Temps de pause et design de mobilier urbain

pour les personnes à mobilité réduite

Sophie Mariani-Rousset

l’Université de Franche-Comté

sophie [dot] mariani-rousset [at] univ-fcomte.fr

Résumé

Dans les politiques de la ville en France, les personnes à mobilité réduite font l’objet d’une attention particulière. Comment se rendre en ville, circuler, rejoindre différents bâtiments éloignés les uns des autres ?

Avancer dans l’espace est une condition essentielle de l’Homme, lui permettant de se déplacer, certes, mais aussi de rêver ou de réfléchir. Pour les personnes à mobilité réduite, aller d’un lieu à un autre étant difficile, la mobilité se réduit souvent à de petits trajets, dans des actions où domine l’obligation et non le plaisir. Avoir accès à l’espace urbain au sens large du terme, permettre aux individus de se déplacer librement en évoluant dans un environnement approprié représente donc un enjeu politique qui intéresse les sociologues, les urbanistes… et les designers.

Cheminer implique non seulement d’avoir des lieux sans trop d’obstacles, mais également de pouvoir faire des haltes tout au long du parcours. L’étude présentée ici se penche sur la possibilité d’instaurer des repères fixes grâce à des lieux d’assise répartis dans l’espace de la cité afin que les personnes à mobilité réduite puissent non seulement se reposer, mais aussi procéder par étapes lorsqu’elles se rendent loin de chez elles et/ou dans des lieux différents.

Mots-clés

Abstract

In urban political agendas in France, people with reduced mobility are given special attention. How can they get to the city, go around, and reach different buildings that may be far from each other?

Moving around is an essential condition of mankind, which makes it possible to go somewhere, of course, but also to dream or reflect about things. For people with reduced mobility, moving from one place to another is difficult, and mobility is often reduced to small trips often dictated by obligation rather than pleasure. Having access to urban space in the broadest sense of the term, allowing individuals to move freely while at the same time evolving in an appropriate environment is therefore a political issue of interest for sociologists, town planners, and designers.

Finding one’s way implies not only reaching places without encountering too many obstacles, but also being able to make stops all along the route. The study presented here examines the possibility of establishing fixed landmarks by means of seating spots distributed throughout the city so that people with reduced mobility can not only rest, but also proceed step by step going from one place to the next.

Keywords

Temps de pause et design de mobilier urbain

pour les personnes à mobilité réduite

Sophie Mariani-Rousset

l’Université de Franche-Comté

sophie [dot] mariani-rousset [at] univ-fcomte.fr

Introduction

Dans les écrits portant sur l’accessibilité des personnes à mobilité réduite, nous constatons qu’il existe nombre d’aménagements urbanistiques et de prises en compte juridiques concernant les accès (aux bâtiments et aux voies de passage) en vue de ne pas freiner leur déambulation, mais nous trouvons finalement peu de réflexion et d’actions sur les temps de repos et les lieux de pause offrant la possibilité d’accomplir un trajet, voire de parcourir une plus grande distance. L’accessibilité des personnes à mobilité réduite d’un bâtiment à l’autre (administratif, commercial, culturel…) ne passe-t-elle pas aussi – et surtout – par des lieux d’arrêts adaptés à tous, notamment aux différents handicaps ?

De l’importance de la mobilité

« Une personne handicapée dans un aménagement accessible est une personne valide ; en revanche, une personne valide dans un aménagement non accessible est une personne handicapée » (Grosbois, 2015).

Bouger dans l’espace environnant en fonction de son espace personnel (Hall, 1971) est essentiel au développement humain. La notion d’accessibilité va au-delà de l’aspect géographique. « Le citadin est un homme de locomotion » (Joseph, 2000 : 53). Avancer spatialement, c’est s’inscrire au monde en se l’appropriant – au sens de le rendre propre à soi, de le dessiner à sa guise tout en étant défini et transformé par lui. Cette déambulation est concomitante avec le cheminement de l’esprit, non seulement dans l’activité de repérage que cela implique, mais aussi dans l’évolution de sa pensée en général. Penser se fait avec les mots et le langage représente la mémoire du monde, le souvenir des expériences passées qui ont marqué l’évolution de l’espèce humaine.

Se déplacer, quel que soit son handicap, donne accès à l’humanité, à autrui et à tout ce qui a fait l’histoire même de l’évolution humaine, qui s’est beaucoup appuyée sur l’exploration et l’appropriation du monde. La possibilité de se mouvoir/de s’émouvoir[1] pour aller d’un lieu à l’autre ne doit pas se réduire à une simple obligation ; elle doit générer une satisfaction tout à la fois d’avoir une action sur son environnement, de flâner, et de faire partie de la société (Ripoll et Veschambre, 2015). « La marche met le piéton "en prise" avec la ville » (Thomas, 2007 : 24). « (…) La ville mute, ne cesse de s’étendre, bouleversant autant les modes et habitudes quotidiennes de déplacement. » (2007 : 15). Soulignons également que la notion de personnes à mobilité réduite évolue : « La chaîne de déplacement, sa continuité et son intermodalité [est prise en compte]. Une personne doit pouvoir partir de son logement et se rendre à son lieu d’activité sans rencontrer d’obstacle de nature à la faire renoncer à son déplacement » (CETE/CERTU, 2010 : 8)[2].

Conduites d’accès au MILIEU AMBIANT PUBLIC MODE D’ACTION MOTRICE MODE D’ATTENTION PERCEPTIVE TYPE DE MILIEU AMBIANT
AGREMENT DEAMBULER Flottant Tempéré
FESTIF NOCTAMBULER Flottant Attractif
ETRANGETE TRAVERSER Centré Ambigu
CONFLICTUEL PIETINER Distribué Saturé
HABITUEL PASSER Centré Transitoire
INSECURITE FUIR Focalisé Délaissé

Figure 1 : « Typologie exploratoire des conduites d’accès à l’espace » de Rachel Thomas (2004a)

Rachel Thomas[3] (figure 1) catégorise les types de déplacements occasionnés en ville afin de montrer les modes possibles de perceptions urbaines. La conduite d’étrangeté, notamment, « rend compte du paradoxe dans lequel le piéton se trouve parfois lorsqu’il circule en public : faire l’expérience de l’étrangeté consiste ainsi à se situer malgré soi au seuil des espaces, entre-deux, en transit. » (Thomas, 20004a). Marcher a donc son importance. Ce thème émerge ainsi « comme objet de recherche » (Thomas, 2007 : 1). Il est présent dans divers champs disciplinaires, dont la sociologie urbaine (Sansot, 1996 ; Urry, 2005). Mais déjà certains penseurs et philosophes des siècles passés l’avaient écrit. En effet, Montaigne soutient que ses idées marchent avec lui lorsque lui-même se promène : « Mes pensées dorment, si je les assis. Mon esprit ne va pas seul, comme si les jambes l’agitent » (Montaigne, 2002 [1595] : 71). Rousseau reprend cette idée et dit : « (…) Je ne puis méditer qu'en marchant ; sitôt que je m'arrête, je ne pense plus, et ma tête ne va qu'avec mes pieds. » (Rousseau, 1834 [1789] : 70) « La marche a quelque chose qui anime et avive mes idées : je ne puis presque penser quand je reste en place ; il faut que mon corps soit en branle pour y mettre mon esprit. » (Rousseau, 1782 : 354).

Pour Le Breton (2010), qui rappelle que ce mode de déplacement a eu un rôle important dans l'évolution de l'humanité, marcher « procure une distance propice avec le monde, une disponibilité à l’instant, plonge dans une forme active de méditation, sollicite une pleine sensorialité ». Solnit montre qu’on s’approprie le monde à travers le corps. La rue est un espace démocratique et circuler librement en ville est un droit à revendiquer par tout être humain. Solnit parle aussi d’un rythme des pensées induit par la marche : « L’histoire de la marche, urbaine ou rurale, a (…) trait à la définition de la liberté et du plaisir. » (Solnit, 2002 : 232) « Marcher » est ici à entendre au sens de se déplacer, quel que soit le moteur ou « véhicule » utilisé (jambes, fauteuil, etc.).

Au plaisir du marcheur valide, qui flâne en rêvassant (voir Les Rêveries du promeneur solitaire de J.-J. Rousseau), correspondent peut-être les lieux de stases à proposer aux personnes handicapées. L’appropriation de lieux de repos permettrait de libérer le corps et l’esprit.

Les aménagements possibles et/ou existants

Le concept de marchabilité est apparu dans les années 2000. La marche, au-delà de la santé publique, concerne l’aménagement des villes – notamment avec les problèmes dus aux difficultés d’accessibilité, parfois impossible selon les différents environnements urbains en jeu (Lord & Negron-Poblete, 2014). « La non-accessibilité est une barrière, un véritable mur social ; elle constitue aujourd’hui la première cause de discrimination » (Deliot-Lefèvre, 2006 : 19). Pourquoi la ville est-elle parfois inaccessible ? Quels sont les éléments, les obstacles qui constituent l’inaccessibilité et freinent la bonne « marche » des personnes à mobilité réduite ? Il s’agit de repérer ces difficultés pour pouvoir les prendre en compte et les réaménager. Il est question principalement (CERTU, 2010a) :

Nous allons maintenant nous attarder sur ce qui est proposé pour améliorer les différents problèmes en cause, que ce soit grâce aux politiques urbaines ou encore aux initiatives collaboratives ou artistiques.

Les réponses des politiques et des urbanistes

En 1975, la question de l’accessibilité des personnes handicapées apparaît dans l'agenda du gouvernement français. La loi du 30 juin 1975 en faveur des personnes handicapées prévoit notamment des dispositions sur le cadre bâti et les transports. Puis vient la loi du 13 décembre 2000 sur l’accessibilité de la voirie et des espaces publics, tandis que la loi du 11 février 2005 renforce la prise en compte de la notion de chaîne de déplacement.

Pour le centre d’études et d’expertise sur les risques, l’environnement, la mobilité et l’aménagement, la loi n° 2005-102 du 11 février 2005 – pour l'égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées – pose deux principes fondateurs vis-à-vis de l'accessibilité : prendre en compte tous les types et toutes les situations de handicap ou de mobilité réduite, y compris les difficultés temporaires, et « rendre accessible l'intégralité de la chaîne du déplacement, qui comprend le cadre bâti, la voirie, les aménagements des espaces publics, les systèmes de transport et leur intermodalité. » (CEREMA, 2011)

C’est en ce sens que le plan de mise en accessibilité de la voirie et des aménagements des espaces publics (PAVE) – un document de planification et de programmation (défini par le décret n° 2006-1657 du 21 décembre 2006) – a vu le jour. Il prévoit de mettre en place la démarche de projet de mise en accessibilité d'un territoire, définir les priorités d’action à réaliser en concertation avec l’ensemble des acteurs et des usagers de la voirie et des espaces publics, et instaurer une programmation et un suivi des actions.

De plus, un état des lieux sur le terrain doit aider à définir : un plan de déplacement urbain (PDU), un repérage des itinéraires les plus fréquentés et « l’accidentologie » des piétons, les doléances des personnes concernées, le périmètre à prendre en compte. Lorsqu’ils conduisent des études urbaines, les Centres d'études techniques de l'équipement (CETE) ont pour objectif d’effectuer un état des lieux privilégiant l’ensemble des situations de handicap et de mobilité réduite. Sont à étudier notamment (Heyrman, 2005 ; 2007 ; CETE, 2010) : les pentes, les paliers de repos (prévus tous les 300 mètres), le revêtement des sols, les traversées pour piétons, les équipements et mobiliers sur cheminement, les escaliers, la signalétique et les systèmes d’information.

Le Centre d’études sur les réseaux, les transports, l’urbanisme et les constructions publiques (CERTU, 2010b) a proposé de nombreuses solutions aux problèmes d’aménagements des espaces déambulatoires : délimiter à l’aide d’un pavage en briquettes l’espace amélioré pour l’orientation des malvoyants ; poser des bandes techniques pour délimiter le matériel urbain ou le végétal ; rendre bien visible un mobilier urbain pour une canne d’aveugles[4] ; installer des potelets bicolores pour à la fois se fondre dans le paysage (bas sombre) et renforcer le contraste entre eux et le trottoir (haut blanc).

Le partenariat entre le CERTU, le CETE Nord-Picardie, le collectif Handicap accessibilité pour tous (CHAT), la Direction départementale de l’Équipement du nord et l'École nationale des techniciens de l'équipement (ENTE) a permis de définir une méthode afin de réaliser ces nouveaux plans de mise en accessibilité, de mettre au point des outils pour diagnostiquer l'accessibilité de la voirie aux personnes à mobilité réduite, et enfin d’intégrer les PAVE.

L’arrêté du 18 septembre 2012 (relatif aux prescriptions techniques pour l'accessibilité de la voirie et des espaces publics) préconise des espaces larges, sans obstacle, délimités, repérables par couleurs ou indicateurs ; des revêtements de sol, du mobilier de repos, des poteaux bien en évidence, etc. De nouvelles solutions sont donc proposées : bandes d’éveil de vigilance, bandes de guidage podotactiles, bornes sonores, différents types d’assises, signalétique en braille avec pictogramme, etc.

Les initiatives individuelles

Rien ne remplace le contact avec autrui et son environnement. En fonction des handicaps, certaines actions doivent être initiées. Il y a une « […] utilisation possible des nouvelles technologies de l’information et de la communication pour aider à l’orientation et à la mobilité de ces personnes dans l’espace public urbain » (Thomas, 2001). Nous sommes dans une société de l’image où beaucoup d’informations sont données visuellement. Internet a favorisé l’échange d’informations. En voici quelques exemples :

Certains organismes qui se sont créés autour de la mobilité se penchent également sur le problème de l’accessibilité pour les personnes handicapées.

À ce sujet, le projet MAPPA (Marchabilité pour les personnes âgées), créé en 2014 à Montréal, a proposé aux citadins d’inscrire sur leur iPhone les zones de marchabilité selon cinq paliers, de « pas du tout » à « totalement ». L’objectif a été de récolter des informations à partir du vécu des utilisateurs urbains, afin d’améliorer les secteurs le nécessitant.

Un code, quel qu’il soit, est un système de transmission d’un message destiné à être repéré rapidement et sans ambiguïté. La mémoire est un facteur important : pour un meilleur déplacement, il faut pouvoir se souvenir des repères offerts ou des écueils présents. Nombre d’études ont donc concerné la signalétique (nous en reparlerons plus loin).

Une nouvelle approche de l’accessibilité…

via des moments de pauses

En ville, de nombreux sens sont sollicités et la vie urbaine demande une constante adaptation. Lorsqu’un des sens (la vue, l’ouïe, éventuellement le toucher) est déficitaire, le respect des codes se complexifie. Des repères visuels, auditifs ou tactiles élaborés selon les divers handicaps sont donc indispensables. Pour ceux qui voient, des repères peuvent être dessinés ; pour ceux qui entendent, des sons permettent de traverser ; pour ceux qui marchent, des modulations volontaires du sol vont donner des indications de direction. Le temps pour se rendre dans différents lieux a également son importance ; les temps se mélangent, à l’instar des citadins eux-mêmes. « La ville se compose et se recompose, à chaque instant, par les pas de ses habitants. » (Sansot, 1996 : 139) La juxtaposition des modes de vie et des interactions conduit à la nécessité d’avoir un rythme en permanence maintenu en fonction d’autrui. Mais le fait de se déplacer, en soi, est un facteur à prendre en compte, car cela implique de la fatigue et de l’inquiétude.

Le temps est donc une variable importante : non seulement le moment de la journée où les personnes handicapées sortent de chez elles, mais aussi la scansion de leur déplacement et les temps de repos entre différents points. Cela concerne deux aspects : le rythme de la ville – souvent effréné, imposé par le mode de vie occidental – et le rythme du passant. Selon le moment de la journée, le second représentera un obstacle pour le premier (promeneur ou personne à mobilité réduite allant à l’encontre du flot). « Chez Sansot, comme chez Mauss, marcher engage le corps… mais aussi et plus encore la pensée, les rythmes du piéton et sa perception. » (Thomas, 2007)

Qu’en est-il alors de cette hypermobilité pour les personnes à mobilité réduite ? Cela ne les décale-t-il pas du rythme de la société ? Dans ce qu’on nomme la « chaîne du déplacement », il est nécessaire d’insérer des étapes intermédiaires. « L'objectif est que les PMR[5] “marchent” en moyenne autant que les autres… à condition que l'environnement urbain leur permette de marcher » (Mathon, 2013). Il faut ainsi :

« (…) proposer du mobilier urbain dans une logique de chaîne du déplacement : comment implanter les bancs, espaces de pause, etc., pour permettre aux PMR de séquencer leur trajet, de se (re)poser, prendre leur respiration pour aller plus loin ? L'idée est qu'aujourd'hui, une PMR consent à marcher quelques mètres, mais faute de disposer d'éléments (adéquats) pour s’arrêter – faire une pause, s'informer pour savoir si elle est bien dans la bonne direction, se rassurer, etc. –, on estime qu'une PMR ne va pas très loin » (Dyens, 2010 : 51).

Paradoxalement, la marche, la mobilité et l’accessibilité nécessiteraient alors, pour ce faire, des temps de pause, des lieux d’arrêts. « La chaîne de déplacement, dont la loi [de] 2005 impose l'accessibilité, est (…) une nécessité. […] Sans ce concept, la réalisation d'une accessibilité morcelée conduira toujours à des problèmes de continuité et, potentiellement, à des ruptures de cheminement. » (CERTU, 2013)

Notre problématique est donc celle-ci : pour éviter les discontinuités spatiales, la solution ne réside-t-elle pas dans la ponctuation du parcours, via des lieux de pause offerts ? Qu’en est-il pour une personne dont la marche pose problème ? Nous avons vu combien la marche est une activité essentielle pour tout individu. Un aménagement qui permettrait à une personne à mobilité réduite d’accéder non seulement à l’espace géographique mais aussi à l’espace de pensée est-il possible ? Baguenauder, réfléchir, laisser filer le temps, divaguer (au sens premier d’errer) : sont-ce des objectifs possibles dans les cités actuelles ? L’activité de pensée intérieure doit-elle ne se réduire qu’à un espace lui-même intérieur ou dans l’immobilité ?

Après l’architecture et l’urbanisme, c’est le design qui s’est penché sur la question[6]. En 2012, l'École supérieure d'arts de Tourcoing (Nord) a donné comme thème « La pause urbaine » à sa seconde édition de Résidence design. L’écodesign, respectueux de l’environnement dans la conception, le processus de fabrication, l’utilisation et la gestion de fin de vie ou du recyclage, était au cœur des cinq projets d’artistes retenus – à savoir un mobilier urbain original réalisé avec des matériaux de recyclage. Leur objectif était de suggérer de nouveaux usages dans la ville. C’est ce sur quoi des étudiants de licence de design écologique de Besançon ont décidé de se pencher à leur tour : la pause urbaine, cette fois en y ajoutant la dimension de handicap.

Les propositions d’une étude écodesign

En collaboration avec le CETE Nord-Picardie (Centre d’études techniques de l’équipement de Lille), Lori Pionetti et William Weiss, deux étudiants de la licence professionnelle d’écodesign de Besançon[7], ont réalisé une étude concernant le mobilier urbain adapté/adaptable aux personnes à mobilité réduite. L’écodesigner a pour vocation d’intégrer l’environnement dans ses créations, c’est-à-dire de respecter le cycle de vie du produit et de ses composants (conception, production, distribution, consommation, pollution et déchets générés, matériaux et technologies, recyclage, durabilité…), mais aussi de connaître les valeurs et comportements des utilisateurs. Les impacts environnementaux sont pris en compte dans leur ensemble.

Par personnes à mobilité réduite, nous entendons : personnes handicapées (au sens large du terme : cécité, en béquilles ou en fauteuil roulant), personnes de petite taille ou d’extrême corpulence, gens âgés ou malades, personnes transportant des bagages lourds, personnes âgées, femmes enceintes, personnes ayant un caddie et parents avec enfants (y compris enfants en poussette) (CERTU, 2010 c), ainsi que les personnes phobiques, sujettes à des troubles psychologiques concernant l’espace[8]. Si les personnes handicapées représentent 10 % de la population, près de 42 % se trouvent en situation de handicap en raison d'au moins une déficience (Kompany, 2015). On estime à 2 millions le nombre de personnes à mobilité réduite.

Jolé (2002) présente les différentes postures publiques de ce qu’elle appelle les « assis », mobiles (voiture, bus…) ou immobiles (bancs, pelouse…). Pendant la Renaissance italienne, le citadin pouvait s’asseoir sur des bancs, monter des escaliers ou des rues en pente selon son âge et sa vitalité. Lors de l’aménagement des villes, chacun était respecté (Charbonneau, 2002). Pourquoi cela ne serait-il plus d’actualité ?

Sylvie Mathon, du CETE/CEREMA[9], pose alors certaines questions auxquelles vont répondre les étudiants, afin d’orienter leur créativité vers une plus grande inclusion des personnes à mobilité réduite :

La réponse consiste en une signalétique spécifique, c’est-à-dire une bande de guidage discontinue menant aux endroits intéressants et importants d’une ville (commerces, places, points de vue, etc.). Cette bande joue un rôle crucial pour les personnes malvoyantes. La surface podotactile est installée au sol, mais également sous les sièges. Des cartes sont mises à disposition du public dans les points d’informations, l’office du tourisme par exemple. La couleur des sièges et des assis-debout est également significative afin de contraster avec le milieu environnant, entrant ainsi dans les normes mises en vigueur pour le mobilier urbain.

Les bandes de différentes tailles sont en caoutchouc naturel, matériau choisi pour son excellente résistance en milieu extérieur, mais également pour son aspect. La couleur, le blanc, permet de créer un contraste avec le bitume et attire les passants. L’épaisseur des bandes a été étudiée pour éviter que les passants ne trébuchent. Même si celui-ci n’est pas recyclable au sens propre du terme, de très grosses filiales réemploient le caoutchouc pour créer des éléments extérieurs (du bitume, par exemple).

La signalétique au sol - © Weiss et Pionetti
Figure 2 - La signalétique au sol - © Weiss et Pionetti

Mais c’est la seconde question qui va principalement être développée ici :

L’étude a lieu en 2014 dans le centre-ville de Besançon : le quartier de la « Boucle », entouré par le Doubs, est un espace plutôt exigu qui compte environ 10 000 habitants. La création d’espaces dédiés au repos est difficile de par la configuration des lieux. Une enquête a été effectuée sur le terrain, avec sondage auprès de personnes à mobilité réduite et photographies de différents lieux. Or, il s’avère que très peu d’aménagements existent au centre-ville pour les piétons, hormis les quelques bancs disposés ici et là. La voirie ne permet pas toujours leur installation. Le piéton se retrouve alors sur le trottoir sans qu’il ne puisse faire une pause lors de son trajet. Le trottoir est seulement un lieu de passage, souvent étroit et encombré d’obstacles (voitures, poubelles…) que le piéton doit contourner. Le flux urbain est ainsi maintenu, évitant tout attroupement… mais aussi tout lien social ou repos. Il serait pourtant intéressant de revenir à l’idée d’agora générant une vie sociale en dehors de chez soi ; la rue pourrait être un lieu d’échanges et de rencontres (pour l’heure, ce sont les parcs qui remplissent cette fonction).

De l’enquête, il ressort que les piétons sont partout dans les rues, les commerces de proximité étant très présents. Lorsqu’un espace est aménagé avec des lieux d’assise, alors les passants s’y attardent, retrouvent des connaissances, lisent et vaquent à leurs occupations. Toutefois, on remarque un nombre insuffisant d’espaces aménagés pour se poser. Le peu d’espaces alloués en plein centre-ville n’est pas très attrayant et est surtout peu adapté à certaines populations (personnes âgées par exemple).

Figure 3: Photographies de l’existant
            - © Weiss et Pionetti Figure 4: Photographies de l’existant
            - © Weiss et Pionetti
Figures 3 et 4 : Photographies de l’existant - © Weiss et Pionetti

Il a également été constaté que certaines personnes s’approprient des espaces non prévus pour s’asseoir (escaliers, murets, etc.), parce qu’elles leur trouvent une certaine qualité (soleil, cadre agréable, tranquillité, etc.). Elles avouent parfois s’asseoir… dans les magasins. La plupart des personnes répondent qu’elles sortent par nécessité et ne prennent pas le temps de se reposer. Tous les enquêtés répondent « oui » à la question : « utiliseriez-vous des dispositifs vous permettant davantage de vous reposer dans le centre-ville ? ». À Besançon, il y a quelques années, de nombreux dispositifs d’assises ont été supprimés au centre-ville, ce que déplore un nombre important de personnes. Cela serait dû aux travaux du tramway – mais également à une politique visant à éloigner les SDF (sans domicile fixe) du centre-ville.

Le projet retenu consiste à créer des dispositifs de repos venant se greffer aux éléments déjà présents dans l’environnement urbain. Le choix des étudiants s’est porté sur les potelets : « (…) Même si les potelets sont moins envahissants et surtout plus repérables que les bornes[10], ces potelets implantés pour empêcher le stationnement anarchique et rendre le trottoir au piéton peuvent rapidement devenir un obstacle aux déplacements de ces derniers, et notamment des PMR » (CERTU, 2010). La norme PMR de 2008, obligeant les collectivités à revoir les hauteurs de potelets pour que ceux-ci atteignent 1 mètre 20 et à créer des dispositifs permettant de rehausser les potelets existants, pourra faire en sorte de les remettre aux normes tout en apportant la fonction détente. La partie supérieure doit être d’une couleur contrastante avec le reste du dispositif et de l’environnement urbain, pour être plus facilement repérable par les personnes à mobilité réduite.

Le cahier des charges de l’étude comporte les paramètres suivants : le siège devra permettre de se reposer quelques instants, avoir une forme agréable et un confort d’utilisation pour l’utilisateur, être facilement détectable, comporter des matériaux adaptés à l’utilisation, respecter les normes, recevoir l’installation sur tous les potelets, avoir un faible impact environnemental et être d’un coût abordable pour les collectivités. Lors du choix du matériau, il est primordial de prendre en compte ses caractéristiques mécaniques et physiques, mais il faut aussi faire attention à sa pérennité, à sa qualité d’aspect, à son aptitude à la déformation, aux exigences reliées à son entretien, à sa résistance au vandalisme et au feu, etc.

Rendez-vous est pris avec une ergothérapeute en vue d’obtenir des informations concernant les postures des personnes rencontrant des difficultés à se déplacer. Selon elle, les assises doivent avoir une hauteur entre 45 cm et 50 cm, être sans éléments au niveau des pieds et bien horizontales par rapport au sol ; les accoudoirs doivent faciliter le lever, sans risquer de gêner les personnes en surpoids ; et mieux vaut incliner légèrement le dossier.

À partir d’un recensement des différents types d’assises existants (bancs, sièges uniques ou multiples, chaises…), les « assis-debout » retiennent toute l’attention. Ils permettent le repos pendant quelques minutes ; les personnes âgées économisent leurs forces en ayant moins de mal à se relever ; un léger rebord au niveau des fesses évite que la personne ne glisse ; un petit dossier et des petites poignées peuvent être intégrés à l’ensemble. Concernant le matériau, le plastique représente un bon compromis, car il est solide, facile à nettoyer, reste à bonne température, etc. La couleur est également à prendre en compte pour les personnes malvoyantes, afin que les sièges puissent être identifiés facilement.

Dans le but d’offrir un maximum de confort, une ligne accueillante, rassurante et attirante, l’étude s’est donc orientée vers des formes courbes, biomorphiques, tout en étant simples. L’idée, originale et judicieuse, est de joindre la fonctionnalité de l’assis-debout avec le matériel présent imposé, à savoir les potelets. En ce sens, la forme du siège a été dictée par de nombreuses contraintes de normes, mais également de confort. La remontée de matière sur les bords de l’assise facilite la montée et la descente de l’usager, créant une sorte d’appui pour les mains, rassurant pour les utilisateurs. L’assise est placée à 48 centimètres du sol (plus haut que le standard) afin de pouvoir se relever plus facilement et d’être plus confortable. Des fentes sont prévues pour faciliter l’évacuation des eaux de pluie et le dossier est courbé, ce qui repose les lombaires. Surtout, les dimensions du siège sont réduites afin de minimiser son empreinte sur la voie publique et de ne pas entraver la marche des piétons – reprenant ainsi positivement l’un des arguments posant problème aux collectivités. La couleur et la forme des motifs sont différentes de celles des sièges afin d’accentuer le contraste et de générer une signalétique perceptible de tous : pour être repérable facilement, un obstacle doit offrir un contraste visuel d’au moins 70 %. La forme géométrique et arrondie des motifs du siège fait écho aux bandes d’autoguidage au sol qui sont développées par ailleurs, comme nous l’avons expliqué plus haut.

Figure 5: Premières esquisses - © Weiss
            et Pionetti Figure 6: Premières esquisses - © Weiss
            et Pionetti
Figures 5 et 6 : Premières esquisses - © Weiss et Pionetti

Techniquement, les motifs sont surinjectés, ce qui permet d’avoir une couleur et une matière différentes, bien que cette dernière reste la même afin de pouvoir recycler l’ensemble du siège plus facilement. La surinjection permet une meilleure robustesse et réduit les coûts de fabrication. Le mobilier étant à l’extérieur, le choix du polypropylène comme matériau de base s’est imposé pour résister aux contraintes climatiques et à l’usage plus ou moins intensif du mobilier, suivant la fréquentation du lieu et le type d’usagers.

Figure 7: Rendu final du projet - © Weiss et
            Pionetti
Figure 7 : Rendu final du projet - © Weiss et Pionetti

Ainsi, à partir d’un potelet parfois protecteur, mais souvent encombrant dans l’espace urbain pour les personnes à mobilité réduite, les étudiants ont su créer une extension et transformer l’objet en siège à part entière. Trois parties constituent au final cette réalisation : l’assise, la coque qui vient se loger sur le potelet et la partie inférieure qui contient le mécanisme. Elles sont assemblées grâce à des éléments qui viennent s’emboîter grâce à des clips placés de parts et d’autres.

L’originalité du projet tend donc non pas vers l’accessibilité et le mouvement, mais vers le repos permettant des pauses – et ce, pour une meilleure accessibilité. Les temps de repos représentent à la fois une halte pour souffler et un repère pour aller plus loin. D’un certain point de vue, on pourra objecter le fait que cette proposition, implantant les sièges tout près de la rue, confronte les personnes aux passants, aux automobiles et à la pollution, et que la vue n’est pas très agréable. Toutefois, dans cette première approche, il faut concevoir que l’idée est de pouvoir se (re)poser le plus souvent possible pour que le temps de déplacement puisse augmenter (utiliser les rares espaces verts conduirait à des détours). Ces sièges servent de relais. Ils ne sont pas l’unique solution : un banc ou des sièges assez spacieux, dans des endroits plus sympathiques, calmes et verts, placés sur son parcours, peuvent être utilisés au gré de la déambulation. Des itinéraires peuvent même être identifiés et signalés en vue de permettre aux personnes à mobilité réduite de circuler de la manière la plus fluide et adaptée possible. On pourrait ainsi œuvrer auprès des municipalités afin que ces potelets, rarement situés à des endroits agréables, puissent être également installés sur lesdits parcours.

Figure 8: Positionnement du siège dans l’espace de la rue, avec signalétique - © Weiss et Pionetti
Figure 8 : Positionnement du siège dans l’espace de la rue, avec signalétique - © Weiss et Pionetti

Conclusion

Les difficultés de déplacement, ajoutées au handicap lui-même, conduisent parfois les personnes à mobilité réduite à l’isolement et au repli sur soi. L’accessibilité facilitée et les possibilités offertes pour se rendre de plus en plus loin sont essentielles. Cela passe parfois par des propositions d’étapes de repos disposées le long du parcours. La création d’un mobilier urbain adapté, inclus dans le paysage urbain et prenant en compte les conditions normatives de la voirie et les pratiques citadines dans leur ensemble, peut se révéler l’alternative à nombre d’embûches urbaines.

Cet article a eu pour souhait de présenter une entrée originale dans la question de l’aménagement du mobilier urbain pour les personnes à mobilité réduite, en se focalisant sur une approche singulière : les lieux de stase. L’état de la recherche théorique, ainsi que quelques expériences et projets ayant porté sur la question nous montrent que le corps en mouvement participe autant de la simple possibilité d’aller d’un lieu à un autre que du développement spirituel de l’individu. L’accessibilité, associée à l’évolution de l’humanité, est un droit fondamental. Elle permet de s’approprier son environnement et sa propre existence. Les personnes à mobilité réduite n’ont pas seulement des difficultés à se mouvoir ; elles en ont aussi pour accéder à un mode de pensée inhérent à la déambulation elle-même.

Dans l’étude présentée, réalisée par deux futurs designers écologiques attentifs à la prise en compte du mobilier urbain, la question a concerné les lieux de repos plutôt que le déplacement. Le choix s’est porté sur l’utilisation et la transformation du mobilier lui-même à disposition, en vue d’y associer un siège adapté à tous les types de difficultés rencontrables. De forme adéquate, avec des matériaux supportant les saisons, ces sièges sont destinés à autoriser davantage de lieux possibles investis, allongeant le temps des trajets.

Références


  1. L’étymologie est la même : il est question de mouvement.

  2. En janvier 2014, les huit CETE, le CERTU, le CETMEF et le SÉTRA ont fusionné pour donner naissance au CEREMA, le Centre d’études et d’expertise sur les risques, l’environnement, la mobilité et l’aménagement.

  3. Thomas est membre du CRESSON. Ce Centre de recherche sur l’espace sonore et l’environnement urbain est un laboratoire d’architecture situé à Grenoble, France.

  4. À Paris, des télécommandes destinées aux personnes aveugles ou malvoyantes sont disponibles gratuitement dans les Centres d'Action Sociale de la Ville de Paris (CASVP). Ce sont des dispositifs sonores d’aide aux traversées piétonnes équipées.

  5. “Personnes à mobilité réduite” est en France abrégé en “PMR”.

  6. Voir notamment les travaux de Barnes (2011), Imrie (2000a, 2000b, 2000c, 2001a, 2001b), Rob Imrie & Peter Hall (2001a).

  7. La Lp Eco-design de l’Université de Franche-Comté est l’une des deux licences existantes en France consacrées au design et à l’écologie… qui va malheureusement être fermée en 2017.

  8. Phobies comportementales ou sociales : nulophobie, dromophobie, agoraphobie, claustrauphobie, topophobie, nyctophobie ; anthropophobie, blemmophobie, démophobie, haptophobie, acoustophobie, ésitériophobie, pour ne citer que celles-ci. À quoi on peut ajouter les personnes souffrant du TSA, trouble du spectre de l’autisme, pour qui se déplacer et se repérer représente une épreuve. Des aménagements leur seraient également bénéfiques.

  9. Le CEREMA, créé le 1er janvier 2014, élabore et met en œuvre les politiques publiques de l’aménagement et du développement durables.

  10. Le potelet ayant déjà remplacé les bornes : « (…) L’introduction d’arbres et la suppression des bornes [se sont faites] au profit des potelets, ce dernier choix s’expliquant par la prise en compte des contraintes de déplacements des handicapés » (Fleury, 2007 : 238).