Introduction

Maria Fernanda Arentsen

Université de Saint-Boniface

marentsen [at] ustboniface [dot] ca

La Revue canadienne d’études sur le handicap / Canadian Journal of Disability Studies est heureuse de présenter son premier numéro entièrement en français : « Handicap et cultures francophones ». La Revue canadienne d’études sur le handicap, qui a vu le jour en 2012, est publiée par l’Association Canadienne des Études sur l’Incapacité (sic) / Canadian Disabilty Studies Association (CDSA/ACÉI), fondée en mai 2004 au Manitoba.

Depuis quelques années, le dialogue s’enrichit entre les chercheurs canadiens anglophones et francophones, lesquels sont majoritaires au Québec mais minoritaires dans le reste du Canada. On constate par exemple une augmentation considérable des participants francophones aux colloques annuels de la CDSA/ACÉI, qui ne va pas sans provoquer des changements et appeler à des transformations. En effet, le colloque de 2015 à Ottawa a donné lieu à un long débat entre les membres francophones au sujet de la traduction adéquate du nom de l’association. Le nom actuel ne reflète ni l’évolution terminologique des dernières décennies ni les apports conceptuels du modèle social du handicap. Une association qui n’exprimerait pas leur manière de penser et qui ne renverrait pas aux références propres à leur langue et à leur culture ne permettrait pas aux francophones de se reconnaître et d’avoir un sentiment d’appartenance. C’est pourquoi, en 2016, les membres francophones de l’association ont voté pour une correction de la version française du nom, jugeant que l’expression appropriée est « Association canadienne d’études sur le handicap ». L’association doit ratifier cette nouvelle appellation lors de son assemblée annuelle en juin 2017.

Cette histoire, qui peut paraitre banale, reflète le type d’expérience que vivent au quotidien les Canadiens francophones, qui restent minoritaires et minorisés dans l’océan anglophone de l’Amérique du Nord[1]. La vie dans des communautés linguistiquement minorisées est marquée par une menace constante d’incompréhension, de marginalisation, de manque d’opportunités et même de disparition. Pour ce qui est des personnes en situation de handicap, il faut se battre pour préserver les droits acquis tout en redoublant les efforts d’inclusion. Pour les communautés francophones minoritaires, il reste encore beaucoup de chemin à faire.

Ce numéro, entièrement en français, publié dans une revue canadienne, marque un rapprochement important et, surtout, met en valeur le besoin de consolider le dialogue entre les différentes régions de la francophonie (minoritaire ou pas) et entre tous les Canadiens, car l’appel à construire des sociétés plus justes et inclusives nous rallie.

Le Canada et le Québec ont longuement réfléchi et débattu sur leur identité multi/inter/transculturelle. On pourrait affirmer que ce travail de réflexion s’impose dans des sociétés qui se construisent sur l’immigration. La construction des identités complexes du Québec et du Canada dépend intimement de la capacité au dialogue, à l’échange et même des tensions entre les différents groupes ethniques et religieux qui en constituent le tissu social. Or, comme le soulignent Nathalie Bélanger, Marie-Eve gagné et Mona Paré dans leur article, il est temps d’incorporer de nouvelles manières de penser la différence, aussi bien au niveau des législations que des planifications sociales, pour notre vivre ensemble.

Dans les sociétés modernes, capacitistes et normatives, le citoyen idéal est valorisé par sa capacité de travail et de production. Si une personne est considérée productive (même potentiellement, comme le sont les enfants et les jeunes scolarisés), elle est accueillie pleinement dans la vie de la société, elle travaille, elle consomme, elle a des activités de loisir… En ce sens, les minorités qui cohabitent au Québec et au Canada mènent des vies « normales » ou sont considérés comme des individus « normaux », dans le sens foucaldien du terme. Cependant, les personnes ayant une incapacité sont souvent marginalisées - voire complètement exclues - de la vie en société. On peut donc se demander jusqu’à quel point nos sociétés accueillent véritablement la diversité humaine.

Ce numéro, malgré la variété des sujets traités, se penche sur cette remise en question des valeurs de nos sociétés. Le Canada a fait et continue de faire de grands progrès de réflexion sur les altérités et sur la complexité de sa culture. Toutefois, comme l’affirment les auteures et auteurs de ce numéro, il reste encore un questionnement à effectuer sur les valeurs à développer pour bâtir des sociétés véritablement démocratiques et multi/inter/transculturelles, capables d’apprécier tous leurs membres et de célébrer toutes les différences.

Les articles publiés dans ce numéro se penchent sur les divers aspects touchant la vie des personnes en situation de handicap en contexte francophone. Certains auteurs soulignent l’importance de débattre la condition de minorisation linguistique. D’autres mettent l’accent sur la production sociale des exclusions. D’autres encore examinent des solutions à partir de diverses instances. Et si le numéro peut sembler à prime abord hétérogène, en partie grâce à la variété des sujets traités et des origines des auteures et des auteurs, il n’en demeure pas moins qu’il reste caractérisé par une certaine harmonie, une cohérence dans la réflexion autour du handicap. Cette harmonieuse hétérogénéité est probablement la caractéristique la plus saillante de l’interdisciplinarité des études sur le handicap.

Le premier texte donne le ton du numéro en mesurant l’inévitable diversité qui s’observe dans le domaine du handicap. Cette « note de recherche », comme l’ont appelée Patrick Fougeyrollas, Normand Boucher et Yan Grenier, du CIRRIS à l’Université Laval, nous situe d’emblée dans « La nébuleuse du handicap », métaphore très efficace lorsqu’il s’agit de saisir l’expérience des personnes en situation de handicap dans une société donnée. Fragmentations et rassemblements, individus et société, singularités et diversités, culture et biologie sont autant de tentatives de trouver un fil d’Ariane qui permette de naviguer le labyrinthe « de la diversité dans la mouvance associative québécoise de défense des droits ».

L’article d’Alexandre Baril, « Docteur, suis-je un anglophone enfermé dans un corps de francophone ? », analyse l’expérience des Francophones transgenres, ayant une incapacité et vivant en situation de minorisation linguistique. Une telle étude s’appuie nécessairement sur une perspective complexe - queer, transactiviste et intersectionnelle - qui permet à l’auteur de proposer de nouvelles conceptualisations, notamment de l’expérience que les individus vivant au sein des sociétés capacitistes, cisnormatives et anglonormatives ont de la temporalité (temporalité crip). Cet article, tout comme celui de Laurence Parent, met en évidence le rapport complexe que les Francophones entretiennent avec leur langue, surtout lorsqu’il s’agit de trouver la manière d’exprimer en français des concepts formulés en anglais par des vocables qui ont été re-signifiés par les activistes et les penseurs anglophones du handicap.

Toujours dans l’optique de la double minorisation, Nathalie Bélanger, Marie-Eve gagné et Mona Paré examinent les inégalités vécues par certaines communautés francophones ontariennes dans leur article « École, handicap et francophonie ». Elles se penchent surtout sur des expériences d’élèves en situation de handicap sévère et sur les luttes juridiques menées par certaines familles. Elles expliquent que les droits linguistiques et l’offre des services aux familles ayant un enfant en situation de handicap ne vont pas toujours de pair. Le manque des services met en danger l’appartenance linguistique des familles francophones étant donné qu’elles doivent recourir à l’anglais pour avoir accès aux services. Finalement, les auteures proposent des pistes de solutions qui pourraient contribuer à une amélioration des conditions de vie des familles francophones en Ontario, qui pourrait aussi s’appliquer aux autres provinces canadiennes.

L’article de Mélanie Bénard, « Promouvoir l’accessibilité à l’aide de la loi : un appel à une réforme législative au Québec », examine aussi la dimension juridique concernant le handicap, mais au Québec. Bénard récapitule l’évolution de la législation québécoise tout en repérant les lacunes du cadre législatif actuel. Elle insiste sur l’importance de travailler à une réforme législative pour assurer le droit à l’égalité des personnes handicapées. Elle démontre que la timidité de la loi québécoise et ses limitations (entre autres le fait qu’elle ne comporte pas de mesures de mise en œuvre) posent de nombreux obstacles à l’inclusion et à la pleine participation sociale des personnes en situation de handicap.

Comme le démontre Mélanie Bénard, remonter le fil du temps est un chemin obligé si on veut avancer dans la construction de sociétés plus justes. De là l’importance de connaître notre passé, même si cela implique un douloureux travail de reconnaissance. Susanne Commend se penche sur ce passé en approchant un sujet délicat, celui de « l’enfance handicapée ». Son article « Entre secours et guérison : les enfants de la polio à Montréal vus par les philanthropes, 1930-1955 » analyse la perception sociale que l’on avait des enfants handicapés au Québec pendant les décennies frappées par des épidémies de poliomyélite. Commend démontre que la perception qu’on avait des enfants de la polio est fortement teintée par l’idéologie de la guérison et le « redressement physique et moral ». Commend analyse le discours sentimental et paternaliste de protection et d’assistance d’une société qui conçoit ses enfants plus comme un « capital » que comme des êtres humains.

Au fil du temps, des efforts ont été déployés par la société québécoise pour dépasser le rejet du corps blessé. Ashley McAskill étudie un bel exemple de pratique d’inclusion dans son article « Approche atypique avec Les Muses de Montréal : radicaliser la place des artistes handicapés au Québec ». McAskill cherche à comprendre par quel processus Les Muses, école montréalaise offrant un programme de formation professionnelle pour les artistes ayant un handicap intellectuel, réussit à présenter le handicap comme esthétiquement productif. Elle démontre aussi l’importance de l’apport des étudiants de cette école au monde des arts de la scène. Son article met l’accent sur l’ « approche atypique » du spectacle qui incorpore le handicap comme « un outil créatif et significatif », capable de mettre en valeur les différences cognitives et physiques des artistes.

Sophie Mariani-Rousset propose une réflexion consacrée au déplacement en contexte urbain. Son article « Temps de pause et design de mobilier urbain pour les personnes à mobilité réduite » décrit les efforts déployés à Besançon, en France, pour faciliter les déplacements des personnes à mobilité réduite Elle se penche sur la nécessité d’instaurer des lieux d’assise répartis dans l’espace de la ville pour permettre aux personnes à mobilité réduite de se reposer, en leur proposant un cheminent par étapes lorsqu’elles se rendent dans des lieux différents. Mariani-Rousset explique que mettre l’accent sur le repos et non pas sur le mouvement permet une meilleure accessibilité aux différents endroits de la ville. Ainsi, la création d’un mobilier urbain adapté permettrait de combattre l’enfermement et l’isolement des personnes à mobilité réduite et leur permettrait de s’approprier leur environnement.

En faisant écho aux propos d’Alexandre Baril, Laurence Parent approfondit les réflexions sur l’état de la conceptualisation théorique du handicap en français dans son article « Ableism/disablism, on dit ça comment en français ? ». Parent, qui s’identifie comme « activiste, chercheure et femme handicapée francophone québécoise » démontre l’importance et le besoin de pousser les travaux de conceptualisation, de re-signification et de réappropriation des vocables en français pour pouvoir non seulement mieux décrire et exprimer les expériences vécues par les personnes handicapées, mais aussi pour mieux les comprendre. Elle propose une analyse détaillée des concepts « ableism » et « disablism », très utilisés dans les disability studies, ainsi que par les activistes et les artistes, mais qui « commencent à peine à émerger dans la littérature francophone ». Son article lance un cri d’alarme sur le retard des études francophones sur le handicap en matière de conceptualisation.

Dans son article « L’évaluation du programme “ réadaptation à base communautaire” au Rwanda », Majid Turmusani rend compte d’un projet de  réadaptation à base communautaire (RBC) qui a eu lieu au Rwanda en 2012 et 2013. Le ministère de la Santé du Rwanda, travaillant de concert avec Handicap International, ont mis en œuvre un projet pilote de quatre ans visant à élaborer des politiques, consolider les capacités des professionnels de la santé et améliorer la prestation des services aux personnes handicapées. Turmusani explique que les objectifs du projet ont été atteints de manière satisfaisante selon les critères de pertinence, efficacité, impact, durabilité et participation. Ce succès repose sur deux piliers fondamentaux : une approche émancipatrice en matière de recherche et le rôle protagoniste accordé à la société civile. Turmusani signale que l’expérience rwandaise montre l’importance de renforcer la capacité institutionnelle des acteurs locaux.

Nous espérons que ce numéro saura susciter un intérêt plus prononcé pour les travaux en français dans le contexte des études sur le handicap et qu’il aura contribué à enrichir le dialogue entre les différents membres de la communauté des personnes en situation de handicap et à rapprocher les diverses régions de la Francophonie.


  1. L’article d’Alexandre Baril analyse en profondeur cette expérience de vivre dans un contexte anglonormatif.