidence à la fois les effets de l’incorporation des dispositifs de la colonialité et des dynamiques intersectionnelles, à partir d’un récit personnel et situé. En produisant le récit de nos expériences traumatiques et violentes, il n’est pas question de s’ancrer dans une posture victimaire, mais d’exercer une agentivité à partir d’une pensée frontalière qui dévoile les legs de l’héritage colonial et les mécanismes renouvelés de la colonialité.

Pour s’engager dans une voie décoloniale, il en ressort que le subalterne doit, à un moment, faire face à une conscientisation douloureuse, à mon sens, qui lui permet de percevoir l’articulation complexe de systèmes économiques, culturels, capacitistes, classistes et racistes. Cette conscientisation se rapporte très clairement à la perception de la « différence coloniale », c’est-à-dire une prise de conscience que nous vivons dans un « lieu fracturé » (Mignolo, 2010) au sein duquel nous produisons toujours une forme de résistance au pouvoir dominant. Ce lieu fracturé est un espace d’énonciation à partir duquel nous pouvons répondre aux narrations dominantes en restituant nos savoirs, nos expériences, nos héritages ethnoculturelles, nos savoir-être et nos savoir-faire.

Toutefois, une autoethnographie, même critique, reste partielle dans l’analyse produite. Dans mon cas, j’ai fait le choix de m’inscrire dans une démarche analytique dissociée (Bilge, 2015, 33), c’est-à-dire que j’ai mis en avant certaines catégories sociales auxquelles j’appartiens. Cette démarche évite une lecture consubstantielle de l’ensemble des oppressions et évite, à mon sens, d’invisibiliser et de réifier les réalités d’autres personnes qui vivraient des oppressions similaires. Aussi, il a été peu question du genre dans cette analyse. En effet, bien que je me considère comme une personne queercrip, j’ai été socialisé et je me suis présenté comme étant un homme – je précise qu’il n’y avait pas d’autres choix proposés quand j’ai rempli les dossiers. Bien que je n’aie pas remis en question les privilèges inhérents à cette position sociale, il est évident que celle-ci a eu un impact sur les perceptions que les écoles et les personnes que j’ai rencontrées ont eu de moi. Ces perceptions ont apporté des privilèges et des marginalisations dont il n’a pas été question dans ce récit, mais dont je suis conscient pour l’avoir vécu à d’autres moments. De façon brève, l’intersection du genre, du handicap et de la race a parfois créée des rencontres violences durant lesquels mon agacement, ma déception, ma tristesse et ma colère face à ces injustices ont été perçus parfois comme les signes d’une violence masculine et parfois comme des défauts naturalisées et interconnectés à cause de mon handicap, de mon genre et de ma race. Cela a engendré des exclusions violentes et des paroles blessantes – que j’ai entendues sans être vu – au cours de ces années en classe préparatoire de la part des étudiant.es et du corps professoral. Il serait également faux de prétendre que la décolonisation de mon esprit est terminée et que je ne vis plus ces formes de violence au quotidien, et ce dans les différents pays dans lesquels je suis amené à étudier et à travailler. Être un intellectuel organique, dans ce contexte, signifie interroger sans cesse les structures oppressives, refuser les assignations réductrices et créer des espaces où la voix des personnes subalternisées peuvent résonner et faire raisonner. Cela signifie surtout, à mon sens, de s’installer soi-même dans une posture d’autoréflexivité et d’entretenir une pensée transfrontalière. C’est-à-dire prendre conscience de soi comme prendre conscience d’un autre, déconstruire les identités imposées et naviguer dans ces mondes qui se rencontrent rarement et tendent à s’exclure :

La lutte a toujours été intérieure et se joue sur des terrains extérieurs. La prise de conscience de notre situation doit précéder les changements intérieurs, qui précèdent à leur tour les changements dans la société. Rien ne se produit dans le monde ‘réel’ sans s’être d’abord produit dans les images que nous avons en tête (Anzaldúa, 1999, 109) (traduction libre).

Pour conclure, bien que j’aie démontré l’origine et l’influence des discours et des effets de l’Excellence Subalterne, il est essentiel de souligner deux éléments. Tout d’abord, l’exercice du néolibéralisme quant à la préservation et à la pérennisation de la normalisation qui contraint les personnes à des pratiques de conformité au-delà des exclusions basées sur la différence. Enfin, il est important de préciser que mon parcours n’est peut-être pas unique, mais qu’il ne représente pas non plus les vécus d’une majorité de Réunionnais.es. Si je pense que nous avons tous.tes été confronté.es aux discours de l’Excellence subalterne, tout le monde n’a pas été aussi sensible. Par exemple, auparavant, les familles réunionnaises choisissaient l’un de leurs enfants pour faire des études tandis que les autres n’avaient pas cette opportunité. D’autres familles, au contraire, rejettent l’éducation et les promesses d’élévation sociales par déception, par désillusion ou par opposition. Les récits concernant l’éducation sont multiples et un travail de récoltes de témoignages devrait être effectué pour comprendre l’état actuel des mécanismes de pouvoir en jeu. Souvent, les études proposent des méthodologies quantitatives et délaissent une analyse plus approfondie de la colonialité et des processus de subjectivation et d’intersubjectivation corrélés qui sont, pourtant, au cœur même des inégalités sociales.

Endnotes

  1. Je tiens à remercie Maria Fernanda Arentsen pour son soutien et ses conseils, ainsi que les correcteur·trices anonymes et Marine Fontaine.
  2. Le post-colonialisme met en évidence la persistance de la colonialité du pouvoir au-delà de la période coloniale. Ainsi, le préfixe « post- » ne se limite donc pas à une simple succession chronologique, mais englobe à la fois l’ère coloniale et l’époque contemporaine, caractérisée par la modernité et la colonialité (voir Bancel, 2022).
  3. Le terme « décolonial » renvoie aux études décoloniales issues de la pensée latino-américaine qui considère que la colonialité perdure après la période des décolonisations dans la deuxième moitié du XXème siècle. Cette approche critique remet en question les fondements de la modernité/colonialité et les héritages coloniaux et cherche à opérer une rupture épistémologique et politiques avec cette dernière (voir Quijano, 2000 ; Mignolo, 2011).
  4. Le terme « ultramarin » renvoie aux personnes originaires des Outre-mer français, à savoir tous les territoires qui ne se situent pas sur le territoire continental européen.
  5. Voir notamment la loi de 2005 relative à l’égalité des droits et des chances, à la participation et à la citoyenneté des personnes handicapées, qui encadre cette politique en faveur des personnes en situation de handicap.
  6. Je donnerai une définition de la colonialité dans la partie théorique.
  7. Le terme super-crip est un stéréotype utilisé dans les médias pour présenter les personnes handicapées ou crip comme des héros qui surmontent les défis du handicap ou des personnes ayant des compétences exceptionnelles voire magiques. Ce stéréotype masque la variété des expressions matérielles du handicap, en promouvant l’idée que le handicap est une affaire personnelle exigeant un comportement d’adaptation à tout prix. À ce titre, le discours social s’est approprié (d’une manière perverse) le concept de résilience pour célébrer des comportements considérés comme « normaux ».
  8. Les prémices des classes préparatoires aux grandes écoles apparaissent au XVIIème siècle avec la création d’un recrutement sur concours pour les armées savantes, par l’institution militaire. A partir de la Révolution française apparaissent les classes préparatoires aux grandes écoles, le recrutement est alors ouvert à une grande marge de la population afin de sélectionner l’élite scolaire de France. Bien que basé sur le « mérite seul » selon Vauban, ces classes restent l’apanage d’une élite sociale bourgeoise. D’après les études récentes des hautes instances françaises comme le Sénat ou la Haute Autorité pour de Lutte contre les Discriminations et l’Égalité (HALDE), une discrimination de fait est exercée, entrainant ainsi une reproduction des élites.
  9. Expression réunionnaise qui signifie « sceau d’eau ». C’est une blague que l’on utilise souvent pour se moquer du diplôme du baccalauréat qui est censé être une « clé » pour un avenir meilleur.
  10. Je fais le choix de franciser la graphie des expressions créoles pour que le texte soit accessible aux lecteur-trices non-créolophones.
  11. On peut prendre en exemple Charles Desbassyns, fils deux grand.es propriétaires foncières esclavagistes de l’île Bourbon, qui a fait ses études à Paris et aux États-Unis. Pour plus d’informations sur cette famille célèbre de l’histoire locale, je vous invite à consulter le site suivant : https://www.portail-esclavage-reunion.fr.
  12. La référence à la famille Vergès n’est pas opportune. En vérité, Paul Vergès, le père de Françoise Vergès, et avant lui Raymond Vergès, ont joué un rôle essentiel dans la vie politique, sociale et culturelle réunionnaise et notamment dans les luttes anticoloniales. D’autre part, si le.la lecteur.trice peut trouver cette mise en contexte un peu longue, j’estime qu’elle permet d’une part, de faire entendre notre histoire, et d’autre part, qu’elle renseigne sur les dynamiques de pouvoir géohistoriques et sur les médias qui ont contribué de notre structure de pensée.
  13. li>L’iléité renvoie au vécu insulaire, à l’isolement et aux caractéristiques géo-identitaires des territoires îliens qui façonnent les expériences des personnes (voir André, 2016 ; Fontaine, 2020).

Références