Approche atypique avec Les Muses de Montréal : radicaliser la place des artistes handicapés au Québec

Ashley McAskill

l'Université Concordia

mcaskia003 [at] gmail [dot] com

Traduction : Marie-Eve Veilleux

Résumé 

Les Muses est une école située à Montréal offrant l’un des seuls programmes de formation professionnelle au Canada pour les artistes ayant un handicap intellectuel. Durant l'hiver et le printemps 2015, j'ai travaillé avec Les Muses pour explorer la complexité de leur formation créative, en particulier comment les différences cognitives et physiques sont prises en charge et valorisées dans la salle de classe. Mon intérêt pour ce processus était double: a) comprendre de quelles manières le handicap était présenté comme étant esthétiquement productif, et b) le genre de legs artistiques que les étudiants de Les Muses laissent dans le monde des arts de la scène québécois. En utilisant mon travail sur le terrain, cet article porte sut l’«approche atypique » soit la manière dont Les Muses utilise le handicap comme un outil créatif et significatif dans la classe pour s'assurer que tous les élèves participent au maximum et de la manière artistique la plus stimulante possible. J’ai choisi le mot «atypique» pour refléter le mouvement actuel au Québec qui reconnaît la valeur artistique importante des artistes non conventionnels que sont ceux et celles qui ont des différences cognitives et physiques.

Mots-clés

Abstract

 Les Muses, located in Montréal, Québec, is one of Canada's only professional performance training programs for developmentally disabled artists. During the winter and spring of 2015, I worked with Les Muses to explore the complexities of their creative training, in particular how different cognitive styles and physicalities are supported and valued in the classroom. My interest in this process was two fold: a) to understand in what ways disability was being presented as aesthetically productive, and b) the kind of artistic legacies students from Les Muses are leaving in the Quebec performance industry. Using parts of my fieldwork, this article discusses in what ways Les Muses uses disability as a creatively meaningful tool in the classroom-- something of which I will deem the "atypique approah"--to ensure all students are participating in the fullest and most artistically engaging way possible.  I choose the word "atypique" to reflect the current movement in Québec that is calling forth the important artistic value of cognitively and physically unconventional artists.

Keywords

Approche atypique avec Les Muses de Montréal : radicaliser la place des artistes handicapés au Québec

Ashley McAskill

l'Université Concordia

mcaskia003 [at] gmail [dot] com

Traduction : Marie-Eve Veilleux

Introduction

Le programme Les Muses, basé à Montréal, au Québec, est l’un des rares programmes professionnels d’interprétation au Canada ouvert aux personnes ayant un handicap développemental. Il a récemment rayonné à l’international grâce au succès, en 2013, du film de Louise Archambault, Gabrielle, qui mettait en vedette plusieurs étudiants du programme, dont Gabrielle Marion-Rivard dans le rôle principal[1]. « Fondé en 1997 par la danseuse Cindy Schwartz, Les Muses … a vu le jour pour combler un vide dans la formation artistique des personnes en situation de handicap développemental » (« Les Muses »). Le film Gabrielle raconte l’histoire d’une jeune femme nommée Gabrielle vivant avec le syndrome de William qui tente de trouver un équilibre entre son rôle de chanteuse principale dans une chorale composée d’autres adultes handicapés et sa relation avec son nouvel amoureux, lui aussi membre de la chorale. J’ai d’ailleurs personnellement pris connaissance du programme Les Muses grâce à ce film. Aujourd’hui, ce programme poursuit ses activités au Centre Champagnat, un centre de formation pour les adultes avec un handicap développemental situé au cœur du Plateau-Mont-Royal, à Montréal.

Avoir une carrière d’acteur professionnel au cinéma semble à un rêve quasi impossible pour les personnes qui ont un handicap développemental (Lewis, 2009 ; McNish, 2013). Dans le passé, Schwartz, ainsi que les enseignants et le personnel administratif des Muses ont souvent dû prendre la défense de leurs étudiants contre les critiques qui ont tenté de diminuer leurs capacités créatives. C’est ainsi que Schwartz a rapidement confirmé le talent artistique de Marion-Rivard après que la critique de film Nathalie Petrowski de La Presse a tenu des propos sévères à son égard. En comparant la performance de Marion-Rivard dans Gabrielle à celle d’Alexandre Landry, l’acteur non handicapé qui joue Martin, l’amoureux de Gabrielle, Petrowski (2013) a écrit « Gabrielle Marion-Rivard, on le sait, n’est pas une actrice, mais une jeune fille avec une oreille absolue qui vit avec le syndrome de William ». Elle ajoute « Alexandre continuera sa vie d’acteur tandis que Gabrielle retournera dans l’ombre ». Schwartz et Geneviève Bouchard, coordonnatrice du programme Les Muses, ont répliqué en écrivant un article pour l’édition spéciale de la revue TicArtToc consacrée aux stigmates[2]. Dans cette revue canadienne-française dédiée à divers projets artistiques qui combattent les préjugés, Schwartz et Bouchard (2014) invitent les lecteurs à considérer la question suivante : « Pourquoi une personne vivant avec une déficience intellectuelle, qui joue dans un film et qui a une formation en arts de la scène ne peut être considérée comme une actrice ? » (2014). En critiquant Petrowski, Schwartz et Bouchard (2014) suggèrent que :

Si Nathalie Petrowski avait fait ses devoirs, elle aurait découvert l’existence des Muses, elle aurait appris que Gabrielle a commencé sa vie artistique bien avant le film Gabrielle… Gabrielle est une danseuse, une chanteuse, et nous pouvons la considérer comme une actrice : dans le film Gabrielle, son rôle, s’il n’est pas un rôle de composition au même titre que celui d’Alexandre, n’est pas calqué sur sa vie. Elle a dû apprendre un texte, simuler une crise de diabète, faire croire qu’elle pleure véritablement, qu’elle a une sœur, qu’elle vit en résidence, etc. (2014 : 65).

En tant que chercheuse, j’ai été amenée à travailler avec des groupes qui remettent en question les écoles traditionnelles de formation d’acteurs en regard non seulement de l’espace qu’elles réservent à la formation des artistes handicapés, mais également à propos de la manière dont leurs étudiants réussissent à poursuivre, par la suite, une carrière fructueuse. Au cours des six derniers mois, j’ai travaillé avec Les Muses pour explorer les complexités des techniques de formation créative dans laquelle s’engagent ces étudiants et ces enseignants, en particulier la manière dont certains exercices sont adaptés et négociés pour soutenir les différents styles cognitifs des personnes dans la classe. En décrivant de façon détaillée certains de leurs exercices, je discuterai du travail des étudiants et des enseignants et de la manière dont le handicap est présenté comme un outil créatif et significatif dans la classe. J’appellerai cette dernière une « approche atypique », c’est-à-dire une pratique créative qui fait l’effort d’inclure tous les artistes de la façon la plus complète et la plus significative possible, et ce, malgré leurs différences cognitives et physiques[3]. J’ai choisi ce terme pour rappeler le mouvement atypique qui a lieu en ce moment au Québec où des artistes soulignent la valeur artistique des artistes non conventionnels qui ont des différences physiques et cognitives. Je présenterai également de quelles façons ce mouvement et le programme Les Muses font avancer, à mon avis, la scène théâtrale montréalaise.

Changer les normes

Historiquement, les artistes handicapés ont été perçus comme étant incapables de participer à la scène artistique professionnelle de manière significative. L’industrie du divertissement n’a pas été le milieu le plus encourageant pour ces artistes. De faibles attentes envers leurs compétences, un manque continu de soutien professionnel, l’absence de programmes d’interprétation accessibles et un très petit nombre de modèles sont tous des éléments qui n’ont pas facilité leur accès à cette industrie déjà élitiste (Lewis, 2009 : 259). Les artistes avec un handicap cognitif demeurent l’un des groupes les plus discriminés de la communauté artistique. Les enseignants et les directeurs savent rarement comment les intégrer dans leurs classes et leurs salles de répétition. Lorsque vient le temps de créer une classe inclusive, la question intimidante que se posent plusieurs personnes est « Par où commencer ? »

Cette situation n’est pas étrangère au manque d’intégration des étudiants handicapés dans les écoles nord-américaines. Les étudiants handicapés deviennent souvent un objet de discussion parmi les « gardiens » (professeurs et gestionnaires) des programmes d’interprétation au moment de choisir leurs nouvelles cohortes (Lewis, 2009 ; McNish, 2013). Une grande partie de la décision repose sur le caractère « versatile et “commercialisable” » des candidats. Dans le cas d’artistes/étudiants handicapés, l’accent est mis sur la capacité des individus à atteindre une sorte de neutralité physique et émotionnelle qui leur permet de jouer « une variété de rôles » (McNish, 2013 : 13, traduction libre). Sandahl (2005) définit cette neutralité comme « l’état physique et émotionnel à partir duquel tout personnage peut être créé. » (2005 : 256, traduction libre) On peut décrire cet état comme celui d’un corps capable d’être une toile vierge, c’est-à-dire le cadre parfait pour commencer à peindre un tableau. Par contre, que faire si cette toile a une déchirure, une ondulation, une égratignure ou une trace noire ? Comment cela altère-t-il la valeur de la toile ? Les particularités physiques et émotionnelles des artistes handicapés ne peuvent pas être tout bonnement « guéries ». Ainsi, leurs corps et leurs esprits sont plus résistants à la neutralité (2005 : 256). Sandahl souligne que les corps handicapés :

« […] peuvent trembler, chanceler ou être asymétriques. Implicitement, dans les nombreuses manifestations de la neutralité, on suppose qu’il est impossible de construire un personnage à partir d’une position de différence physique. Le corps de l’acteur approprié pour tout rôle, même celui d’un personnage réellement handicapé ou symboliquement en difficulté, est un corps non seulement non handicapé, mais extraordinairement non handicapé » (2005 : 262, l’italique est de l’auteure, traduction libre).

Le programme Les Muses remet en question ces pratiques en respectant le handicap comme un moyen puissant de décloisonner les espaces de travail artistique de manière créative. Le handicap dépasse le cadre diagnostique et devient artistiquement illimité. C’est pour cette raison que Les Muses suscitent non seulement un dialogue sur l’accessibilité et l’inclusivité des programmes artistiques professionnels, mais également des réflexions éthiques et sociales sur notre compréhension du handicap, qui devient alors un outil permettant de créer de nouvelles possibilités en matière de productions esthétiques dans la classe (Siebers, 2010).

Chez Les Muses, tous les étudiants doivent évidemment passer une audition pour vérifier leurs compétences artistiques. Il est important pour Schwartz et les enseignants de maintenir des standards élevés lors de la sélection des étudiants afin de s’assurer que les candidats ont le talent nécessaire pour travailler dans le milieu artistique professionnel. Dépendamment des besoins particuliers de chacun, ce programme d’une durée de 5 à 7 ans accueillera environ 15 étudiants (« Les Muses ») à tout moment. Si un étudiant n’arrive pas à maintenir une bonne performance, on pourrait lui demander de quitter le programme. Les enseignants, eux-mêmes artistes professionnels, utilisent les méthodes traditionnelles tout en adaptant certains exercices pour répondre aux besoins particuliers de chaque étudiant (ce dont nous discuterons ultérieurement plus longuement dans cet article). En étant exposés à plusieurs styles cognitifs différents, les étudiants apprennent une multitude d’approches aux pratiques créatives telles que le chant, la danse et le théâtre. Pour les enseignants, l’important est d’encourager les étudiants à mettre leur handicap en valeur plutôt que de tenter de le dissimuler. Cette pratique repose sur la philosophie que leurs différences cognitives et physiques aident à façonner leur art non conventionnel. Cette approche artistique est centrale au mouvement atypique de Montréal, lequel est principalement mobilisé par des artistes affiliés ou appartenant à la communauté des Muses.

Le mouvement atypique

Le terme « atypique » a émergé au Québec pour décrire la richesse esthétique des artistes non conventionnels, comme ceux qui ont un handicap. Le corps atypique, « c’est souvent penser au corps handicapé, au corps malade et à la maladie, au corps de la différence irréductible » (Pizzinat, 2014 : 51). Comme le suggère Caemerbeke (2014) « “hors-norme” révélerait un aveu d’impuissance, une impossibilité à considérer œuvres ou personnes à l’aune des critères d’appréciation, et désignerait en réalité l’indésirable » (2014 : 150). Cyr (2014) a également souligné que les corps atypiques révèlent à quel point « le corps “normal” est une fiction » (2014 : 13). Uniquement à Montréal, une vague de chorégraphes de plus en plus importante se bat pour faire reconnaître la légitimité culturelle et la valeur artistique des artistes atypiques, dont font partie les étudiants du programme Les Muses.

Certaines compagnies de théâtre et de danse ont fait valoir l’importance de ces artistes dans leurs créations. Menka Nagrani, chorégraphe, enseignante au programme Les Muses et fondatrice de la compagnie de danse-théâtre Les productions des pieds des mains, privilégie le travail avec des artistes « atypiques » pour ses créations. « Je trouve l’expression « atypique »beaucoup plus poétique que « handicapé » et elle amène une perspective plus large de la différence », explique-t-elle (communication personnelle, janvier 2016). Sa compagnie de danse contemporaine et expérimentale choisit souvent « des comédiens et des danseurs reconnus, ainsi que des artistes au casting atypique » (« Les productions des pieds des mains »). Il y a également la compagnie Joe Jack et John, cofondée par la metteuse en scène Catherine Bourgeois en 2003. Reconnues pour ouvrir les « univers atypiques » grâce à une approche collective de la création, leurs pièces contestent des sujets sociaux comme « la solitude, le deuil, les apparences sociales, l’américanité, l’identité, etc. » (« Joe Jack et John »). Chaque œuvre est marquée par les multiples perspectives des différents artistes de la compagnie qui inclut des « acteurs ayant une déficience, immigrants, aînés, etc. » (« Joe Jack et John ») Les deux compagnies travaillent étroitement avec les étudiants des Muses en raison de leurs présences provocatrices.

Selon Nagrani, Dena Deveda, directrice artistique de l’Espace Tangente un diffuseuse dédiée à la danse contemporaine au Québec), a été la première diffuseuse de la province à utiliser le terme atypique lorsqu’elle l’a employé dans le titre de sa programmation en décembre 2005[4]. La série était composée de deux œuvres. D’abord, All in an Instant par Corpuscule Danse, chorégraphiée par Jermina Hoadley et dansée par France Goeffroy[5]. Puis, la première version de la pièce Les Temps des Marguerites par Les productions des pieds des mains qui présentait trois étudiants des Muses, Jean François Hupé, Geneviève Morin-Dupont et Michael Nimbley. De retour à Tangente en 2007 avec la version finale allongée et la même distribution, Nagrani, accompagnée des chorégraphes Nicolas Cantin et Jean-Sébastien Lourdais (qui présentaient des pièces à Tangente en même temps), ainsi que de Deveda ont « décidé à l’unanimité de conserver le titre “Corps atypiques” déjà utilisé par Tangente en 2005 » (communication personnelle, janvier 2016). Bien que les autres œuvres n’incluaient pas d’artistes handicapés, Nagrani se rappelle que « l’esthétique gestuelle rejoignait la nôtre puisqu’elle présentait des manières de bouger hors-norme, différentes des esthétiques habituelles en danse contemporaine » (communication personnelle, janvier 2016).

Dès 2011, Geoffroy, Davida, Nagrani et Marie-Hélène Bellavance, une autre danseuse contemporaine montréalaise et membre de Corpuscule Danse, ont créé « Corps-Atypik », « un festival qui regrouperait des spectacles qui célèbrent la différence » (communication personnelle, janvier 2016). L’événement d’une durée de trois semaines s’est tenu dans quatre salles différentes (Tangente, l’USINE C, le Gésù et le studio 303) et portait sur le thème des corps différents. Les différences, notamment « le nanisme, l’obésité, la déficience intellectuelle, le handicap physique », Nagrani les décrit comme :

« […] un choix artistique de ne pas faire un festival uniquement sur les pratiques artistiques des personnes handicapées ou de parler de danse intégrée, on a choisi d’avoir une portée plus large et d’éviter que le public puisse confondre avec l’art-thérapie. Nous avons donc, après de longues discussions, privilégié encore une fois l’expression “Corps atypique” » (communication personnelle, janvier 2016).

Après l’événement, Nagrani a expliqué que les médias culturels québécois se sont de plus en plus intéressés à ce terme. Jeu : Revue de Théâtre, « la seule revue francophone d’Amérique du Nord qui soit consacrée exclusivement aux arts du spectacle vivant », a publié un numéro spécial sur les « Corps atypiques » en 2014.

Les artistes atypiques soulèvent des questions comme « […] quels imaginaires rendent-[ils] visibles ? Quels discours font-[ils] entendre ? Quelles relations tissent-[ils] avec le spectateur ? Que disent-[ils] de nous et de notre rapport à la norme ? » (Cyr, 2014 : 13) En ce qui a trait au programme Les Muses, leurs pratiques en classe ouvrent la voie à des productions esthétiques qui reconsidèrent la valeur des artistes handicapés et répondent à ces questions à travers l’approche atypique. Les pratiques atypiques décloisonnent les espaces et permettent le mouvement afin que plusieurs corps différents puissent participer et se sentir valorisés en s’assurant que chaque personne est traitée de façon significative et non comme un désagrément. Cette ouverture n’émerge pas d’une volonté de commodité ou d’accommodement ; elle prend plutôt racine dans une véritable appréciation des différentes façons d’être humain. Le fondement de cette approche perturbe les méthodes de création traditionnelles qui sont inaccessibles et il nous demande de réévaluer comment les différents corps, comme ceux des artistes handicapés, stimulent des réflexions philosophiques sur la pratique artistique et la productivité esthétique. Le programme Les Muses représente un excellent modèle de l’efficacité de l’approche atypique.

En classe avec Les Muses

Depuis mai 2015, j’assiste et je filme les classes de danse, de théâtre, d’art clownesque et de mouvements chez Les Muses. En assistant aux séances du matin et de l’après-midi, j’ai été à la fois observatrice et participante. En tant que chercheuse anglophone un peu bilingue, je m’en suis tenue à une participation minimale pour éviter de déranger les consignes de l’enseignant aux étudiants[6]. Bien que je m’identifie comme une artiste de théâtre communautaire, ma présence dans la classe était principalement comme chercheuse. Cela ne veut pas dire que je n’ai pas tissé d’importants liens personnels avec les étudiants et les enseignants. Je désire créer des relations significatives au sein du programme Les Muses, ce qui ne peut se produire que lentement et en étant sincère. Quelques-unes de ces connexions se sont formées lorsque j’ai pris part à certains exercices. Je participais toujours aux exercices d’échauffement en groupe et, parfois, les étudiants ou les enseignants me demandaient de participer aux exercices en équipe, car les participants étaient en nombre impair. Les paragraphes qui suivent présentent des descriptions de certains exercices que j’ai filmés chez Les Muses. Les exercices en classe tiennent compte des différents rythmes cognitifs et physiques, mais également du genre de présence esthétique que stimulent certains étudiants.

Les étudiants qui travaillent avec Marie-Anik Deschamps, professeure d’art clownesque, de mime et de danse/mouvement chez Les Muses, donnent une énergie à des mouvements originaux, créant ainsi de nouvelles formes d’expression de la musicalité. Deschamps travaille les techniques d’art clownesque traditionnelles avec les étudiants le matin. L’après-midi, elle amène ses étudiants au gymnase du Centre Champagnat pour une formation sur le mouvement. À la fin du cours, Deschamps demande souvent à chaque étudiant d’improviser une danse. La musique d’accompagnement varie, mais elle ne s’éloigne jamais des succès du moment. Chaque improvisation dansée met en valeur la manière dont les étudiants utilisent leur style cognitif individuel pour créer une chorégraphie originale qui explore la relation entre la vitesse et la lenteur.

Michael Nimbley, un étudiant connu pour son style naturellement comique, danse au son d’une version instrumentale et minimaliste de « Ode to Joy ». Alors que le son des flûtes et de ce qui ressemble à un triangle se fait entendre en arrière-plan, Nimbley avance et recule de quelques pas en donnant de petits coups de pieds lentement. Il garde les orteils pointés, presque comme s’il admirait ses pieds à chaque pas. En ajoutant un petit saut à ses pas, Nimbley étend sa jambe droite devant lui, puis derrière pour l’aider à faire un petit demi-tour. Son pas léger se transforme en piétinement. Il continue en posant ses mains sur ses genoux et se balance de gauche à droite. En se relevant, il se met les mains derrière la tête, puis les étend complètement, créant presque des ailes pour voler. Il utilise sa stature pour faire des rotations de plus en plus larges et rapides. La chorégraphie de Nimbley ressemble à une ballerine robotique en équilibre sur un trapèze en forme de L. Son visage demeure relaxé en tout temps et chaque mouvement devient une surprise, une sorte d’exercice d’équilibre.

Le prochain étudiant, Edon Descollines, a toujours hâte qu’arrive son tour dans les exercices d’exploration du mouvement. Il se propose souvent dès qu’on demande à la classe « Qui est le prochain. » Réputé pour avoir une présence physique énergique, Descollines utilise souvent tout l’espace de performance lors de ses danses improvisées. Pour cet exercice spécifique, Deschamps choisit une musique classique lente qui projette une atmosphère sombre et étrange. Pendant les cinq premières secondes, Descollines se tient droit debout, comme s’il rassemblait son énergie. Il a un soubresaut, étend son bras droit et tourne. Son bras gauche suit, arqué vers l’extérieur de manière accueillante. Puis, il s’agenouille sur son genou gauche et pointe son bras gauche vers le public. Il répète ces mouvements en se déplaçant vers l’arrière. Ses chaussures de course crissent sur le sol du gymnase, ce qui met l’accent sur l’athlétisme de son style physique et rapide. Il avance vers le public en faisant de petits pas rapides tout en étendant ses bras pour créer un T. Il tourne son bras droit au-dessus de son épaule et étend la jambe droite sur le côté. Puis, il saute pour créer le même mouvement du côté gauche. Il court à travers le périmètre horizontal près d’où nous sommes assis, puis il retourne vers l’arrière du gymnase. En ralentissant, ses bras pivotent vers l’arrière. Son corps au sol, il commence à faire du break dancing. Il sourit pendant toute la chorégraphie en fixant le public. Le mouvement de Descollines explore les différentes sensations rythmiques et temporelles qu’encouragent les tensions entre le contrôle physique et l’instabilité. Son mouvement nous raconte une histoire tant poétique qu’entraînante.

Deschamps s’assoit par terre dans le gymnase pour commenter les mouvements improvisés des étudiants. Elle met l’accent sur le besoin de varier les mouvements afin d’éviter de se retrouver enfermés dans certains styles. En se tournant vers Nimbley, elle explique : « Michael, oui, mais c’est de travailler plus partout dans l’espace. C’était pas mal, c’était pas toujours du côté jardin. Les bras sont un peu figés. Varie les bras… etc. » En mimant les mouvements de mains robotiques, qu’elle a trouvé intéressants, Deschamps montre qu’il existe d’autres manières d’aborder les extensions de bras : « [...] il y a d’autres variations. Aller chercher plus classique [elle étend son bras droit devant sa poitrine et son bras gauche vers le plafond dans une posture de ballet classique], plus rond comme ici [elle met les deux bras devant sa poitrine pour créer des extensions de bras souples et circulaires]. » Elle continue en reconnaissant ses limitations physiques : « Je sais que les jambes sont plus limitées, mais les bras peuvent varier parce que tu as des belles, des belles lignes. Tu as de bons mouvements. » Elle souligne encore qu’il doit ajouter davantage de variations physiques à sa manière de danser. Passant à Descollines, Dechamps fait un compliment : « Edon, belle hauteur, belle joie dans ce que tu fais. Tu es très allongé dans tes lignes. » Par contre, dans ses commentaires, elle lui explique : « Mais je trouve encore que tu utilises plus de place, plus de présence. » À travers sa critique, je me rends compte que les enseignants du programme Les Muses essaient d’équilibrer la formation technique avec l’originalité artistique de leurs étudiants. Les enseignants doivent constamment choisir entre mettre l’accent sur le style cognitif de l’artiste ou sur la formation technique — ceci est un bel exemple de l’approche atypique.

Pendant ces exercices, les étudiants présentent leur propre perception du rythme et de la musicalité. On les encourage à utiliser leur propre style cognitif pour composer visuellement diverses chorégraphies. Même si les techniques professionnelles sont enseignées et valorisées (p. ex. l’extension physique et la présence sur la scène), les enseignants s’assurent quand même de laisser la place aux étudiants pour qu’ils créent leur propre physicalité, différente et authentique (p. ex. la lenteur ou les tremblements). Benjamin (2002) souligne que :

Le processus d’évaluation des écoles pourrait avoir besoin d’être révisé si nous reconnaissons que chaque étudiant joue avec un instrument différent. Même si cela semble soulever des objections insurmontables de la part des écoles de danse, l’évaluation des différences est une exigence essentielle pour ceux qui enseignent les arts et la danse ne peut s’y dérober si elle désire atteindre un état de maturité semblable à l’art visuel et à la musique (2002 : 8, traduction libre).

Le handicap devient un rythme en soi au programme Les Muses. Pendant les exercices, les enseignants font des commentaires sur les aspects de leur façon de danser que les étudiants doivent développer (p. ex. mouvements trop répétitifs ou danser davantage pour le public). De telles critiques équilibrent la formation technique et la liberté, et elles valorisent profondément les différents types d’apprentissages des étudiants.

À l’instar de tous les programmes d’interprétation, chaque étudiant du programme Les Muses se présente en classe avec une gamme de forces et de faiblesses que les enseignants des Muses prennent en considération au moment de créer des exercices de groupe. Par exemple, ils utilisent les étudiants plus avancés pour faire du mentorat auprès des nouveaux étudiants ou de ceux qui ont moins d’expérience. Ces étudiants avancés, qui pour certains suivent des cours au programme Les Muses depuis 15 ans, deviennent les modèles que leurs collègues plus jeunes n’ont jamais eus (si l’on considère le peu d’artistes avec un handicap développemental ayant réussi professionnellement). Par conséquent, les étudiants avancés apportent une énergie productive à la classe et l’espoir de réussite. Leur présence aide les nouveaux étudiants à accroître leur confiance en soi comme aucun autre modèle ne pourrait le faire.

Professeure de danse aux Muses depuis la naissance de la formation, Menka Nagrani mobilise les étudiants expérimentés pour fixer des standards artistiques élevés dans sa classe. Même si ces étudiants font des erreurs, leur présence encourage les nouveaux étudiants à explorer leur corps différemment et à se concentrer plus profondément sur l’amélioration de leur talent artistique. Établir des standards élevés en classe est un critère essentiel du programme Les Muses. Les enseignants veulent sentir une présence artistique spéciale chez chaque candidat qui participe au processus d’audition de trois mois. Nagrani précise que ce ne sont pas toutes les personnes handicapées qui peuvent devenir artistes professionnels — une affirmation avec laquelle je suis également en accord. Elle utilise parfois des exercices deux par deux ou en groupe pour libérer le potentiel créatif des nouveaux étudiants ou de ceux qui sont moins expérimentés. Par exemple, dans un exercice, elle demande aux étudiants de concentrer leurs mouvements sur une partie spécifique de leur corps. Elle souligne que la danse est une conversation avec d’autres étudiants. Nagrani est capable de déceler quand les étudiants se dépassent artistiquement et de les comparer entre eux. Cette situation met tout de même en lumière plusieurs questions sur l’évaluation artistique : quelle sorte de variation physique les étudiants exploreront-ils ? Sont-ils capables d’écouter des consignes et améliorent-ils leurs habiletés en conséquence ? Comment travaillent-ils en compagnie d’autres étudiants ? Quelle énergie offrent-ils à l’espace créatif ?

La classe, qui ne compte qu’une dizaine d’étudiants, se tient debout en cercle. De la musique de style vaudeville joue en arrière-plan. Nagrani dit « Genoux » à Jean-François Hupé, un étudiant de longue date connu pour son style comique. En entrant au milieu du cercle, il se tient sur sa jambe gauche et plie sa jambe droite, la déplaçant de gauche à droite. En changeant de pied, il lève sa jambe gauche dans les airs et plie rapidement son genou derrière lui. Encourageant son étudiant à essayer des variations, Nagrani dit : « Change de direction. Change ton corps. » Hupé tourne son corps vers la droite et s’assoit sur sa jambe droite pliée. En attrapant son pied gauche, il plie son genou gauche et le pivote d’avant en arrière sur le côté gauche de son corps. Nagrani répète : « Change, change ». En roulant sur le dos, il lève les jambes dans les airs et les bouge comme s’il faisait du vélo. Retournant sur son dos, il utilise ses bras pour soulever le haut de son corps. Puis, il lance ses jambes dans les airs. Nagrani l’encourage : « C’est superbe, Jean-François ! » Hupé glisse son genou gauche plié d’avant en arrière sur le sol, en balayant la piste de danse. En invitant Nimbley à être le prochain, Hupé traîne son genou gauche sur le sol et quitte le centre du cercle. Tout le long de son numéro, ses collègues ne peuvent le quitter des yeux. La variété de mouvement qu’il entreprend donne le ton pour les autres étudiants : ne mettre aucune limite à ce qu’il est possible d’explorer physiquement et bouger sans filtre. Bouger « sans filtre » ouvre un éventail de possibilités créatives tant au niveau de l’utilisation de l’espace qu’au niveau de la variété des corps qui participent, ce qui révèle les avantages artistiques d’adopter l’approche atypique.

En marchant lentement au milieu du cercle, Nagrani dit à Nimbley : « Coude, coude, coude ». La même chanson vaudeville joue en arrière-plan. En utilisant très peu d’espace, Nimbley plie les deux bras pour isoler ses coudes pointus. Il bouge son coude gauche horizontalement vers l’extérieur de son corps, puis positionne son bras verticalement pour ramener son coude près de son corps. Il répète le même mouvement du côté droit. Sa danse commence à explorer ce mouvement davantage et passe à un mouvement plus rapide. Il commence à ressembler à un poulet curieux. On peut entendre Stéfanie Colle rire derrière. Nimbley sourit. Nagrani dit : « Say something with your elbows. Tell us a story. » Acceptant l’instruction, Nimbley se penche et ramène ses deux coudes sur ses genoux. Puis, il les rabat sur les côtés de son corps en commençant à se relever. Il étend son coude gauche au-dessus de son épaule et fait le même mouvement avec son coude droit. À nouveau, il pose ses coudes sur ses genoux et les rabat de gauche à droite, un coude à la fois. Nagrani lui dit : « Ok, tu peux sortir. » En utilisant son coude droit pour sortir de l’espace de danse, Nimbley retourne se mettre debout en périphérie du cercle avec ses collègues. Nimbley, dont les mouvements sont limités au niveau des hanches et des genoux, montre comment il est possible de raconter une histoire complexe à l’aide d’une seule partie du corps. Même si la plupart des étudiants du programme n’ont pas de limitations physiques, les exercices de Nagrani montrent l’immense potentiel artistique de l’utilisation d’une seule partie du corps. Ils montrent également que ces limitations physiques sont artistiquement sans limites.

« Pieds » dit Nagrani à Stéfanie Colle, une nouvelle étudiante. Colle a exprimé son profond désir d’être une danseuse professionnelle. On la connaît pour son style espiègle. En entrant dans le milieu du cercle, elle tourne. Comme son regard est trop sur ses pieds, Nagrani la corrige : « Lève tes yeux. Regarde-nous. » Soulevant la tête, Colle étend ses bras en T et commence à taper du pied devant elle. En levant son pied gauche du sol, elle l’utilise pour pivoter sur elle-même. Elle saute vers l’avant à l’aide de son pied gauche, puis bouge de la même manière en utilisant son pied droit. Ce mouvement ressemble à une partie de marelle imaginaire ou, mieux encore, à sauter sur des roches pour traverser une rivière. Elle glisse vers la gauche et tourne son pied droit pour faire demi-tour. Elle glisse sur son pied gauche et étend simultanément ses deux bras au-dessus de ses épaules. Colle commence à battre des pieds devant elle. « Pieds, pieds, pieds » répète Nagrani en l’encourageant et en rappelant à la nouvelle étudiante de lever la tête : « Regarde, regarde ». Colle se déplace dans le cercle en regardant ses collègues. Elle s’arrête et commence à tourner subtilement ses pieds vers l’intérieur, puis vers l’extérieur, comme si elle voulait faire tinter ses chaussures ensemble. Nagrani dit : « Et sortie » et la jeune étudiante saute de côté pour rejoindre la périphérie du cercle. En regardant Colle, je pense à la première fois que je l’ai rencontrée. Je me souviens de sa timidité qui l’empêchait d’offrir le maximum d’elle-même à ses camarades de classe. En constatant son progrès et sa croissance artistique, je ne peux que voir une jeune artiste confiante et excitée de participer à chaque exercice en classe. À mon avis, cette nouvelle attitude s’explique grâce aux techniques qu’elle a apprises avec ses enseignants et aux nouvelles relations qu’elle a nouées avec ses camarades de classe qui l’encouragent constamment.

Les enseignants ajustent l’utilisation du temps dans leurs pratiques en classe pour valoriser le style cognitif de chaque étudiant. Une méthode qui est devenue cruciale pour Les Muses est la lenteur, que Barber-Stetson (2014) distingue comme un « style cognitif spécifique » qui donne aux individus plus de temps pour accéder à différentes parties de leur environnement tout en évitant de leur mettre de la pression pour qu’ils réussissent selon un processus temporel normatif (2014 : 148, traduction libre). Par exemple, les travaux de la classe de Richard Gaulin, principal professeur de théâtre chez Les Muses, adoptent la lenteur afin de respecter les différents niveaux et les différentes vitesses de lecture des étudiants. Contrairement à d’autres programmes traditionnels où les étudiants doivent se concentrer sur un texte par semaine ou par mois, les étudiants du cours de Richard Gaulin travaillent un texte pendant 4 à 6 mois. Pour faire des exercices basés sur le texte, Gaulin choisit un dialogue entre 2 ou 3 personnages et l’écrit au tableau. Tour à tour, chaque étudiant lit le texte sans y mettre d’émotion. Au deuxième tour, Gaulin discute avec les étudiants de ce qui se passe dans la scène. Ensuite, il demande à chacun d’eux de lire le texte avec une motivation émotionnelle précise. Différents rythmes émergent alors que chaque étudiant lit le texte avec une variété de degrés de compréhension. Ceci permet de reconceptualiser la manière dont le temps est utilisé efficacement en classe. On n’y suit pas un récit ou un ordre unique, mais plutôt l’émergence de cadres temporels concurrents qui sont tirés et poussés « simultanément dans toutes les directions » (Koepnick, 2014 : Introduction, traduction libre). Gaulin permet aux étudiants de lire le texte à leur propre rythme et selon leur propre compréhension. Les étudiants qui bégaient ou qui ont de la difficulté à lire ne sont pas considérés comme un désagrément. Au contraire, on leur donne le temps d’apprécier le rythme de leur lecture. Une telle pratique lente met en évidence l’approche atypique, laquelle se définit par une véritable appréciation et une reconnaissance de la multitude de manières de bouger dans le monde.

La pièce présentement à l’étude est Une maison de poupée par Henrik Ibsen. Gaulin demande à chaque étudiant de lire une partie du texte en utilisant une émotion précise et en marchant du fond de la classe jusqu’au tableau devant la classe. « Plus tu vas avancer, plus tu vas être fâché. Et quand tu vas arriver à lire, tu vas être dégueulasse » dit Gaulin à Marc Barakat, connu pour être un acteur convaincant en raison du petit tremblement constant de son corps qui fait souvent trembler ses mains et sa tête, de même que sa voix au vibrato naturel qui fait souvent durer la fin des mots et des phrases. « C’est parti » annonce Gaulin à Barakat. La classe devient silencieuse et Barakat marche lentement vers l’avant de la classe. « Ahhhhh mère », commence-t-il, en traînant le « ère ». « Quand nous aurons beaucoup d’argent et quand nous pourrons quitter… » Barakat continue de réciter ses lignes et termine en crescendo avec « quitter ». Sa voix s’élève pour respecter les consignes de l’enseignant. Gaulin pousse l’acteur : « Plus faché ». Barakat serre les poings et élève la voix. Par contre, il continue à un rythme plus lent en articulant ses mots et en les pesant à la fin de chaque phrase. Les vibrations de sa voix créent une présence qui fait écho dans le silence de ses camarades de classe. Ces vibrations additionnées aux tremblements de son corps ajoutent des nuances physiques à son interprétation captivante. Une fois ses lignes terminées, Barakat prend une pause pour canaliser son énergie, puis il retourne doucement s’asseoir avec le reste de la classe. Bien des acteurs tenteraient de cacher un tremblement comme celui de Barakat, mais Gaulin n’essaie pas de le faire disparaître — c’est impossible, il fait partie de Barakat. Cette variation tremblante alimente la pratique artistique de Barakat et elle met en lumière comment le handicap peut ouvrir différentes façons de lire ou d’aborder le travail de création d’un personnage.

Gaulin me demande de lire les lignes à mon tour. Un peu nerveuse, je me lève et me dirige vers l’arrière de la classe. Comme anglophone, je suis nerveuse de lire un texte en français avec des mots dont je ne connais pas la bonne prononciation. De plus, je ne comprends pas assez ce qui se passe dans cette scène. Néanmoins, je lis le texte en m’enfargeant sur quelques mots et en terminant plusieurs phrases comme si elles étaient une question. Je regarde constamment Gaulin en espérant tout dire comme il faut. C’est à ce moment que je me rends compte que je fais moi-même partie de mon projet et de quelles manières ma présence comme chercheuse anglophone s’ajoute à la classe francophone déjà diversifiée. On m’a donné un espace et, à ce moment, mes différences ont été reconnues. Au-delà de la formation technique, l’importance de cet exercice réside dans la manière dont nous apprenons et reconnaissons la diversité cognitive. Toutes nos présences sont significatives et importantes pour remplir d’énergie cet espace créatif.

Conclusions : passer de neutre à atypique

L’approche atypique donne de nouvelles significations à la productivité du travail en classe. En ajustant les cadences et les rythmes du mouvement et de la perception, différents corps peuvent être reconnus et leur valeur artistique peut être appréciée comme ils le sont rarement. La pratique atypique soulève des critiques culturelles en lien avec quels corps sont valorisés et pourquoi, avec ce qui constitue un bon acteur, danseur ou chanteur. Ralentir la cadence permet d’explorer les différentes qualités de l’expérience que notre « culture contemporaine axée sur la rapidité nous permet rarement de faire », comme le souligne Koepnick (2014), « cela nous aide à percevoir que la différence et les vecteurs temporels, souvent incompatibles, coexistent. Ainsi, nous sommes invités à réfléchir à l’impact de la rapidité contemporaine sur les notions de lieu, de subjectivité et de sociabilité » (2014 : Introduction, traduction libre). Chez Les Muses, ces modalités temporelles enlèvent la pression associée à la valorisation d’un style d’apprentissage dans la classe. Cela ne signifie pas que la classe est entièrement dépourvue de limite de temps : chaque enseignant travaille un seul jour par semaine. La structure du programme Les Muses est semblable à celle de nombreux autres programmes de formation et d’interprétation canadiens. Toutefois, contrairement à ceux-ci, le programme Les Muses n’établit pas de critères exclusifs pour les styles cognitifs ou les corps à avoir pour poursuivre une carrière comme acteur au cinéma ou au théâtre.

Même si les corps des étudiants sont souvent perçus comme étant limités (par exemple dans les commentaires de Petrowski sur Marion-Rivard), leur formation artistique met en lumière comment leur corps est en réalité artistiquement sans limites. Leurs styles cognitifs poussent les praticiens à explorer des approches artistiques différentes en faisant consciemment l’effort d’inclure tout le monde artistiquement et de façon significative dans cet espace créatif. Que perdons-nous artistiquement lorsque nous ne reconnaissons pas l’existence de différents styles cognitifs ou de différents types de corps dans notre classe ?[7] En tant qu’enseignants ou artistes, nous perdons la possibilité d’explorer les différents talents, manières d’être et droits des autres corps qui nous entourent. Les corps différents proposent des variations à la performance et à la pratique artistique. Ces variations déplacent la relation avec le sujet au-delà de nos propres perceptions, comme c’est le cas pour le handicap. Comme le suggère Hickey-Moody (2009), des œuvres axées sur la performance « nous permettent de dissoudre des idées immuables sur la façon dont les choses “existent” et “dépassent les catégories” » (2009 : 170, traduction libre).

Les étudiants du programme Les Muses montrent la valeur de commencer avec un corps handicapé, d’effacer ce corps neutre que questionne de façon saisissante Sandahl, citée plus tôt dans cet article. Sandahl affirme que les artistes handicapés dépassent leur statut de dérangement pour devenir « un groupe artistique qui offre des possibilités uniques » lorsqu’on les inclut dans la pratique artistique (cité dans McNish, 2013 : 44, traduction libre). Le handicap nous donne un cadre complexe pour réévaluer les valeurs culturelles et les perceptions de la différence. Ainsi, le handicap dépasse le diagnostic médical pour devenir une lentille éthique importante qui critique comment nous bougeons dans le monde. Le mouvement atypique peut être compris comme une extension de cette critique : à quels types de corps accordons-nous de la valeur dans les arts de la scène canadiens ? Que faisons-nous, comme artistes, pour trouver de nouvelles approches artistiques qui incluent les différents corps de façon significative et esthétique ? L’approche atypique donne un rôle central aux artistes handicapés (parmi d’autres corps marginalisés), comme les étudiants du programme Les Muses, dans le changement des normes artistiques au Canada. Et les membres des Muses lancent cette invitation atypique voulant qu’aucun artiste ne soit exclu de la classe.

Références


  1. Marion-Rivard a remporté, en 2013, le prix des Écrans canadiens de la meilleure interprétation féminine et le film a également été choisi pour représenter le Canada dans la catégorie meilleur film étranger aux Academy Awards en 2014.

  2. TicArtToc s’agit d’une publication de Diversité Artistique Montréal- un organisme qui soutient les artistes de la diversité.

  3. Cette définition est une prolongation celle de Sandahl (2002) sur le caractère remarquable de la communauté des personnes handicapées, reflété dans son « intention et effort d’inclure toutes les personnes au maximum de leurs capacités et non la plupart des personnes lorsque c’est pratique. » (2002 : 26, traduction libre)

  4. Dena Davida est interprète et elle a fait des études universitaires dans le domaine de la danse. Elle est connue comme « la marraine des artistes de danse indépendants et elle a présenté des spectacles de danse depuis son arrivée à Montréal en 1977 ». Elle est membre du corps enseignant du département de danse à l’Université du Québec à Montréal et elle a fondé l’Espace Tangente en 1980. ((« Dena Davida », traduction libre).

  5. Corpuscule Danse, connue comme la première compagnie de danse professionnelle intégrée au Québec, a été fondée par la chorégraphe et danseuse tétraplégique France Geoffrey. La compagnie est dédiée à « la création-production et [à] de l’enseignement, en plus d’inclure un intérêt marqué pour l’intégration des personnes handicapées dans la société, via deux volets distincts qui s’alimentent de part et d’autre : Enseignement et Performance » (« Corpuscule danse »).

  6. J’aimerais noter qu’en tant que chercheuse anglophone travaillant au sein d’un groupe d’artistes communiquant principalement en français, je tente constamment d’améliorer mon français. Lors de mon passage au programme Les Muses, j’ai constaté que ma compréhension orale était passée à un niveau intermédiaire avancé.

  7. Cette question s’inspire des écrits de Victoria Lewis, une actrice handicapée qui a écrit longuement sur la formation d’acteur en lien avec le handicap. Lewis (2010) se demande : « Comment pouvons-nous accommoder une autre culture valorisant le temps au sein même d’une culture américaine où tout le monde bouge rapidement et s’attend à des résultats instantanés ? Que perdons-nous en n’ajustant pas ce rythme ? » (2010 : 257, traduction libre).