Entre secours et guérison : les enfants de la polio à
Montréal vus par les philanthropes, 1930-1955
Susanne Commend
Université de Montréal
scommend27 [at] yahoo [dot] fr
Résumé
Cet article propose une analyse de la perception sociale des enfants handicapés
au Québec entre 1930 et 1950, décennies frappées par des épidémies successives
de poliomyélite. À travers l’examen des archives d’une association montréalaise
visant à secourir les « enfants infirmes », l’étude démontre
que la perception des enfants de la polio est fortement teintée par une
idéologie de la guérison qui insiste sur leur redressement physique et
moral. Afin de convaincre le public de se montrer généreux, les organisateurs
des campagnes de souscription mettent l’accent sur la vulnérabilité de
leurs protégés et dépeignent une image sentimentale des bambins. Les fillettes,
conceptualisées comme fragiles, incarnent cette représentation de la victime
méritante par excellence, plus encore que les garçons. Une logique paternaliste
de protection et d’assistance se dégage de la plupart du matériel publicitaire
et des documents publiés par la Société de secours. L’organisme se positionne
clairement en protecteur des enfants auxquels il vient en aide, parfois
même en cherchant à les soustraire à l’ignorance de leurs parents. Une
vision plus pragmatique est aussi partagée par les bienfaiteurs puisqu’ils
perçoivent leurs protégés comme des « ressources humaines »,
de futurs citoyens dont l’avenir ne saurait être hypothéqué. La société
québécoise ne peut se permettre de gaspiller ce capital humain, c’est pourquoi
les philanthropes veulent sauver le joyau de la nation : ses enfants.
Mots-clés
Poliomyélite
Archives
Montréal
Société de secours
jeunes handicapés
vulnérabilité
paternalisme
Abstract
This article proposes an analysis of the social perception of disabled
children in Quebec between 1930 and 1950, decades hit by successive epidemics
of poliomyelitis. Through the study of the archives of the Quebec Society
for Crippled Children, this paper shows that the image of «polio children»
was influenced by an ideology of cure which assets that they can be straightened physically
and morally. In order to convince the public to be generous, the organizers
of the subscription campaigns emphasize about the vulnerability of their
protégés and depict a sentimental image of the toddlers. The girls, conceptualized
as fragile, embody par excellence this representation of deserving victim,
even more than boys. A paternalistic logic of protection and assistance
emanates from most advertising material and documents published by the
philanthropic association. The organization is clearly positioned as a
protector of the children to whom it helps, sometimes even trying to keep
them from the ignorance of their parents. A more pragmatic vision is also
shared by the benefactors as they perceive their protégés as "human resources",
future citizens whose future cannot be compromised. Quebec society can
not afford to waste this human capital, which is why philanthropists want
to save the treasure of the nation: its children.
Keywords
Poliomyelitis
Disabled children
Quebec Society for Crippled Children
paternalism
sentimental rhetoric
ideology of cure
Entre secours et guérison : les enfants de la polio à
Montréal vus par les philanthropes, 1930-1955
Susanne Commend
Université de Montréal
scommend27 [at] yahoo [dot] fr
Introduction
Le 2 octobre 1947, le maire de Montréal, Camillien Houde, en appelle à
la générosité de la population au micro de la Société Radio-Canada lors
de la campagne de souscription de la Société des enfants infirmes. C’est
avec honneur qu’il affirme parler en faveur de ces « petits déshérités
de la vie » « qui appartiennent à une classe de malheureux » (Houde, 1947).
Les mots employés par le politicien sont évocateurs de la mentalité de
l’époque à l’égard des personnes handicapées, définies comme des êtres
faibles à secourir par la charité. Les besoins des enfants « infirmes »
sont alors criants : l’année précédente, en 1946, une épidémie de
poliomyélite a frappé la province, atteignant 1612 enfants, 625 d’entre
eux vivant à Montréal seulement. Il n’existe à cette époque aucun vaccin
pour lutter contre cette maladie infectieuse qui touche particulièrement
les enfants, en atrophiant et en paralysant leurs membres. Véritable menace
à l’idéal de l’enfance dans une société en mutation, la polio a profondément
marqué l’imaginaire populaire. Cet article propose une analyse de la teneur
des débats qui ont dominé la place publique au cours des décennies 1930
à 1950, marquées par des vagues successives de poliomyélite, afin d’en
dégager la représentation des jeunes atteints par la maladie. En s’appuyant
sur une étude des archives de la Société de secours aux enfants infirmes,
notamment la production médiatique à l’occasion de ses campagnes de souscription,
cet article vise à dépeindre la perception sociale des enfants handicapés
au Québec. Son objectif est aussi de démontrer comment les philanthropes
entrevoient les enfants comme de futurs citoyens et dans quelle mesure
les critères d’attribution de la citoyenneté sont redéfinis par le handicap.
Dans la foulée des travaux de Denyse Baillargeon, j’analyserai aussi le
recours à une rhétorique liant la pérennité de la nation à la santé des
enfants. J’examinerai dans quelle mesure ce discours se modifie dans le
cas d’enfants aux « corps différents ».
Les notions théoriques sont puisées à la fois dans les travaux récents
en sociologie historique de l’enfance (Turmel, 2013) et dans la « nouvelle
histoire du handicap » (Longmore et Umansky, 2001 ; Garland-Thomson, 2004 ;
Nielsen, 2012). Au Québec, l’histoire sociale du handicap demeure à peu
près inexplorée par les chercheurs, et les programmes d’études sur le sujet
sont inexistants. Cette étude, qui s’inscrit dans le cadre de mes recherches
de doctorat, vise donc à apporter une contribution originale à l’historiographie
du handicap, de la santé et de l’enfance. En questionnant le rapport complexe
de la société québécoise à la différence et à l’altérité, ce projet de
recherche vise au final à démarginaliser le passé des personnes vulnérables.
La polio en Amérique du Nord : une menace aux enfants de la
nation
Maladie infectieuse provoquée par un virus, la poliomyélite (polio) touche
les personnes de tous âges, mais surtout les enfants de moins de cinq ans,
selon l’Association canadienne de la santé publique (ACSP) (Histoire de
la polio). Elle est aussi appelée « paralysie infantile », car le poliovirus
peut endommager de façon permanente les cellules nerveuses qui contrôlent
les nerfs. Après 1910, l’Amérique du Nord est frappée par des vagues épidémiques
qui se succèdent pour atteindre un sommet après la Deuxième Guerre mondiale
jusqu’au milieu des années 1950, où l’apparition d’un vaccin efficace
protège dorénavant les populations[1].
Au Canada, cette vague d’épidémies culmine en 1953 avec 8878 cas enregistrés,
toutes provinces confondues. Ironiquement, c’est dans la période de l’après-guerre,
marquée par une hausse du niveau de vie sans précédent et par l’idéal de
« l’American way of life », que la maladie frappe le plus durement. Les
défenses immunitaires des enfants de la classe moyenne contre le virus
ont paradoxalement été amoindries par les normes accrues d’hygiène. Comme
l’écrit David Oshinsky dans son histoire de la polio aux États-Unis, « this
epidemic targeting defenseless children grew to dramatic proportions in
an increasingly suburban, family-oriented society preaching ever-higher
standards of protection for the young » (2005 : 4). En touchant
de futurs citoyens à la fois les plus vulnérables et prometteurs, la polio
devient le symbole d’une menace envers la nation. Sheila Moeschen, historienne
américaine, l’explique ainsi :
Children were recognized as especially pathetic victims of polio. This
discursive trend enabled health officials to graft personal qualities onto
the disease, casting it in the public imagination as a devastating villain,
a protean menace intent on robbing the nation of its youth, its greatest
resource and investment (2012 : 307).
Comme nous le verrons plus loin, le recours à une rhétorique liant la
pérennité de la nation à la santé des enfants n’est évidemment pas l’apanage
des États-Unis. Au Québec, les travaux de Denyse Baillargeon, et notamment
son analyse de la rhétorique dans les campagnes de souscription à l’hôpital
Sainte-Justine, ont démontré les liens entre la question nationale et la
« préservation du capital humain » (2013 : 14). Dans cette province,
la Légion canadienne organise la collecte de fonds pour la recherche et
les victimes de la polio, la « Parade des dix sous », qui s’inspire largement
du célèbre événement lancé aux États-Unis par la National Foundation for Infantile
Paralysis. Cet organisme élabore une stratégie de communication centrée
autour des enfants, qui sert de modèle pendant plusieurs décennies aux
fondations dédiées à la lutte contre la polio et à ses victimes sur l’ensemble
du continent nord-américain. Grâce au capital de sympathie dont ils bénéficient,
les enfants deviennent des porte-étendard pour recueillir des fonds pour
la plupart des organismes au service de personnes handicapées (Longmore,
2013).
Au Canada, le thème de la polio a été abordé par quelques historiens,
notamment par Christopher Rutty (1995) et Lorraine O’Donnell (1989) dans
son mémoire de maîtrise sur l’épidémie de 1937 à Toronto. Dans un article
également centré sur l’épidémie de 1937 en Ontario qui frappa la province
à un degré sans précédent, Rutty (1996) examine la réaction de la part
du gouvernement ontarien au niveau du contrôle, du traitement et de l’hospitalisation.
Il mentionne que dans les articles de journaux de 1937, la métaphore
de la guerre est utilisée pour inciter à combattre l’épidémie : « the
front line troops are not the scientists of the world but the mothers of
the world » (1996 : 291). L’incapacité des autorités sanitaires à
offrir une réponse claire à la population au sujet d’un traitement efficace
entraîne une anxiété croissante chez les parents, et les mères en particulier,
qui écrivent des lettres et des témoignages aux journaux. Par ailleurs,
certaines mères critiquent les méthodes médicales prescrites, notamment
l’immobilisation totale des enfants. Ces liens entre les autorités médicales
et les familles ainsi que le débat autour du report de la rentrée scolaire
sont également étudiés par Valérie Poirier (2013) dans son article consacré
à l’épidémie de polio de 1946 au Québec.
Cette croisade contre un ennemi invisible est menée à l’aide d’une stratégie
publicitaire qui se fonde essentiellement sur la peur. Les affiches et
les sketches radiophoniques de la Fondation canadienne pour la poliomyélite
exploitent et alimentent la terreur des parents. S’il ne tue que peu[2],
ce fléau qui paralyse, « this horrible crippler », devient symboliquement
le « voleur de l’enfance », comme le reflète l’affiche ci-contre intitulée Please God ! Not to Mine!
Dans cette publicité diffusée en 1950, les victimes de la polio sont dépeintes
comme étant privées à jamais des jeux et des rires insouciants de l’enfance :
« Not to mine to hear the laughter of other, to watch them at play », évoque
le texte sur un ton dramatique. On peut se demander quel message cette
affiche transmet à propos des enfants irrémédiablement atteints par la
polio. « Not to mine to wear a brace, to limp. Not to mine to cry
the bitter tears of childhood lost forever », supplie la voix du « parent »
de la publicité. Le discours sous-jacent trace deux catégories d’enfants :
les bien portants rieurs, aptes aux jeux, et les « infirmes », privés des
attributs de l’enfance, en quelque sorte investis d’une nouvelle identité[3].
Selon Ellen Barton, cette stratégie de communication fondée sur la peur
et la pitié établit une opposition binaire entre « bien portant » et handicapé,
avec pour conséquence de tracer une distance entre les deux catégories
(2001 : 175 ; 177). Le visuel de cette affiche est également évocateur :
la fillette aux jolies boucles et au regard implorant porte une robe courte
qui laisse voir l’appareillage orthopédique sur ses jambes. Outre la vulnérabilité,
le message qui transparaît repose sur la rhétorique de la guérison, visant
à convaincre le spectateur qu’à l’aide des traitements médicaux, les petits
malades pourront marcher à nouveau.
Comme nous allons le voir dans la section qui suit, les philanthropes
québécois vont s’inspirer de cette stratégie discursive fondée à la fois
sur le sentimentalisme, l’idéologie de la guérison et la rhétorique du
« redressement » dans leurs campagnes de financement pour les enfants « infirmes ».
La Société de secours aux enfants infirmes
Dans un contexte marqué par la résurgence des épidémies de poliomyélite,
conjugué aux progrès de la pédiatrie (et notamment du développement de
l’orthopédie) et à une nouvelle sensibilité à l’égard des droits des enfants,
des philanthropes montréalais vont apporter une attention accrue aux enfants
appelés alors « les petits infirmes »[4].
C’est en 1930 que des membres de divers clubs sociaux (Kiwanis, Rotary
notamment) fondent la Société de secours aux enfants infirmes de la Province
de Québec, calquée sur des organismes homonymes ayant vu le jour dans quelques
états américains (Nielsen, 2012), comme la première association dédiée
aux enfants handicapés moteurs, l’Ohio Society for Crippled Children, qui
est créée à Elyria en 1919 par des membres du club Rotary (Disability History
Museum, 1973). À Montréal, ces hommes d’affaires prospères en majorité
anglophones confient l’administration de l’œuvre naissante à une « secrétaire
exécutive », une célibataire canadienne-française qui épousera tout entière
la cause de ses protégés. Bilingue, la Société de secours vise à offrir
ses services « sans distinction de race ou de religion » aux enfants francophones
et anglophones de la métropole. En effet, selon les dires de son président,
« there is nothing racial about a foot club, there is nothing creedal
about a crooked leg. Everybody must feel responsible for the straightening
of the limbs of the child, no matter whether he is black or white or what
race or creed he may belong to ». Dans les faits, entre 75 et 80 %
des enfants secourus sont des « petits Canadiens de langue française »,
c’est pourquoi la SSEIQ obtient officiellement l’appui du clergé catholique
(La Presse, 1947).
Afin de promouvoir le bien-être des enfants handicapés, l’organisme vise
d’abord à leur fournir les soins dont ils ont besoin, en les conduisant
dans les divers hôpitaux de la ville. En plein cœur de la crise économique,
cette mission exige de dépister les enfants, parfois de leur donner des
vêtements et de la nourriture ou de convaincre les parents de la nécessité
du traitement. Outre le transport et un certain travail social, la SSEIQ
procure gratuitement des appareils orthopédiques, elle organise aussi un
camp d’été perçu comme un prolongement des soins donnés dans les hôpitaux
le reste de l’année. La Société organise dès sa fondation une campagne
annuelle de financement, la Journée du Myosotis ou Forget-me-not Day,
sous le haut patronage du maire de Montréal. Les campagnes annuelles du
Myosotis font régulièrement l’objet d’une couverture médiatique qui évolue
au cours des décennies. De 1930 à 1940, l’aspect du devoir de charité chrétienne
prédomine, reflété par exemple par une publicité illustrant l’ange de Miséricorde
qui pointe vers une affiche annonçant « Tag-day tomorrow ». Dès les années 1940,
le maire de Montréal Camillien Houde se prête volontiers à l’appel des
enfants : il effectue des causeries à la radio et se fait photographier
avec des enfants en béquilles soigneusement choisis par la Société. En
dépit de leur handicap, les bambins se démarquent par leur visage rieur
aux traits adorables. Les fillettes sont plus souvent présentes pour illustrer
l’événement, sans doute parce qu’elles sont considérées plus mignonnes
et fragiles encore que les garçons, et plus susceptibles d’émouvoir le
public et de l’inciter à contribuer généreusement. Paul Longmore constate
la même tendance fondée sur un « gender pattern » pour la campagne du Timbre
de Pâques aux États-Unis : deux têtes d’affiche sur trois sont des
filles, car elles assurent une collecte de fonds plus lucrative (2013 :
36).