«Docteur, suis-je un anglophone enfermé dans un corps de francophone ? »

Une analyse intersectionnelle de la « temporalité de trans-crip-tion » dans des sociétés capacitistes, cisnormatives et anglonormatives

Alexandre Baril

Dalhousie University

alexandrebaril [at] yahoo [dot] ca

Résumé

À partir d’une perspective queer, transactiviste et intersectionnelle et mobilisant une méthodologie fondée sur une généalogie critique, le présent texte transpose le concept de la « temporalité crip » (« crip time ») aux personnes trans et aux minorités linguistiques. Cet article propose un néologisme, soit la « temporalité de trans-crip-tion », qui englobe une triple temporalité que vivent (1) les personnes handicapées (« temporalité crip ») ; (2) les personnes trans (« temporalité trans-crip ») ; et (3) les francophones en situation minoritaire et les personnes non anglophones (« temporalité de transcription/traduction »). Cette contribution vise à stimuler les dialogues entre ces groupes marginalisés ainsi que leurs mouvements sociaux et champs d’études connexes.

Mots-clés

Abstract

From a queer, transactivist, intersectional perspective, and adopting a critical genealogy methodology, the article extends the concept of “crip time” to trans people and linguistic minorities. The article suggests a neologism, “trans-crip-t time,” that captures a triple temporality experienced by (1) disabled people (“crip time”); (2) trans people (“trans-crip time”); and (3) minority Francophones and non-Anglophones (“transcript/translation time”). The article aims to stimulate dialogue between these marginalized groups and their associated social movements and fields of study.

Keywords

« Docteur, suis-je un anglophone enfermé dans un corps de francophone ? »

Une analyse intersectionnelle de la « temporalité de trans-crip-tion » dans des sociétés capacitistes, cisnormatives et anglonormatives[1]

Alexandre Baril

Dalhousie University

alexandrebaril [at] yahoo [dot] ca

« Docteur, suis-je un anglophone enfermé dans un corps de francophone ? »

Depuis le début de ma transition de sexe/genre, les gens me demandent si je me sens « enfermé dans le mauvais corps ». Étant donné mon rapport complexe et critique à cette conception de la transitude, et afin d’éviter de longues explications ou de rendre mal à l’aise des personnes généralement bien intentionnées, j’ai souvent répondu à la blague que, comme francophone travaillant dans les champs des études trans et sur le handicap, majoritairement anglophones, je me sens plutôt comme un anglophone enfermé dans un corps de francophone que comme un homme enfermé dans un corps de femme. Bien que cette réplique suscite toujours le rire, ses implications pour les enjeux trans et linguistiques n’en demeurent pas moins troublantes. Poser la question « docteur, suis-je un anglophone enfermé dans un corps de francophone ? » interroge le trope dominant à partir duquel les identités trans sont comprises par la médecine, la psychiatrie, la population générale et les personnes trans elles-mêmes. Cette formulation remet aussi en question le rôle des instances médicales dans l’établissement des diagnostics, qu’il s’agisse de troubles mentaux comme la « dysphorie de genre » ou de handicaps physiques, tout en contestant l’autorité institutionnelle des « docteur-es » titulaires de doctorats et spécialistes des identités ethniques et linguistiques. Alors que plusieurs travaux en études trans (par exemple : Bettcher, 2014 ; Halberstam, 2005 : 143-73 ; Spade, 2003) critiquent le discours du « mauvais corps », d’autres, comme ceux d’Eva Hayward (2010 : 244), cherchent à le resignifier et à mettre en relief les possibilités qu’ouvre la théorisation de l’« enfermement » (« entrapment ») :

Premièrement, pour les personnes transsexuelles, au lieu de mettre l’accent sur la dimension de « mauvaise corporéité » [« wrong-bodiness »] selon le trope, maintenant bien connu, d’être « enfermé-e dans le mauvais corps », qu’adviendrait-il si on soulignait la question de l’« enfermement » ? Être enfermée peut décrire la qualité de vivre dans son corps un sentiment de désincarnation […]. Mais, l’enfermement peut aussi faire référence au fait d’être enfermé-e par l’insistance culturelle sur les oppositions et les hiérarchies sexuelles […]. Être enfermé-e dans le mauvais corps doit donc aussi rendre compte de ces questions d’articulation, s’articuler dans la culture et dans l’histoire, mais aussi créer un espace, un interstice, faire de la place au sein des productions culturelles et politiques. De cette manière, l’enfermement implique aussi toujours des portes, d’autres passerelles possibles, des surprises et des seuils. Être enfermé-e dans un corps, donc, représente des possibilités au lieu de l’enfermement à lui seul […]. (traduction libre)

À l’instar de Hayward, j’aimerais réfléchir aux portes qu’ouvre la conceptualisation des identités trans et linguistiques selon la perspective de l’« enfermement », non pas en privilégiant l’aspect du « mauvais corps », mais en examinant les contextes économiques, politiques, sociaux et culturels dans lesquels ces identités se trouvent. Pour ce faire, je mobilise la notion de la « temporalité crip » (« crip time ») théorisée en études sur le handicap[2]. La « temporalité crip » désigne à la fois le temps supplémentaire que prennent les personnes handicapées pour effectuer certaines tâches et une temporalité plus flexible qui tient compte d’une diversité de rythmes et de capacités (Kafer, 2013 : 26-27). Autrement dit, la « temporalité crip » est plus que descriptive, elle porte aussi un jugement sur la temporalité traditionnelle et une critique de celle-ci. Comme l’ont fait Halberstam (2005) et Freeman (2007) avec la « temporalité queer », la « temporalité crip » peut permettre de dénoncer les conceptions traditionnelles des temporalités hétéronormatives et capacitistes et de les reconceptualiser à partir de perspectives marginalisées et subalternes. Je soutiens que l’interprétation de la « temporalité crip » mobilisée en études sur le handicap peut non seulement avoir une valeur heuristique pour examiner les expériences temporelles des personnes trans et des membres de minorités linguistiques dans des contextes cisnormatifs[3] et anglonormatifs[4], mais peut aussi avoir des implications positives pour les études sur le handicap. Inspiré des travaux de Bell (2010) et de McRuer (2006 ; 2010) qui problématisent les postulats hétérosexistes et racistes au sein des études sur le handicap, je maintiens que théoriser conjointement les enjeux trans et de langue sous l’angle de la « temporalité crip » permettrait de mettre en relief les postulats cisnormatifs et anglonormatifs qui existent dans les études sur le handicap et qui demeurent, pour la plupart, incontestés.

Privilégiant une perspective queer, transactiviste et intersectionnelle, et adoptant une méthodologie de généalogie critique et une approche autoethnographique fondée sur mes expériences comme homme transsexuel, handicapé et francophone, je propose de transposer le concept de la « temporalité crip » aux personnes trans et aux minorités linguistiques. Je suggère le néologisme « temporalité de trans-crip-tion » pour exprimer une triple temporalité que vivent (1) les personnes handicapées (« temporalité crip ») ; (2) les personnes trans (« temporalité trans-crip ») ; et (3) les francophones en situation minoritaire et les personnes non anglophones (« temporalité de transcription/traduction »). La valeur explicative de ce concept combiné, la « temporalité de trans-crip-tion », est double. Premièrement, il fournit un outil pour appréhender les expériences temporelles des personnes handicapées, trans et non anglophones dans des contextes capacitistes, cisnormatifs et anglonormatifs. Deuxièmement, il est utile pour rendre compte des liens multidirectionnels et imbriqués entre ces dimensions identitaires.

L’objectif principal de cet essai théorique est de soulever de nouvelles questions ; il n’offre pas de solutions définitives à la sous-théorisation des liens entre les personnes handicapées, les personnes trans et les minorités linguistiques. En plus de stimuler le dialogue entre ces groupes marginalisés et leurs mouvements sociaux et champs d’études, je sonde les potentialités qu’ouvre la théorisation des similarités, des recoupements et des enchevêtrements entre diverses formes d’oppressions et d’identités habituellement considérées comme distinctes. Pour ce faire, je définis d’abord les divers usages de la « temporalité crip » dans les études sur le handicap. Dans les deuxième et troisième sections, je théorise l’application de la « temporalité crip » aux personnes trans et aux minorités francophones, respectivement, à l’aide des concepts de la « temporalité transcrip » et de la « temporalité de transcription ». Pour conclure, je me penche sur la porosité des frontières entre les catégories des personnes « handicapées », « trans » et « francophones », et mets en lumière les apports de cette analyse intersectionnelle pour les études sur le handicap.

La temporalité du « temps crip » : un bref historique

La temporalité a toujours constitué une dimension clé de la théorisation des déficits physiques/handicaps, même au sein du modèle médical du handicap (Kafer, 2013 : 25). Néanmoins, ce qui m’intéresse ici, c’est le traitement de la temporalité à partir de perspectives marginalisées, ou ce qui est connu dans certains travaux comme la « temporalité/temps crip » (« crip time ») (McRuer, 2010 ; Price, 2011). Les premiers usages documentés de « crip time » se trouvent dans les travaux d’Irving Kenneth Zola (1988) à la fin des années 1980 et de Carol Gill (1995) et Rhoda Olkin (1999) dans les années 1990, bien que l’expression ne soit ni définie ni fréquemment utilisée à cette époque. Il a fallu attendre le nouveau millénaire pour voir resurgir l’intérêt pour la « temporalité crip » dans les travaux de Robert McRuer (2010 ; 2006), la poésie de Petra Kuppers (2008) et, plus récemment, les textes en ligne d’Anne MacDonald (2015) et les livres de Margaret Price (2011) et d’Alison Kafer (2013). Quoique toujours peu théorisée, la « temporalité crip » est généralement comprise selon les trois interprétations suivantes.

Premièrement, la « temporalité crip » peut désigner le temps supplémentaire que prennent les personnes en situation de handicap physique ou mental[5] pour effectuer des tâches comme se laver et se nourrir, s’habiller, marcher, penser, lire, parler, etc. Alors que l’expérience phénoménologique de ce temps supplémentaire peut être frustrante, pour plusieurs personnes handicapées, l’expérience de la « temporalité crip » est encore plus difficile parce que leur temporalité est bousculée par des conditions externes imposées par les attentes capacitistes et néolibérales. Comme le souligne McDonald (2015) :

J’ai la paralysie cérébrale, je ne peux pas marcher ou parler, j’utilise un tableau alphabétique, et mon débit de communication est de 450 mots par heure, en comparaison avec vos 150 mots par minute — vingt fois plus lent. […] Je suis forcée à vivre dans votre monde, un monde dur et rapide. […] Je dois accélérer, ou vous devez ralentir. […] La temporalité crip est préprogrammée, la pensée devance la communication ; préprogrammée comme les vies crip, avec un programme d’activités que nous n’avons pas choisies, réécrivant nos propres vies à travers la voix des autres. (traduction libre)

La « temporalité crip » signifie à la fois les expériences subjectives et celles sociales et politiques du déficit/handicap dans un monde peu adapté aux besoins des personnes qui bougent, pensent, travaillent ou communiquent plus lentement que les normes prescrites. Dans un tel contexte, la « temporalité crip » est une temporalité imposée. St. Pierre (2015 : 60) observe que « [p]our l’interlocuteur handicapé […], cela signifie que la parole produira presque inévitablement un décentrement répété et invasif de sa structure temporelle lorsqu’il est plié dans des rythmes et des débits inconfortables à travers l’objectif d’établir un horizon partagé » (traduction libre). Ainsi, la « temporalité crip » signifie non seulement une temporalité personnelle, mais aussi une temporalité qui n’est plus la nôtre ; elle est imposée par les structures, les institutions et les autres personnes. Dans des sociétés non adaptées à une variété d’(in)capacités, le temps supplémentaire que requièrent les personnes handicapées ne résulte pas uniquement de leur condition, mais d’un ensemble de facteurs externes : l’arrivée tardive du transport adapté, des problèmes d’équipements ou de prothèses et des architectures inaccessibles, parmi plusieurs autres difficultés. Kafer (2013 : 26) écrit : « [f]onctionner selon la temporalité crip, donc, peut être non seulement une question du ralentissement du rythme des mouvements, mais aussi d’obstacles capacitistes sur lesquels on n’a peu ou pas de contrôle. » (traduction libre) Au-delà de leur propre temporalité, les personnes handicapées vivent un « temps gaspillé » (« wasted time ») lorsqu’elles attendent, très fréquemment, de l’aide personnalisée ou divers services.

Une deuxième définition de la « temporalité crip » désigne l’interprétation dominante de cette temporalité comme « temps gaspillé ». Les normes capacitistes et néolibérales de nos sociétés conçoivent la temporalité du handicap comme étant lente et improductive (Dalke et Mullaney, 2014 ; Kafer, 2013 ; McRuer, 2010 ; 2006). St. Pierre (2015 : 60) remarque que « [l]es corps genrés, gros, âgés et handicapés […] sont évalués temporellement, et lus comme une “perte” ou un “gaspillage” de temps parce qu’ils ne fonctionnent pas selon les paramètres normatifs » (traduction libre). De ce point de vue, la « temporalité crip » constitue une critique des personnes handicapées qui échouent à respecter la temporalité capacitiste. Comme le note Kafer (2013 : 1-4), la « temporalité crip » est ultimement rendue impossible : le discours capitaliste et néolibéral n’accorde pas de temps aux personnes handicapées ni à leur avenir, à moins que cet avenir soit curatif. Alors que, selon les perspectives dominantes, la « temporalité crip » est gaspillée, les travaux en études sur le handicap ont théorisé les potentialités qu’ouvre une compréhension de la temporalité au-delà de la « normalité ».

Un troisième usage de la notion de la « temporalité crip » concerne l’application de temporalités flexibles pour les personnes ayant une variété d’(in)capacités à travers une reconceptualisation plus globale et une queerisation du temps « normal » (Dalke et Mullaney, 2014 ; Price, 2011 : 62-63). Comme l’observe Kafer (2013 : 27) :

La temporalité crip, c’est une temporalité flexible non seulement élargie, mais éclatée ; elle exige de repenser nos idées de ce qui peut et devrait arriver dans le temps, ou de reconnaître le fait que nos conceptions du « temps que ça prend » se basent sur des corps et des esprits très précis. […] Au lieu de faire plier les corps et les esprits des personnes handicapées à l’horaire préétabli, la temporalité crip fait plier l’horaire aux corps et aux esprits des personnes handicapées. (traduction libre)

La « temporalité crip » est devenue, au sens de Kafer (2013 : 25-26), une possibilité autre que la temporalité « normale » ou « curative », ou ce que je nomme la « temporalité assimilative », une temporalité différente par laquelle il est possible d’envisager un avenir positif pour les personnes handicapées. Je soutiens que transposer le concept de la « temporalité crip » aux réalités des personnes trans et aux minorités linguistiques représente un acte porteur d’espoir pour ces personnes également. Cela m’amène au concept central de cet article, soit la « temporalité de transcription », un néologisme qui englobe la temporalité crip telle que vécue non seulement par les personnes handicapées, mais aussi par les personnes trans (« temporalité trans-crip ») et les personnes non anglophones en contexte anglonormatif (« temporalité de transcription/traduction »)[6]. Je défends l’idée que la « temporalité crip » que vivent les personnes handicapées s’applique de manière similaire aux personnes trans et aux francophones en situation minoritaire. Néanmoins, avant de présenter ces ressemblances, je tiens à apporter deux précisions. D’une part, mon intention n’est aucunement de réduire les réalités des personnes handicapées, des personnes trans et des minorités linguistiques à un tout homogène ; il est évident que ces réalités sont très différentes. D’autre part, à l’instar de Kafer (2013), Puar (2014) et Wendell (1996) et en poursuivant certaines de mes propres réflexions (Baril, 2015a ; 2015 b), je remets en question la rigidité et l’étanchéité de ces trois catégories identitaires et invite à considérer la perméabilité de leurs frontières afin de théoriser ce que Kafer (2013 : 9) nomme « l’expérience politique du handicapement » (« the political experience of disablement ») en lien avec la temporalité. Sous cet angle, la catégorie de « personne handicapée » est détachée des définitions médicales et diagnostiques et s’ancre dans l’auto-identification et une conception politique du handicap basée sur les affinités (Kafer, 2013 : 12-13 ; Linton, 2010 ; McRuer, 2006 : 150-60). Mon but n’est pas de déconstruire la catégorie de « personne handicapée » au point de l’éradiquer ou de la dénuder de sens, mais d’en proposer une reconceptualisation intersectionnelle qui permet sa coconstitution avec d’autres dimensions identitaires, dont l’identité de genre et la langue.

Temporalité trans-crip : être trans à l’ère de la cisnormativité

Au cours des vingt dernières années, les études trans se sont non seulement institutionnalisées et grandement diversifiées, mais elles ont aussi créé des savoirs non traditionnels, un fait dont témoignent les recueils fondateurs publiés dans la dernière décennie (Stryker et Whittle, 2006 ; Stryker et Aizura, 2013). Comme c’est le cas de plusieurs autres champs d’études axés sur les groupes marginalisés, les études trans ont pris le tournant intersectionnel et ont établi des liens avec la sexualité, la classe, la race et d’autres dimensions identitaires. Certains travaux, dont les miens (Baril, 2015a ; 2015 b) et ceux d’autres auteur-es (Puar, 2014 ; 2009 ; Clare, 2013), ont commencé à interroger les frontières entre les catégories des personnes « trans » et « handicapées » en répertoriant leurs enchevêtrements ou en conceptualisant la transitude comme forme potentielle de handicap. À l’instar de Gorton (2013) et de Levi et Klein (2006), je soutiens que la transitude, comme le handicap physique ou mental, peut avoir un effet débilitant sur la vie psychologique/affective, la santé physiologique (complications liées aux chirurgies), les activités professionnelles, la vie sociale, les relations sexuelles et les expériences de discrimination (Baril, 2015 a ; 2015 b). Bref, les personnes trans vivent aussi une « temporalité crip », ou « temporalité trans-crip ». La « temporalité trans-crip » constitue le temps supplémentaire qu’investissent les personnes trans avant, pendant et après leur transition pour se renseigner sur les options médicales, travailler des heures supplémentaires pour payer leur transition, traverser les périodes de convalescence après les chirurgies, apprendre les codes et les scripts féminins ou masculins et plus encore[7]. Par exemple, les chirurgies génitales pour les hommes trans, comme la phalloplastie, exigent souvent de multiples interventions sur plusieurs années, ainsi que de nombreuses heures passées dans les bureaux des médecins par la suite (Baril, 2015 b ; Cotten, 2012).

Tout comme les personnes handicapées, les personnes trans se voient imposer une temporalité fondée sur des normes et des structures dominantes. La « temporalité transcrip » rassemble donc plusieurs réalités, notamment le temps passé à attendre les recommandations de psychologues pour les traitements chirurgicaux, à obtenir des dates de chirurgies, à trouver des professionnel-les de santé qui ne refusent pas les personnes trans, à compléter le « test de vie réelle[8] » et à se buter aux délais pour changer les documents d’identité. Pour les personnes trans, la « temporalité trans-crip » se traduit par l’imposition d’une temporalité cisnormative à la fois dans notre expérience intime du temps et dans la manière qu’il s’inscrit sur/dans nos corps et sur nos identités sociales/légales. Dans les sociétés cisnormatives, les personnes trans comme les personnes handicapées dépendent d’un ensemble de personnes et de formes de soutien (biotechnologique, médical, juridique, etc.), ce qui demande plus de temps en raison d’obstacles systémiques. Les personnes trans passent aussi un temps considérable à sensibiliser les autres aux oppressions et aux difficultés auxquelles elles sont confrontées, à faire front aux conséquences affectives des micro — et macro-agressions et des violences vécues, à trouver des espaces où elles se sentent accueillies et à composer avec les réactions négatives de leur famille, de leur entourage, de leurs collègues et du public. Les personnes trans vivent ainsi une sorte de « temps gaspillé » qu’il serait possible d’éviter si les structures et les institutions étaient mieux adaptées à leurs besoins[9]. En somme, comme c’est le cas des personnes handicapées qui doivent « gaspiller » leur temps à lutter contre les structures capacitistes, les personnes trans sont forcées à « gaspiller » leur temps lorsqu’elles entrent en contact avec les institutions, les règles, les politiques et les cultures cisnormatives.

Les travaux en études queers ont montré que, selon une conceptualisation hétéronormative dominante du temps, la « temporalité queer » et l’avenir queer des personnes non hétérosexuelles sont délégitimés, rendus impossibles et perçus comme gaspillés et (littéralement et figurativement) improductifs (Freeman, 2007; McRuer, 2006; Halberstam, 2005). De même, les travaux en études sur le handicap montrent que cette logique ne permet « aucun avenir » pour les personnes handicapées dans un monde capacitiste et assimilationniste préoccupé par la guérison des handicaps (Kafer, 2013). Sous cet angle, je soutiens que la « temporalité trans » est invalidée et l’« avenir trans » rendu impossible en contexte cisnormatif. L’inexistence d’un « avenir trans » est particulièrement frappante pour les personnes aux genres non binaires : non seulement un avenir dans leur identité de sexe/genre d’auto-identification est rendu caduc, mais, dans la majorité des contextes nationaux, leur existence culturelle, sociale, médicale, politique et légale est invalidée (Spade, 2006; Bornstein, 1995). De plus, la « temporalité trans » est perçue comme étant du temps perdu, coûteux et improductif du point de vue capitaliste et néolibéral, ainsi que sur le plan de la reproduction. Les personnes trans, comme les personnes handicapées, ont souvent dû et doivent toujours parfois se soumettre à une stérilisation forcée, car la reconnaissance légale du changement de sexe exige généralement des interventions chirurgicales qui impliquent l’ablation des organes reproductifs (Baril, 2015 a ; 2015 b). Les institutions et les structures cisnormatives rendent ainsi les personnes trans improductives de multiples manières. Tout comme l’avenir viable des personnes queers et handicapées se voit limité à l’homonormativité (Puar, 2007; Halberstam, 2005) ou à la guérison, l’avenir des personnes trans se voit limité à l’assimilation cisnormative qui exige l’adoption d’un genre masculin ou féminin et des parcours normatifs selon les scripts néolibéraux et capitalistes de la productivité (Irving, 2008 ; Spade, 2006 ; 2003). Bien que les travaux en études trans n’aient pas encore lié la normalisation des identités trans par les systèmes néolibéraux et capitalistes aux notions de la « temporalité trans » et de l’« avenir trans », il semble critique de tenir compte des possibilités que présente l’application de la « temporalité queer » et de la « temporalité crip » au concept de la « temporalité trans » et d’envisager des temporalités trans qui ne sont pas dictées par des exigences cisnormatives.

À quoi ressemblerait une « temporalité trans-crip » plus flexible ? Dans son analyse de la « temporalité crip » au sein des espaces universitaires, Price (2011 : 62) écrit :

Dans un congrès, adopter une temporalité crip pourrait se traduire par la planification de plus de quinze minutes entre les séances ; cela pourrait vouloir dire reconnaître le fait que les personnes arriveront à divers intervalles et programmer les séances en conséquence ; et cela pourrait aussi se traduire par la reconnaissance des différents rythmes auxquels les membres du public comprennent la langue et l’ajustement du débit de la conversation. (traduction libre)

La « temporalité trans-crip » pourrait prendre une multitude de formes. En médecine, la formation du personnel soignant pourrait éviter les refus et les retards dans les services qui sont alimentés par les préjugés ou le manque de connaissances. En psychologie, le « test de vie réelle » et les recommandations psychiatriques pourraient être facultatifs au lieu d’obligatoires. Sur le plan social, sensibiliser et encourager le public à accepter les personnes trans pourrait réduire le fardeau quotidien de sensibilisation des personnes dans leur entourage. Sur les plans politique et juridique, la révision des règlements pourrait rendre plus simple le changement de nom et de mention de sexe, éliminer la stérilisation forcée, réduire les temps d’attente interminables et les frais exorbitants et simplifier les procédures administratives compliquées. Du point de vue institutionnel, la « temporalité trans-crip » pourrait impliquer la reconnaissance du fait qu’une personne en transition, comme une personne handicapée, peut avoir besoin de plus de temps pour soumettre ses travaux, écrire ses rapports ou effectuer d’autres tâches. J’ajouterais ici que la « temporalité trans-crip » varie selon les circonstances : elle est vécue différemment selon la race, la classe, les capacités, le contexte national ou la langue, pour ne nommer que ces exemples. Par exemple, les personnes trans non anglophones investissent un temps considérable pour fonctionner au sein d’environnements anglophones, notamment les groupes de discussion en ligne sur les enjeux trans, et, parce que la majorité des équipes chirurgicales spécialisées dans les interventions pour les personnes trans travaillent en anglais, pour communiquer avec la communauté médicale. Malgré d’importantes avancées au sein du domaine des études trans dans le monde anglophone, les enjeux trans demeurent sous-théorisés en français. Parmi les exceptions, notons les travaux de Bourcier (2011) et d’autres auteur-es qui s’intéressent aux analyses trans dans des contextes francophones précis comme la France (Reeser, 2013).

Temporalité de trans-crip-tion : être francophone à l’ère de l’anglonormativité

Les études françaises et francophones, des domaines parfois combinés et parfois distingués dans les travaux qui soulignent la différence entre un champ axé sur une seule culture (française) et celui axé sur l’ensemble de la littérature, des productions artistiques et du savoir critique que produisent les cultures francophones, attirent de plus en plus d’attention dans le contexte transnational actuel (Hargreaves, Forsdick et Murphy, 2010). Ces champs représentent un apport significatif en études postcoloniales en théorisant non seulement la colonialité française impliquant d’autres francophones, mais aussi en problématisant la posture subalterne que vivent les francophones dans un monde de plus en plus anglicisé. En effet, au cours des dernières décennies, la dominance mondiale de l’anglais a été théorisée comme « impérialisme linguistique » (« linguistic imperialism ») (Phillipson, 1992). L’impact de cet impérialisme, qui dépasse la portée de cet article, touche de nombreux domaines, dont les sphères économique, politique, sociale, culturelle et universitaire. Alors que les travaux de Stam et Shohat (2012 : 80), entre autres, abordent « l’anglonormativité exceptionnaliste américaine[10] » (« American exceptionalist Anglonormativity ») dans de nombreuses disciplines, d’autres se penchent sur les conséquences de l’imposition linguistique et de l’exceptionnalisme de l’anglais dans divers contextes, notamment les congrès universitaires (Ventola, Shalom et Thompson, 2002). De même que toutes les identités majoritaires non marquées, l’identité anglophone demeure invisible et sous-théorisée, particulièrement chez les anglophones. Que les termes « Anglonormativity » et « Anglonormativity » ne produisent que 311 résultats dans Google suggère que la dominance de l’anglais est passée sous silence, même au sein des mouvements sociaux et des champs d’études qui emploient couramment des termes connexes, comme « heteronormativity » (373 000 résultats), « homonormativity » (49 000 résultats) et « cisnormativity » (13 700 résultats)[11].

Bien que les premières théorisations de l’intersectionnalité par Kimberlé Crenshaw (1991) dénoncent le monolinguisme comme obstacle important pour plusieurs femmes américaines non anglophones, et qui constitue littéralement une question de vie ou de mort dans son exemple d’une femme à qui un refuge pour violence conjugale lui a refusé des services offerts uniquement en anglais, il est évident que son invitation à théoriser la langue n’a pas trouvée d’échos dans le tournant intersectionnel. Alors que quelques rares travaux produits à l’extérieur des États-Unis abordent le sujet, au sein des études antioppression, dont les études trans et sur le handicap, la dominance de l’anglais est passée presque inaperçue, et ce, même à partir d’analyses intersectionnelles (Bourcier, 2011 ; Lutz, Vivar et Supik, 2011 : 6, 9-10). Une des seules auteures en études sur le handicap à opter pour une approche intersectionnelle et à reconnaître la dominance de l’anglais, Ellen Samuels (2013 : 29), adopte une perspective rarement proposée en études sur le handicap, qui vise à créer des ponts entre les personnes immigrantes qui parlent des langues minoritaires et les personnes s/Sourdes.

Les liens entre les personnes s/Sourdes et les minorités linguistiques sont souvent discutés en études sur le handicap, mais toujours à partir du « modèle linguistique-culturel de la surdité » (« linguistic-cultural model of deafness ») (Kafer, 2013 : 75). Ce modèle, fortement influencé par le modèle social du handicap, conceptualise les communautés s/Sourdes comme des collectivités culturelles, linguistiques et ethniques non reconnues par les sociétés oralistes/audistes (Samuels, 2013 ; Lane, 2005 ; Wendell, 1996 : 28-30). Comme le propose Lane (2005), ce modèle exclut la possibilité d’interpréter la s/Surdité comme handicap. Non seulement la posture de Lane révèle des formes subtiles de capacitisme qui doivent être déconstruites, mais elle est aussi réductrice en ce qui concerne les liens directionnels entre les minorités linguistiques et les communautés des personnes handicapées et s/Sourdes. Lane affirme que les groupes ethniques ne sont jamais compris comme ayant un handicap. Comme le note Kafer (2013 : 75), dans cette perspective, « [l]es personnes hispanophones ne sont pas perçues comme étant handicapées simplement parce qu’elles ne peuvent pas communiquer en anglais sans interprète et, selon ce modèle, les personnes s/Sourdes, qui dépendent d’interprètes pour communiquer avec les personnes qui ne peuvent pas signer, ne doivent pas non plus être perçues comme étant handicapées » (traduction libre). Inspiré par Kafer (2013 : 13), qui demande, « la revendication du crip peut-elle constituer une méthode d’envisager des avenirs multiples, de situer le “crip” comme espace désirable et désiré indépendamment de sa propre corporéité ou de ses propres processus mentaux/psychologiques ? » (traduction libre), j’aimerais inverser les liens normalement établis entre les minorités ethniques et linguistiques et les personnes s/Sourdes. Qu’arrive-t-il lorsque l’oppression linguistique est conceptualisée comme étant potentiellement débilitante ou comme handicap ? Quelles sont les leçons à tirer de l’adoption d’une telle perspective pour penser les liens entre les minorités linguistiques et les communautés des personnes handicapées ? Comment une telle conceptualisation pourrait-elle favoriser les solidarités entre les communautés ethniques, linguistiques et de personnes handicapées, ainsi qu’entre les personnes s/Sourdes et handicapées ?

Samuels emprunte une perspective différente pour théoriser les expériences linguistiques de personnes migrantes en conjonction avec les expériences des personnes s/Sourdes. Dans une analyse de productions culturelles multilingues, dont la langue des signes, Samuels (2013 : 20-21) observe :

L’usage de la surdité comme corolaire symbolique aux défis auxquels sont confrontées les personnes asiatiques nord-américaines soulève des questions intrigantes, bien qu’épineuses, en ce qui concerne la relation entre la présence/absence d’un handicap physique et la présence/absence de compétences langagières. Les difficultés de communication résultant de la surdité et des troubles de la parole sont généralement perçues comme défauts biologiques qui exigent une intervention médicale, tandis que l’acquisition d’une nouvelle langue est comprise principalement comme appartenant aux champs de l’éducation et de l’acculturation. Or, chacun de ces domaines est structuré par les attentes de la normalité et de l’intelligibilité culturelle et, pour les personnes asiatiques nord-américaines, la distinction entre ces deux choses est souvent floue. (traduction libre)

Comme Samuels, je fais appel à la généalogie critique pour interroger les distinctions analytiques, disciplinaires et politiques ayant mené à l’établissement des catégories étanches des « personnes handicapées » et des « minorités linguistiques », ainsi qu’à la création de champs d’études et de mouvements sociaux distincts. Samuels (2013) montre que les minorités linguistiques peuvent, dans certains contextes, être classées dans la catégorie des « personnes handicapées » parce qu’elles ne possèdent pas les compétences linguistiques nécessaires. Eleanor Ty (2010) établit que les personnes immigrantes de minorités linguistiques dont les compétences en anglais sont limitées ont besoin, comme les personnes s/Sourdes, de services professionnels de traduction ou d’interprétation ou le soutien de membres bilingues de leur famille. Sans ce soutien, ces personnes se trouvent parfois dans l’impossibilité de remplir leurs formulaires d’immigration, d’effectuer des transactions bancaires, d’accéder à divers services ou d’obtenir un emploi, pour ne donner que ces exemples (Ty, 2010 : 47-49). Cette dépendance a une incidence sur l’expérience de la temporalité. Comme l’observe Anne MacDonald (2015), « la perception du temps d’une personne dépend de sa dépendance » (traduction libre). De plus, des compétences limitées en anglais ne sont pas le seul critère à considérer dans l’analyse des conséquences débilitantes de l’anglonormativité pour les minorités linguistiques. Une connaissance de base de l’anglais est insuffisante pour éviter la marginalisation et la stigmatisation découlant du fait de vivre dans un monde créé par et pour les anglophones ; une certaine facilité, fluidité, rythme et accent sont également nécessaires. Joshua St. Pierre (2015), qui analyse l’expérience de la « temporalité crip » des personnes handicapées, explique que les codes de communication privilégient certain-es interlocteurs-trices, tout en défavorisant d’autres, et montre que la langue est façonnée par des normes masculines et capacitistes. Quoique les minorités linguistiques ne soient pas incluses dans son analyse, l’argument de St. Pierre (2015 : 50) s’applique aux francophones en contexte anglonormatif :

La chorégraphie tenue pour acquise par les interlocuteurs-trices sans handicap n’est pas tout simplement un script neutre orientant la communication humaine, mais consiste en des règles normalisées jouant contre les corps handicapés qui ne peuvent pas agir selon les attentes ou parler avec assez de rapidité ou de fluidité. […] Pour produire un langage parlé normalisé, il faut bouger selon un rythme particulier, un acte analogue à la danse, car la production « correcte » du langage parlé dépend d’un agencement complexe de la respiration, de l’articulation, de l’expression faciale, du positionnement du corps et du geste. (traduction libre)

St. Pierre (2015 : 53) note que, dans de tels contextes, la « participation égale à la signification » (« equal participation in signification ») des interlocuteurs-trices ayant un handicap est refusée. J’ajouterais que toute personne qui ne satisfait pas aux codes de langue dominants (rappelant que ces codes sont non seulement sexistes et capacitistes, mais souvent anglonormatifs également) est délégitimée dans la discussion[12]. Selon leur niveau de maîtrise de la langue anglaise, les francophones en situation minoritaire dont la vie, le travail et les échanges se passent en anglais font face, à divers degrés, à des obstacles systémiques semblables qui varient selon de nombreux autres facteurs, comme la race, la classe, etc. Par exemple, les personnes francophones privilégiées sur le plan socioéconomique possèdent les ressources financières pour suivre des cours d’anglais et bénéficient d’un plus grand accès à du temps libre ou à des possibilités « stimulantes » (comme les voyages) pour apprendre. Tout comme les personnes handicapées et trans, les personnes non anglophones en contexte anglonormatif vivent une forme de « temporalité crip », que je nomme la « temporalité de trans-crip-tion/traduction ».

En tant que chercheur francophone abordant des enjeux peu traités en français (il n’existe dans aucune université de langue française un département ou un programme d’études queers, trans ou sur le handicap), je dois mener, présenter et publier mes recherches en anglais. L’adage bien connu « publier ou périr », dont les normes temporelles de la productivité néolibérale sont problématiques pour les personnes handicapées, n’est pas sans conséquence pour les personnes qui mènent leurs recherches dans une langue autre que l’anglais. Dans le contexte transnational actuel, il serait plus exact de dire « publier en anglais ou périr » (Descarries, 2014 : 564). Étant donné que les publications sont évaluées selon leur prestige et leur facteur d’impact, et que les revues de langue anglaise reçoivent un classement disproportionnellement élevé, les personnes non anglophones sont poussées à publier en anglais. Il faut aussi trouver des revues dans lesquelles il est possible de publier dans sa langue première. À titre d’exemple, à l’échelle internationale, il existe entre cinq et dix revues féministes de langue française, tandis que le nombre de revues féministes de langue anglaise s’élève à environ une centaine. Les proportions sont similaires en études sur le handicap et, pour le moment, il n’existe aucune revue de langue française en études queers ou trans. Il peut donc être difficile de publier dans ces champs. À la pression à publier en anglais que ressentent plusieurs francophones s’ajoutent les enjeux de traduction linguistique et culturelle, ainsi que le temps et les ressources financières que demandent les cours de langue et les services de traduction et de révision[13]. Dans plusieurs contextes nationaux anglophones, francophones et autres, dont le Québec, les publications dans une langue autre que l’anglais sont moins valorisées ; elles ne portent pas le même poids ni la même légitimité dans le processus d’évaluation pour la permanence ou encore demeurent inaccessibles à une portion des membres du comité de sélection qui ne lisent que l’anglais.

La « temporalité de trans-crip-tion » signifie donc le temps supplémentaire dont nécessitent les personnes non anglophones pour effectuer certaines tâches. Cela veut dire, concrètement, passer plus de temps à lire et à écrire en anglais ou à trouver des informations en ligne qui existent, en grande partie, en anglais (comme c’est le cas des renseignements sur les chirurgies pour les personnes trans). La « temporalité de transcrip-tion » implique aussi de parler plus lentement. Bien que l’on me considère comme bilingue, le français est ma première langue et je ne m’exprime pas aussi rapidement en anglais. Les travaux en études sur le handicap font souvent référence aux communications de congrès pour illustrer à quel point le temps est attribué selon des normes capacitistes insensibles aux autres temporalités (St. Pierre, 2015 : 62 Price, 2011). L’anglais est aussi la langue de présentation obligatoire dans plusieurs congrès internationaux (Ventola, Shalom et Thompson, 2002). Malgré mon bilinguisme et les nombreuses heures passées à répéter mes communications en anglais, comparativement à celles en français, je dois couper en moyenne de 20 % à 30 % de mon contenu pour respecter les limites de temps. Si tel est l’impact de l’anglonormativité pour une personne comme moi, qui est non seulement bilingue, mais qui possède aussi les ressources socioéconomiques pour suivre des cours d’anglais, les conséquences désastreuses de cette réalité pour une personne qui ne bénéficie pas de tels privilèges sont faciles à imaginer. Le temps supplémentaire que vivent les personnes non anglophones est exacerbé par les institutions et les pratiques qui rendent très difficiles les conditions de vie, d’éducation et d’accès aux services et à la culture. Si les services de traduction et d’interprétation étaient accessibles et les pratiques plus flexibles, le « temps gaspillé » que créent ces obstacles pourrait servir à d’autres activités[14]. Mais, tout comme la société ne reconnaît pas le fardeau qu’imposent les normes et les structures capacitistes sur les personnes handicapées, la majorité des anglophones ignorent le fardeau que placent les obstacles linguistiques systémiques sur les personnes non anglophones. Les difficultés de communication deviennent le problème des minorités linguistiques, et c’est à elles de s’adapter à la langue de la majorité.

Comme cela a déjà été établi dans le cas des personnes handicapées et trans, les perspectives dominantes comprennent la « temporalité crip » comme un « temps gaspillé », improductif et sans avenir. Le seul futur viable est un avenir curatif, un avenir où les handicaps sont éradiqués et où les personnes trans sont intégrées au sein d’une société de genres binaires. Dans les deux cas, une logique assimilative est à l’œuvre, et je soutiens que les personnes non anglophones dans plusieurs contextes transnationaux vivent les conséquences de cette même logique : elles doivent apprendre la langue internationale pour survivre. Le seul avenir possible pour les personnes non anglophones en est un qui efface leur différence linguistique au profit d’un monolinguisme de langue anglaise. Inspiré par la théorisation de la « temporalité crip » dans les études sur le handicap, comment serait-il possible de créer une « temporalité de trans-crip-tion » flexible, en mesure de prendre acte de la réalité temporelle des minorités non anglophones ? Le premier pas serait peut-être de reconnaître l’existence de l’anglonormativité et des privilèges que possèdent les personnes dont la langue première est l’anglais. La prochaine étape serait de cultiver une conscience des temporalités de la traduction linguistique, culturelle, sociale, politique et autre. À l’invitation de Spivak (1993) pour établir une « politique de la traduction » (« politics of translation »), j’ajouterais une invitation à créer une « éthique sociale de la traduction » qui propose une réponse respectueuse, responsable et accueillante envers les minorités linguistiques en contexte anglonormatif. L’avenir de divers groupes linguistiques doit être envisageable, et leurs langues et cultures rendues visibles et viables dans le contexte des réalités transnationales. Il faut se pencher sur les implications découlant de ces diverses temporalités et sur la possibilité de créer des espaces pour la « temporalité de transcription » et la « futurité francophone ».

Vers une politique de la « temporalité crip » pour les groupes marginalisés

En guise de conclusion, j’aimerais considérer les implications du « labyrinthe » humain de Clare pour les analyses intersectionnelles en études sur le handicap et, plus précisément, celles de l’« enfermement » (pour reprendre l’expression de Hayward, 2010) au sein de ce labyrinthe :

Le genre touche le handicap ; le handicap entoure la classe ; la classe pousse contre l’abus ; l’abus s’embrouille dans la sexualité ; la sexualité se replie sur la race […] ultimement le tout s’empile sur un seul corps humain. Écrire au sujet d’une dimension quelconque de l’identité, d’une dimension quelconque du corps, veut dire aborder ce labyrinthe tout entier. (Clare, 2009 : 143, traduction libre)

Afin d’éviter ce que Puar (2014 : 78) nomme une « intersectionnalité gestuelle qui peut effectuer une pratique d’alliance citationnelle sans faire de véritables recherches ou d’analyses intersectionnelles » (traduction libre), il est critique de théoriser, comme l’ont fait Clare (2009), Kafer (2013) et comme je l’ai moi-même fait précédemment (Baril 2015 a ; 2015 b), non seulement les points de contact entre des catégories identitaires, conceptuelles et politiques trop souvent perçues comme distinctes, mais aussi leur profonde porosité et leurs nombreux liens multidirectionnels. D’un point de vue pratique, cela veut dire tenir compte des effets multiples du croisement des identités, dans le cas présent, celles des personnes handicapées, trans et francophones. Par exemple, en tant que personne ayant de la difficulté à entendre dans des milieux bruyants, ma capacité de comprendre ce qui est dit peut être gravement réduite, même dans ma première langue. Bien que ma compréhension de l’anglais, ma deuxième langue, dans un milieu tranquille s’approche de celle d’une personne dont l’anglais est la langue première, elle chute considérablement dans des contextes bruyants. La difficulté à comprendre ce qui est dit peut créer un stress important, une anxiété qui peut dépasser l’événement en lui-même (appréhension avant et après, temps de récupération) et avoir une influence sur le bienêtre psychologique et la santé, particulièrement pour les personnes ayant un handicap mental/émotif. Les différents handicaps, notamment mentaux/émotifs, peuvent à leur tour influencer les compétences linguistiques (un niveau élevé d’anxiété peut réduire la capacité d’une personne à s’exprimer dans une deuxième langue), l’expérience de l’identité de genre (Baril, 2015 b) et la manière dont le genre est perçu par les autres (Clare, 2009). St. Pierre (2015) offre l’exemple d’une personne handicapée émasculée par les codes de communication hégémoniques, capacitistes et hétérosexistes ; il serait intéressant pour de futures recherches d’examiner l’incidence des handicaps sur les expériences de genre des personnes trans et d’explorer l’influence des enjeux de langue sur ces expériences.

Je propose le concept de la « temporalité de trans-crip-tion » pour examiner les possibilités qu’ouvre une conceptualisation perméable et interconnectée des identités handicapées, trans et linguistiques, non pas comme entités discrètes sur les plans analytique et empirique, mais comme catégories enchevêtrées. Les traits d’union qui relient la « temporalité de trans-crip-tion » représentent des intersections qui invitent à réfléchir à la porosité des expériences temporelles des groupes marginalisés et à envisager un avenir viable libre d’impératifs capacitistes, cisnormatifs et anglonormatifs. Les outils créés en études sur le handicap, comme le « design universel » (« universal design »), qui visent la création d’environnements (architecturaux, éducatifs, communicationnels, etc.) accessibles à des populations diverses, possède un grand potentiel heuristique jusqu’ici inexploité par les personnes trans et les minorités linguistiques. J’espère que les réflexions et les questions présentées dans cet article, dont le titre et son allusion aux expériences d’« enfermement » en relation avec les identités de genre et linguistiques, créera « des possibilités au lieu de l’enfermement à lui seul » (Hayward, 2010 : 244, traduction libre) permettant de théoriser les réalités trans et linguistiques à partir d’une perspective anticapacitiste. En démontrant les potentielles contributions de cette analyse intersectionnelle de la « temporalité crip » telle que vécue par les personnes trans et les francophones en situation minoritaire, j’espère aussi mettre en lumière les postulats cisnormatifs et anglonormatifs en études sur le handicap.

Références


  1. Source originale de l’article :

    Baril, Alexandre. « “Doctor, Am I an Anglophone Trapped in a Francophone Body?” An intersectional analysis of trans-crip-t time in ableist, cisnormative, Anglonormative societies », Numéro spécial : French and Francophone World Disability Studies, Journal of Literary & Cultural Disability Studies, 10.2 (2016) : 155-172.

    Texte traduit de l’anglais par Catriona LeBlanc et reproduit avec la permission de Liverpool University Press via PLSClear. L’auteur tient à remercier les deux évaluateurs anonymes ainsi que les deux personnes ayant dirigé le numéro spécial dans lequel l’article original a été publié, soit Tammy Berberi et Christian Flaugh. L’auteur tient également à remercier Catriona LeBlanc pour son excellente traduction du présent article, Jay Dolmage, ainsi que Maria Fernanda Arentsen pour le soutien financier ayant permis cette traduction et son appui tout au long des étapes de publication de ce texte.

  2. Pour les distinctions entre les théories crip et du handicap, voir Kafer (2013) et Crip Theory de McRuer (2006). Note de traduction : Le terme « crip » en anglais provient de l’expression « cripple » qui pourrait se traduire en français par les termes « infirme », « estropié », ou « mutilé ». Comme ces termes en français n’ont pas fait l’objet d’une resignification positive comme c’est le cas du terme « crip » en anglais dans le champ des études critiques sur le handicap, nous avons décidé, comme c’est le cas d’autres termes similaires en anglais qui ont été adoptés sans être traduits dans la langue française, comme le terme « queer », de conserver le terme « crip » dans le texte en français.

  3. « Cisgenre » est l’opposé de « transgenre ». Baril et Trevenen (2014 : 391) affirment que la cisnormativité « fait référence aux oppressions vécues par les personnes transsexuelles et transgenres dans une société qui établit et représente les personnes cissexuelles/cisgenres comme étant dominantes, normales et supérieures » (traduction libre).

  4. Le concept d’« anglonormativité » n’a été que peu théorisé, bien que la dominance internationale de l’anglais a souvent été abordée. Spickard (2007) a été le premier à inventer le terme en 2007; mon usage ici, inspiré des expressions « hétéronormativité », « homonormativité » et « cisnormativité », vise à désigner l’idée que l’anglais et les personnes dont la langue première est l’anglais représentent la norme à partir de laquelle les personnes non anglophones sont jugées et discriminées.

  5. Pour Price (2011), les handicaps mentaux comprennent les troubles cognitifs, les troubles d’apprentissage, les troubles affectifs comme la dépression, l’anxiété, etc.

  6. Une « transcription » est une version écrite d’un contenu fourni dans un autre médium (documentaires, conférences, discours, entretiens, données, etc.). Bien qu’il existe des différences entre la transcription et la traduction, chacune d’elles peut inclure l’autre. Le terme « transcription » est compris comme englobant des éléments de la traduction. Le mot « transcription » est utilisé car il contient « trans » et « crip », termes auxquels j’ajoute « -tion » pour évoquer les enjeux de langue.

  7. Pour une discussion du temps passé à apprendre les rôles normatifs de sexe/genre, voir Bornstein (1995 : 87).

  8. Dans la majorité des contextes nationaux, les personnes trans doivent effectuer un « test de vie réelle », un processus officiel nécessaire pour obtenir les recommandations des médecins, des chirurgien-nes, des psychologues, des psychiatres et d’autres professionnel-les afin de pouvoir suivre des traitements hormonaux ou obtenir des chirurgies. La personne doit vivre à temps plein dans son genre d’auto-identification dans les sphères personnelle, sociale, professionnelle et publique. La durée de ce « test » a changé au fil du temps et varie selon le pays et les professionnel-les de santé. Les controverses entourant ce processus dépassent la portée de cet article, mais il est important de noter que le « test de vie réelle » est critiqué comme forme de contrôle (« gatekeeping »).

  9. Par exemple, les règlements provinciaux [en 2009] exigeaient que je change mon identité civile à deux reprises. J’ai d’abord dû changer mon nom légal et, après ma chirurgie, changer légalement ma mention de sexe. J’ai passé plus de 300 heures à effectuer ces changements.

  10. Plusieurs auteur-es qui traitent de l’« exceptionnalisme américain », dont Puar (2007), ne mentionnent pas qu’il est aussi anglophone.

  11. Recherches effectuées sur Google le 22 mars 2015.

  12. Price (2011 : 5) établit une liste des qualités valorisées dans l’académie fondées sur un esprit « capable » (« able-mindedness »), notamment, la « rationalité », la « participation » et l’« indépendance ». Pour les personnes non anglophones, faire preuve de ces qualités en anglais peut être difficile. Comment faire preuve de rationalité sans avoir compris les arguments clés ? Comment participer quand les barrières de langue vous empêchent de vous exprimer avec facilité ? Comment exprimer de l’indépendance lorsque vous dépendez de services de traduction/d’interprétation ?

  13. Pour un article de cette longueur, les services de traduction peuvent coûter entre 1 500 $ et 2 000 $ CAD.

  14. Par exemple, au cours de mes recherches pour trouver un poste de professeur, j’ai non seulement dû traduire en anglais les plans de cours de tous les cours que j’avais donnés en français, mais aussi mes évaluations d’enseignement. L’inverse n’est pas vrai : pour les candidat-es anglophones dans les milieux de langue française en Amérique du Nord, il n’est pas nécessaire de traduire ce type de document, car on présume que les francophones ont une connaissance pratique de l’anglais.