Ableism/disablism, on dit ça comment en français ?

Laurence Parent

Doctorante, Université Concordia

 laurenceparent [at] gmail [dot] com

Résumé

Les concepts « ableism » et « disablism » sont bien connus dans les disability studies et sont de plus en plus utilisés par activistes et artistes. Pourtant, ils commencent à peine à émerger dans la littérature francophone. Ces concepts importants ont jusqu’à présent été traduits de diverses façons (capacitisme, handicapisme, incapacitisme et validisme) sans qu’aucune traduction ne parvienne à s’imposer. Cet article fait état du retard des études francophones québécoise et canadienne sur le handicap et présente les récents développements relatifs à l’utilisation des concepts de capacitisime et de handicapisme. En tant qu’activiste, chercheure et femme handicapée francophone québécoise, je soutiens qu’il est nécessaire de développer un « isme » en français pour mieux comprendre l’oppression vécue par les personnes handicapées.

Mots-clés

Abstract

The concepts, “ableism” and “disablism” are well known within the field of disability studies, and are being used more often by both activists and artists. However, they are only just starting to emerge in Francophone academic literature with terms such as capactitisme, handicapisme, incapacitisme and valisme. Although beginning to make waves, these terms have yet to be embraced. This article explores the major gap that exists in Francophone disability studies between Québec and Anglophone Canada, and presents recent developments of the usage of the concepts capacitisme and handicapisme. I will argue, from the stance as an activist, academic, Francophone from Quebec, disabled woman, the need to develop an “ism” in the French language to highlight and give a deeper understanding to the lived oppression of disabled people.

Keywords

Remerciements

Je tiens à remercier mes ami.es et collègues qui ont généreusement discuté de ces enjeux avec moi, de même que le Fonds de recherche du Québec — Société et culture (FQRSC) pour le financement de la recherche.

Ableism/disablism, on dit ça comment en français ?

Laurence Parent

Doctorante, Université Concordia

 laurenceparent [at] gmail [dot] com

Introduction

C’est un peu par hasard que j’ai découvert qu’il était possible d’étudier les dimensions culturelles, politiques et sociales du handicap, alors que je commençais une maîtrise en droit et politique internationale à l’Université du Québec à Montréal. Un professeur avait salué mon intérêt pour ces enjeux, tout en m’avouant ne pas avoir les connaissances suffisantes pour m’aider à poursuivre mes réflexions. En quelques jours, j’ai réalisé que j’allais devoir m’exiler à Toronto si je souhaitais continuer mes recherches dans ce domaine. Il n’existait pas de programmes d’études sur le handicap au Québec[1]. J’ai donc fait une maîtrise en Critical Disability Studies à l’Université York. J’ai alors appris à problématiser le handicap du point de vue d’une perspective critique en anglais, ma langue seconde que je ne maîtrisais pas à mon arrivée à Toronto. De retour au Québec, j’ai commencé à chercher mes mots en français pour appliquer ce que j’avais appris en anglais. Crips, ableism, disability, crip theory. I got lost in translation. Les concepts d’ableism et de disablism sont bien connus dans les disability studies et sont de plus en plus utilisés par activistes et artistes. Pourtant, ils commencent à peine à émerger dans la littérature francophone. Ces concepts importants ont jusqu’à présent été traduits de diverses façons (capacitisme, handicapisme, incapacitisme et validisme) sans qu’aucune traduction ne parvienne à s’imposer.

Le premier volet de cet article fera état du retard des études francophones québécoises et canadiennes sur le handicap. Ensuite, je présenterai les concepts de l’ableism et du disablism dans les études sur le handicap et poursuivrai avec une revue de littérature sur les concepts de capacitisme et de handicapisme. Je terminerai en explorant deux arguments soutenant la nécessité de développer un « isme » en français pour mieux théoriser l’oppression vécue par les personnes handicapées. Je tiens à préciser que je n’ai pas de formation ni linguistique, ni en terminologie, ni en traduction. Si je me suis lancée dans cette aventure de recherche, c’est parce que je suis une activiste, chercheure et femme handicapée francophone qui souffre de l’absence de mots pour parler d’un phénomène qui a de nombreux impacts dans ma vie.

Retard dans les études francophones sur le handicap

Tout d’abord, il m’apparaît impossible de parler de la sous-théorisation et de la méconnaissance de l’oppression vécue par les personnes handicapées dans un contexte francophone sans constater un certain retard dans le développement des études sur le handicap en français. Il est important de noter qu’il n’existe pas encore d’appellation commune pour définir ce champ de recherche en français dans un contexte canadien et québécois. Cette question a d’ailleurs occupé la majorité de la discussion au premier dîner du volet francophone de la Canadian Disability Studies Association — Association canadienne des études sur l’incapacité (CDSA-ACEI) à Ottawa en juin 2015. Il était alors proposé de changer le nom francophone de l’association pour un nom reflétant mieux le champ de recherche. Toutefois, aucune traduction n’a fait l’unanimité. Les discussions ont plutôt été l’occasion de soulever des débats théoriques au sein de la petite communauté francophone canadienne de la CDSA-ACEI, qui en était à sa première réunion.

Dans la littérature, les termes études critiques sur le handicap, études sur le handicap, études sur la production du handicap, études sur l’incapacité et sciences du handicap sont utilisés[2]. Parfois, les termes anglophones disability studies ou critical disability studies écrits en italique sont préférés afin de clairement faire référence à un champ de recherche déjà bien établi dans le milieu académique anglo-saxon. En effet, les premiers débats intellectuels et académiques dans le milieu de la recherche anglophone ont vu le jour à partir des années 1970 et se sont multipliés à travers le Royaume-Uni, les États-Unis, l’Australie et le Canada anglais au cours des dernières décennies. C’est là qu’on y retrouve des départements de recherche et des programmes d’études. Ce champ de recherche interdisciplinaire est riche et a permis le développement de nombreuses théories critiques sur le handicap. D’importantes critiques ont notamment été adressées par des chercheures féministes handicapées qui ont démontré que les femmes handicapées vivent une double discrimination et que le capacitisme et le sexisme sont deux systèmes d’oppression interreliés.

Une limite de cet article est qu’il n’abordera pas les causes du retard du développement des études francophones sur le handicap. Je reconnais que celles-ci sont complexes et méritent que l’on s’y attarde en profondeur. Fougeyrollas (2010) offre une piste de réflexion intéressante en ce sens lorsqu’il affirme que plusieurs des chercheurs anglophones ayant contribué à la théorisation du handicap et du capacitisme sont également des « militants idéologues ou leaders incontournables » (2010 : 24). De par leur nombre important et leur implication autant dans la recherche que la défense des droits principalement aux États-Unis et au Royaume-Uni, leurs savoirs ont sans doute pu se propager plus facilement et stimuler de nombreux débats d’idées. Aux États-Unis, la Society for Disability Studies, organisation sans but lucratif qui fait la promotion des disability studies depuis plus 25 ans, regroupe autant des chercheurs, des activistes et des artistes. La situation est différente au Québec notamment. Outre l’utilisation du modèle du processus de production du handicap pour soutenir de nombreuses revendications, le milieu québécois de la défense des droits des personnes handicapées a généralement évolué à l’extérieur du milieu académique et a été peu impliqué dans des débats académiques.

Comme mentionné en introduction, c’est en tant qu’étudiante québécoise francophone aux études supérieures que j’ai été confrontée au sous-développement des études sur le handicap en français, il y a près d’une décennie. Les différent.es chercheur.es francophones cité.es[3] dans cet article témoignent également de cette situation dans leurs écrits et confirment le sentiment d’isolement que j’ai vécu. Patrick Fougeyrollas, anthropologue à l’Université Laval et principal artisan du modèle du processus de production du handicap (PPH), explique que le champ académique des études du handicap :

(…) n’a trouvé ni légitimité ni reconnaissance universitaire en milieu francophone jusqu’à aujourd’hui. Cela constitue un indicateur navrant de l’invisibilité des enjeux politiques, théoriques conjugués aux transformations sociétales associées au phénomène du handicap et à la force très largement dominante de l’interprétation biomédicale et psychologique du handicap perçu comme un problème individuel relié à la santé et à la protection sociale (2010, p.23).

Dominique Masson, professeure titulaire à l’Institut d’études féministes et de genre, et au Département de sociologie et d’anthropologie de l’Université d’Ottawa, a publié un des rares articles académiques explorant la marginalisation de l’analyse du capacitisme dans les théories et recherches féministes. Elle souligne que cette marginalisation est encore plus marquée dans les études francophones comparativement aux études anglophones (2013 : 111). Alexandre Baril, chercheur postdoctoral à l’Université Dalhousie à Halifax, a écrit sa thèse de doctorat sur les limites du féminisme intersectionnel dans l’analyse de la transsexualité et de la transcapacité. Il renchérit sur le constat de Masson en affirmant qu’au Québec, « la littérature scientifique qui permet des analyses croisées entre le sexisme et le capacitisme est quasi inexistante » (2013 : 69). En raison de ce manque de connaissances sur le sujet en français, Baril a choisi de faire un glossaire afin d’expliquer les traductions qu’il a choisies et parfois même créées pour écrire à propos de ces questions en français. Sa démarche linguistique illustre bien le contexte dans lequel se retrouvent les francophones souhaitant mettre un mot sur la discrimination fondée sur le handicap.

Ableism/disablism dans les études sur le handicap

Dans la littérature anglophone des études sur le handicap, deux termes sont utilisés pour conceptualiser la discrimination fondée sur le handicap et le système permettant son existence. Fiona K. Campbell (2008), professeure en sciences du handicap à l’Université Griffith en Australie, définit l’ableism comme un système de croyances, de processus et de pratiques qui produit un citoyen typique capable de travailler et de contribuer à la société d’une matière uniforme et standardisée. Gregor Wolbring (2008), professeur à l’Université de Calgary, explique l’ableism comme un système valorisant certaines capacités par rapport à d’autres. Campbell et Wolbring soutiennent que l’ableism est un idéal impossible à atteindre, et ce, même pour les personnes identifiées comme non handicapées. Il s’agit d’une fiction à laquelle les individus doivent constamment tenter de se conformer.

Le terme « disablism », pour sa part, est davantage utilisé au Royaume-Uni. Dan Goodley (2014) décrit le disablism comme des pratiques oppressantes de la société qui visent à exclure, à éradiquer et à neutraliser les individus, corps et esprits qui n’entrent pas dans le moule de performance capitaliste (2014 : xi). Paul Miller, Sophia Parker et Sarah Gillinson (2004) ciblent plus particulièrement les attitudes et définissent le disablism comme un « comportement discriminatoire, oppressif ou abusif, tirant ses origines de la croyance que les personnes handicapées sont inférieures aux autres »[4] (2004 : 9). Malgré sa reconnaissance dans les études sur le handicap, le terme disablism est absent de tous les grands dictionnaires. Seul l’Oxford English Dictionary définit disablist comme un adjectif décrivant l’action de discriminer ou de porter préjudice contre les personnes handicapées.

Pour sa part, ableism semble avoir gagné en importance au cours des quinze dernières années, principalement dans les cercles universitaires anglo-saxons en Australie, au Canada et aux États-Unis. Plusieurs chercheur.es ont choisi de mettre de l’avant l’ableism dans leurs publications (Campbell, 2001 ; Overboe, 2007 ; Wolbring, 2008). Trente et un articles publiés dans le Canadian Journal of Disability Studies mobilisent le concept d’ableism, alors que seulement cinq font référence à celui de disablism. La distinction entre ableism et disablism est faite dans seulement deux de ces articles. L’ableism est ainsi fréquemment utilisé comme synonyme de disablism.

Cette tendance à la polysémie ne semble pas poser problème au sein des études sur le handicap, même si des chercheur.es estiment pertinent d’établir la différence entre les deux termes, qui sont intimement liés. Goodley (2014) utilise une métaphore biologique pour comprendre la co-construction de l’ableism et du disablism. « L’ableism offre un environnement dans lequel la température et la quantité de nutriments permettent la croissance du disablism. », écrit-il (2014 : xi). Dans son article Stalking Ableism : Using Disability to Expose « Abled » Narcissism, Campbell (2012) appelle aux chercheur.es et activistes à traquer l’ableism et à contester le disablism (dans Goodley, 2014 : x). Ceci n’est pas une tâche simple. Goodley reconnaît que l’ableism et le disablism sont difficiles à définir (2014 : xi). Par exemple, les dictionnaires Merriam-Webster et Oxford English Dictionary définissent l’ableism différemment[5]. Cela signifie-t-il que ces concepts sont trop flous et ne sont pas utilisés par les personnes handicapées ? Pas du tout.

Afin d’apprécier l’appropriation de ces concepts par la communauté des personnes handicapées communiquant en anglais, il est intéressant de se tourner vers les nouveaux médias tels que les médias sociaux et blogues. Une panoplie de productions écrites et de vidéos mobilise les termes ableism et disablism. Comme dans la littérature universitaire, certaines personnes tiennent à les distinguer, alors que d’autres les utilisent de façon interchangeable. Depuis déjà quelques années, des dizaines de personnes participent au Blogging Against Disablism Day. Les billets de blogue sont diversifiés, allant de critiques de la culture populaire à des récits plus personnels. Emily Ladau et Stella Young[6] sont deux auteures et journalistes handicapées qui ont fréquemment publié des articles pour traiter d’enjeux sociaux et d’évènements culturels et politiques d’une perspective anti-ableist (Ladau, 2014 ; Young 2014). Leurs textes ont été diffusés sur des plates-formes médiatiques grand public, dont The Guardian, le Huffington Post et la ABC Australia.

Les mots-clés ableism et disablism sont également utilisés sur Twitter. Un gazouillis peut évidemment se perdre dans l’océan de micromessages quotidiens ou encore devenir viral. En décembre 2015, Ophelia Brown, une adolescente handicapée d’Ottawa, a réagi à la une du dernier numéro du magazine Interview qui montrait la vedette de téléréalité Kylie Jenner en fauteuil roulant. Jenner avait alors déclaré que le fauteuil roulant symbolisait la façon dont elle se sentait limitée par sa célébrité (McCooey, 2015, Kestler-D’Amours, 2015). Brown, choquée par la une du magazine et les propos de Jenner, avait alors écrit : « wow être en fauteuil roulant est si amusant et à la mode ! Le #capacitisme[7] est la déclaration de mode ultime » (Radio-Canada, 2015). Son gazouillis était accompagné de sa photo à côté de la une du magazine afin de revendiquer une meilleure représentation des personnes handicapées. En quelques heures à peine, elle avait été citée dans des médias tels que New York Daily News, Huffington Post et BBC. Brown a également écrit une lettre ouverte intitulée « Chère Kylie Jenner, mon fauteuil roulant n’est pas une limitation. C’est mes ailes » qui a été publiée par MTV Voices (Brown, 2015). L’histoire du tweet viral de Brown a d’ailleurs été reprise par le site Internet de Radio-Canada. Le mot ableism avait alors été traduit par « capacitisme ». Une note d’usage avait été ajoutée pour expliquer que capacitisme signifie « discrimination fondée sur le handicap » (Radio-Canada, 2015). Il s’agit de la seule référence au capacitisme que j’ai pu trouvée dans les médias mainstream francophones publiés au Québec. Cela m’amène à poser la question, le titre de cet article : Ableism/disablism, on dit ça comment, en français ?

Ableism/disablism en français

Malgré un intérêt croissant pour les études sur le handicap dans la francophonie québécoise et canadienne, la littérature utilisant ou proposant des traductions françaises aux concepts d’ableism et de disablism est peu abondante. De plus, aucune de ces traductions n’est, jusqu’à présent, parvenue à s’imposer. Au cours de mes recherches, j’ai observé plusieurs traductions, dont abléisme, capacitisme, discrimination fondée sur les capacités, discrimination fondée sur le handicap, handicapisme, incapacitisme et validisme.

Dans le cadre de cette revue de littérature, j’ai choisi de me limiter aux concepts de capacitisme et de handicapisme. Le concept de validisme est parfois utilisé en France. Les personnes non handicapées y sont encore fréquemment désignées comme des personnes valides. Toutefois, considérant que les termes « valide » et « invalide » ne sont généralement pas utilisés au Québec pour désigner les personnes handicapées et non handicapées, j’estime que ce néologisme est moins intéressant à développer dans un contexte francophone québécois et canadien. Le néologisme « capacitisme » semble être aujourd’hui le « ism » francophone le plus répandu pour traiter de discrimination de la perspective du handicap, et ce, même s’il ne figure toujours pas dans de dictionnaire de langue française. Afin d’approfondir la question, cette revue de littérature est divisée en trois sections : le milieu universitaire, les mouvements sociaux et les outils linguistiques.

Les traductions des concepts d’ableism et de disablism dans la littérature francophone québécoise et canadienne sont rares. Elles posent également des défis de taille. La simple traduction du mot disability en français ne fait pas consensus[8]. Lorsque j’ai commencé à sentir le besoin de trouver un « isme » pour décrire la discrimination fondée sur le handicap en français, j’ai eu la chance d’être guidée par Maria Barile[9], une collègue activiste et féministe. En tant que chercheure trilingue (anglais, français et italien) habitant à Montréal, Maria faisait face au défi de traduire en français des concepts et idées développés en anglais. Sur le site Internet de son entreprise de consultation Éco-Accès, elle avait défini l’handicapisme comme un « [...] phénomène qui englobe les stéréotypes, les mythes, les attitudes négatives et les comportements inappropriés. Il est orienté vers les personnes handicapées. Comme le racisme et le sexisme, le handicapisme est complexe. Il a des racines historiques anciennes et a touché tous les aspects de la société. » (Éco-Accès) Dans son article Approche systémique et point de vue des femmes handicapées (2006), elle ajoute, en note de bas de page, que le handicapisme est un « [...] néologisme bâti sur le modèle du sexisme, il traduit les mots disableism et handicapism. Il s’agit de la partie idéologique de notre oppression, intégralement liée aux aspects matériels des désavantages que nous vivons. » (2006 : 99) La traduction de Barile a été la seule disponible pendant plusieurs années. Je l’ai personnellement adoptée dans mes écrits activistes.

Ce n’est qu’en 2013 que Dominique Masson a publié l’article Femmes et handicap suite à un projet de recherche qu’elle a mené avec des membres de l’Action des femmes handicapées de Montréal. Si Masson a choisi le terme « capacitisme » comme une traduction du terme « ableism », ce n’est pas parce qu’elle croit qu’il s’agit de la seule traduction possible, mais simplement parce qu’elle veut « offrir une terminologie permettant de faire, en français, un travail théorique analogue à celui de l’intraduisible ability/disability system de Garland-Thomson » (2013). Elle expose la difficulté de traduire ce concept de l’anglais au français en expliquant que le terme « disability » peut se traduire par « incapacité » ou « handicap ». Masson explique que le capacitisme est une[10] :

[...] structure de différenciation et de hiérarchisation sociale fondée sur la normalisation de certaines formes et fonctionnalités corporelles et sur l’exclusion des corps non conformes et des personnes qui les habitent. Le capacitisme « fait système » au sens où il infuse et structure tous les aspects de la vie en société (subjectivités et identités, relations sociales et arrangements sociaux, institutions, représentations et environnements), et ce, dans toutes les sphères de la vie sociale (2013 : 115).

Elle s’inspire des écrits de Vera Chouinard (1997), géographe canadienne handicapée et féministe, et affirme que le capacitisme a pour effet d’opprimer et de marginaliser les personnes handicapées. Cette traduction englobe ainsi les concepts d’ableism » et de disablism en décrivant un système et ses effets. Alexandre Baril (2013) a mobilisé le capacitisme dans sa thèse de doctorat portant sur l’intersectionnalité et les solidarités entre les études féministes, trans et sur le handicap à travers la transsexualité et la transcapacité. Il affirme avoir été influencé par les travaux de Masson dans sa compréhension du capacitisme. Tout en reconnaissant la pertinence de diverses traductions, comme handicapisme, il dit avoir choisi « capacitisme » parce qu’il réfère au système d’oppression et aux discriminations fondées sur la base des capacités humaines, psychologiques, intellectuelles ou physiques (2013 : 402-403). Un élément intéressant de la thèse de Baril est l’importance accordée aux traductions de concepts ayant jusqu’ici été principalement théorisés en anglais. Les traductions françaises pour décrire des concepts émergeant des champs d’études et des mouvements sociaux transgenres, transsexuels et du (trans) handicap se retrouvent dans un glossaire analytique à la fin de sa thèse. Certains mots sont complètement nouveaux. Ce glossaire illustre bien la nécessité et la pertinence de faire preuve de créativité et d’ouverture pour trouver des idées trop souvent négligées dans la recherche francophone.

Outre les écrits de Chouinard, de Barile et de Masson, mes recherches n’ont donné que trois autres résultats. Annie Pouliot et Geneviève Rail[11] (2013) ont publié un article abordant les constructions discursives de la santé de jeunes femmes vivant en situation de handicap visuel. La thèse de leur article est, entre autres, basée sur des théories et des concepts féministes du handicap développés par Rosemarie Garland-Thomson. Elles qualifient certains discours et idéaux comme étant capacitistes, sans toutefois expliquer le choix de cette terminologie pourtant encore largement méconnue. Finalement, une communication présentée au 7e Congrès international des recherches féministes dans la francophonie le 27 août 2015 à Montréal par Lise Dugas, Geneviève Dauphin-Johnson et Maxime D.-Pomerleau[12] portait sur la pratique de l’intersectionnalité par les corps et la danse, et visait à mieux faire connaître le capacitisme. Seul le résumé de cette communication est disponible en ligne. Geneviève Dauphin-Johnson m’a fait parvenir son mémoire de maîtrise déposé à l’Université du Québec à Montréal en novembre 2015 dans lequel elle utilise le capacitisme pour faire référence au système d’oppression tel qu’expliqué par Masson.

Il me semble impossible de conclure cette section de ma revue de littérature sans souligner les travaux du Réseau international sur le Processus de production du handicap (RIPPH), même si je n’ai pas trouvé d’écrits émergeant du PPH utilisant une traduction française d’ableism et de disablism[13]. Le RIPPH fait la promotion du modèle du processus de production handicap (PPH). La grande majorité de la recherche sur la construction sociale du handicap produite au Québec gravite autour de ce modèle. Le PPH est utilisé autant par des professionnel.les en réadaptation, des organismes gouvernementaux et des organismes de défense des droits des personnes handicapées. Normand Boucher (2003) et Patrick Fougeyrollas (2010) sont deux chercheurs particulièrement prolifiques ayant contribué à son développement et à sa reconnaissance. Jusqu’à présent, ils se sont davantage concentrés sur la description du processus produisant le handicap pour expliquer diverses problématiques. Le PPH est un modèle basé sur l’interaction entre trois domaines conceptuels, soit les habitudes de vie, les facteurs environnementaux et les facteurs personnels. La force d’un tel modèle est sans contredit de démontrer que le handicap est bien plus qu’un diagnostic médical. Toutefois, le PPH semble poser problème pour les chercheur.es s’intéressant aux enjeux de discriminations entrecroisées puisqu’il rend difficile les correspondances entre les divers systèmes d’oppression. Dans son livre La Funambule, le fil et la toile, Fougeyrollas (2010) reconnaît que « [...] ce sont les structures sociales et économiques de sociétés particulières qui, par des processus institutionnalisés d’oppression, d’exclusion, de dévalorisation, d’invalidation, créent le handicap » (2010 : 22). Cependant, les rapports de pouvoir et d’oppression me semblent difficiles à percevoir et à identifier dans la formulation actuelle du PPH. Selon ce modèle, un facteur personnel est défini comme une « [...] caractéristique appartenant à la personne, telle que l’âge, le sexe, l’identité socioculturelle, les systèmes organiques, les aptitudes, etc. » (RIPPH). Du point de vue d’une perspective d’analyse intersectionnelle, il m’apparaît dangereux de soutenir que les dimensions identitaires « appartiennent aux personnes » sans clairement reconnaître l’existence de systèmes d’oppression et la façon dont les normes sont établies et performées. Les rapports de pouvoir et d’oppression risquent ainsi d’être facilement effacés.Nous pourrions facilement imaginer que le mouvement des personnes handicapées[14] a été particulièrement actif dans la définition de concepts pour nommer la discrimination fondée sur le handicap. Ce n’est pas le cas. Au cours de la dernière décennie, la majorité des organismes québécois se sont concentrés sur la réalisation des objectifs de la politique gouvernementale À part entière, ainsi qu’à la lutte contre les politiques d’austérité. Une attention particulière a été également portée aux concepts d’accessibilité universelle et d’inclusion. L’expression « discrimination fondée sur le handicap » est généralement utilisée pour faire référence aux atteintes au droit à l’égalité. Toutefois, quelques organismes ont utilisé le capacitisme et le handicapisme dans leurs publications. Il s’agit principalement d’organismes féministes de femmes handicapées.Le Conseil des Canadiens avec des Déficiences (CCD) a utilisé le terme « capacitisme » dans trois de ses bulletins de 2007 à 2009. Il est également présent dans un texte contre la légalisation du suicide assisté publié en 2010. Il est défini comme une forme de discrimination basée sur la capacité physique, ce qui diffère des définitions recensées précédemment qui sont plus inclusives[15]. Le Réseau d’action des femmes handicapées du Canada (DAWN-RAFH) utilise pour sa part le concept du capacitisme dans diverses communications. Dans une fiche d’information sur la violence à l’égard des femmes handicapées, le capacitisme est défini comme une « forme d’abus et de préjudice qui se manifeste lorsque des personnes handicapées sont dévalorisées et considérées moins bonnes que les personnes non handicapées. » (2012) La Confédération des organismes de personnes handicapées du Québec (COPHAN) a fait du capacitisme un enjeu dans son mémoire dans le cadre de la consultation Ensemble pour l’égalité entre les femmes et les hommes (2016). La définition utilisée provient de la Commission du droit de l’Ontario. Cet organisme ontarien stipule que le :

[...] capacitisme peut se définir comme un système de croyances, semblable au racisme, au sexisme ou à l’âgisme, selon lequel une personne handicapée est moins digne d’être traitée avec respect et égard, moins apte à contribuer et à participer à la société ou moins importante intrinsèquement que les autres. Le capacitisme peut s’exercer de façon consciente ou inconsciente et être inscrit dans les institutions, les systèmes ou la culture d’une société. Il peut restreindre les possibilités offertes aux personnes handicapées et réduire leur participation à la vie de leur collectivité. (2012 : 3.)

Dans un mémoire déposé à la Commission des relations avec les citoyens sur une proposition de plan d’action pour faire avancer l’égalité entre les hommes et les femmes, l’Action des femmes handicapées de Montréal (AFHM) et l’Alliance des femmes handicapées du Québec (AFHQ)[16] (2011) dénoncent l’exclusion des femmes handicapées des programmes et politiques visant à lutter contre le sexisme. Leur première recommandation porte sur l’objectif du plan d’action même. Maria Barile et Wassyla Hadjabi, auteures du mémoire, expliquent que l’élimination de la discrimination systémique faite aux femmes handicapées doit être une priorité (2011 : 11). Le handicapisme est nommé parmi les systèmes d’oppression sans toutefois être défini. Ce concept est également utilisé par le Regroupement des activistes pour l’inclusion au Québec (RAPLIQ)[17], dont Maria Barile est l’une des cofondatrices, notamment dans leur Manifeste fondateur (2010). L’organisme reconnaît le handicapisme comme un « [...] système d’oppression basé sur une hiérarchie des habilités définies comme étant normales et nécessaires ».À l’extérieur du mouvement des droits des personnes handicapées, je n’ai trouvé que deux autres utilisations du terme « capacitisme ». En février 2014, l’Association facultaire des étudiant.es en arts de l’UQÀM (AFÉA) a pris position contre le capacitisme :

Le capacitisme est une forme de discrimination ou de jugement défavorable contre les personnes vivant avec un handicap. Le système de valeurs capacitiste, fortement influencé par le domaine de la médecine, place la personne capable, sans handicap, comme la norme sociale. Les personnes qui ne se conforment pas à cette norme doivent tenter de s’y conformer. Dans ce système de valeurs, le handicap est une erreur, un manque, un échec, et non pas une conséquence de la diversité au sein de l’humanité.

Cette définition est à l’image de celle de Masson, soit une définition combinant les concepts d’ableism et de disablism. Finalement, la Fédération des Femmes du Québec (FFQ) a adopté une Déclaration de principes, lors de son Congrès d’orientation tenu en 2015, qui inclut le capacitisme comme système d’oppression. Il fonctionne avec d’autres systèmes d’oppression ou de domination pour marginaliser et exploiter les femmes. Je n’ai toutefois pas été en mesure de trouver une définition de ce concept selon la FFQ.

Comme mentionné précédemment, les mots « capacitisme » et « handicapisme » ne se retrouvent dans aucun dictionnaire de la langue française. Je me suis donc tournée vers le Grand dictionnaire terminologique de l’Office québécois de la langue française et TERMIUM Plus, la banque de données terminologiques et linguistiques du gouvernement du Canada. Ces deux outils linguistiques répertorient le terme capacitisme, alors que la notion de handicapisme ne s’y trouve pas. Toutefois, le capacitisme est associé à l’expression « discrimination fondée sur la capacité physique ». La notion est liée à celle d’ableism qui existe dans des dictionnaires de langue anglaise. Pour l’Office québécois de la langue française, le capacitisme est une « attitude ou comportement qui porte préjudice à une personne ou à un groupe de personnes ayant des incapacités, particulièrement physiques ». Une note explique que « [...] pour certains auteurs, le capacitisme recouvre les incapacités physiques ou mentales » (Gouvernement du Canada). Le lien étymologique avec le modèle des concepts comme le racisme et le sexisme est également précisé. Cette définition a été ajoutée en 2002. Il est intéressant de noter qu’elle réfère à des attitudes et à des comportements et non pas à un système d’oppression. À titre comparatif, l’hétérosexisme est défini comme un système de pensée idéologique, le racisme comme une théorie d’une hiérarchisation des races exprimée par un rapport de domination et d’oppression et le sexisme comme une doctrine prônant la suprématie du sexe masculin et une attitude discriminatoire fondée sur le sexe. Dans le TERMIUM Plus, le capacitisme est une proposition de synonyme à discrimination fondée sur le handicap. Il s’agit de la traduction française pour « ableism » qui est défini comme une forme de discrimination en faveur des personnes non handicapées. Les définitions varient donc ici d’une langue à l’autre. Contrairement au Grand dictionnaire terminologique, le TERMIUM Plus indique que le capacitisme n’est qu’une proposition. Leur observation met en lumière les enjeux de représentativité et de pouvoir politique derrière le développement de nouvelles propositions linguistiques :

Nous avons pensé à rendre le terme « ableism » par le néologisme « capacitisme », terme créé par analogie avec d’autres termes désignant une discrimination telle que racisme, sexisme, antisémitisme, etc. Après consultation d’un spécialiste du « Secrétariat à la condition des personnes handicapées », nous avons conclu que ce terme est ambigu et qu’il est préférable d’utiliser la périphrase « discrimination fondée sur la capacité physique »[18].

Cette situation témoigne de l’absence de connaissances bien documentées sur le sujet. Le Secrétariat à la condition des personnes handicapées, mieux connu sous le nom de Bureau à la condition des personnes handicapées, était un organe du gouvernement fédéral qui n’existe plus[19]. Il était composé de fonctionnaires et n’était pas doté d’une structure démocratique visant à représenter la communauté des personnes handicapées au Canada. Il est donc pertinent de soulever le problème de faire un choix de terminologie important après avoir consulté une seule personne désignée comme étant spécialiste. Contrairement à la grande majorité des définitions élaborées dans le milieu académique et les mouvements sociaux, le Grand dictionnaire terminologique et TERMIUM Plus mettent l’accent sur la capacité physique. Ces traductions vont également à l’encontre de la grande partie du savoir produit dans les études anglophones sur le handicap au sujet des concepts d’ableism et de disablism qui ne privilégient par les in/capacités physiques par rapport aux autres types d’in/capacités (sensorielles, psychologiques, mentale, etc.).Cette revue de littérature permet de faire quelques constats importants. Tout d’abord, il n’existe pas de véritables débats théoriques et linguistiques portant sur les termes « capacitisme » et « handicapisme » dans la francophonie québécoise et canadienne. Il est également possible d’affirmer que le capacitisme et le handicapisme sont des mots qui n’ont pas encore trouvé leur place dans le mouvement québécois des personnes handicapées de façon significative puisque leur utilisation demeure marginale. Un autre constat, qui est à mon avis prometteur, est que le terme « capacitisme » tend à inclure les deux concepts, ableism et disablism. J’ai aussi pu confirmer que peu de gens ont jusqu’à présent été impliqués dans le développement de ces néologismes. Maria Barile, par exemple, a permis au terme « handicapisme » d’être utilisé dans trois organismes différents, soit l’AFHM, l’AFHQ et le RAPLIQ. Du côté du milieu universitaire, j’ai pu remarquer que l’article de Masson a influencé plusieurs chercheur.es. Il faut donc souligner l’importance du développement des études sur le handicap en français, tout en reconnaissant que le savoir provenant d’organismes de personnes handicapées est plus difficilement retraçable et malheureusement moins valorisé. Finalement, il importe d’être vigilant. e par rapport à la façon dont les termes peuvent être traduits sans une véritable consultation avec des expert.es francophones en études sur le handicap. Il est inquiétant de constater que le capacitisme est défini par deux outils de référence en terminologie comme une « discrimination fondée sur la capacité physique » et non pas comme un système d’oppression basé sur une hiérarchisation des capacités causant de la discrimination contre les personnes handicapées. Cette définition limitative a peu de chances d’être adoptée par le mouvement des personnes handicapées qui rassemblent une population beaucoup plus diverse.

Mettre le mot sur le bobo

Dans mon cours de bioéthique, ma prof a dit que la personne était au cœur des décisions. Par exemple, un patient doit être amputé d’une jambe pour éviter de mourir. Si avoir ses deux jambes, c’est une valeur hyper importante pour lui, même plus importante que de vivre, il faut l’écouter, accepter son refus de se faire amputer et le laisser mourir. J’ai levé ma main et je lui ai demandé si l’auteur qui avance ceci avait fait une réflexion autour des façons dont ces valeurs sont façonnées par la société. J’ai expliqué que nous vivons dans un monde qui dévalue le handicap et la différence. Elle n’était pas d’accord. Selon elle, les valeurs, c’est personnel et si avoir tous ses membres était important pour une personne, il faut le respecter. Elle a ajouté que c’était tragique d’avoir un cancer, que c’est tragique d’être handicapé (en me pointant). J’ai eu un peu envie de pleurer.–Marie-Eve Veilleux, étudiante au deuxième cycle en bioéthique

Marie-Eve[20] a partagé cette expérience avec moi par clavardage pendant que j’étais en train de rédiger cet article. Au moment de la rédaction de cet article, Marie-Eve est une étudiante de deuxième cycle à l’Université de Montréal. Ce n’était pas la première fois qu’elle se retrouvait dans une situation où des propos capacitistes étaient tenus par un. e professeur. e ou un. e étudiant. e. Ensemble, nous avons souvent discuté de la difficulté d’exposer la discrimination que nous vivons, car il n’existe pas de mot pour la nommer. Le capacitisme[21] demeure normal et naturel. Il passe souvent sous le radar des gens les plus éduqués de notre société. Il est difficile de dénoncer un phénomène qui n’est pas reconnu. Il est difficile de débattre avec un. e professeur. e, voire toute une discipline, lorsque nous n’avons pas à notre disposition des écrits en français expliquant le capacitisme comme un système d’oppression.

Dans The Rhetoric of Ableism, James L. Cherney, un professeur associé au département de communication de l’Université Wayne State aux États-Unis, écrit au sujet du pouvoir des discours et des avantages de développer et d’utiliser le concept du capacitisme[22] pour lutter contre l’oppression vécue par les personnes handicapées. Il fait le choix d���analyser le capacitisme plutôt que le handicap tout en expliquant que les deux phénomènes sont liés. Il affirme que le capacitisme est largement accepté dans le sens commun, comme étant un système d’évidences. Personne ne souhaite donner naissance à un enfant handicapé. Personne ne souhaite « perdre » la vue. Vivre avec un handicap est difficile. Réussir en tant que personne handicapée est extraordinaire. La liste des idées sur le handicap véhiculées et perçues comme étant normales est longue. Cherney argue qu’il faut nommer le capacitisme pour être en mesurer de critiquer toutes ces choses que nous acceptons collectivement comme des évidences. Le pouvoir des mots et des discours se trouve là. Il cite Stuart Hall, figure majeure des Cultural Studies, qui a défini l’idéologie comme des « [...] cadres mentaux composés de langues, concepts, catégories, pensées et systèmes de représentation, déployés par différentes classes et différents groupes sociaux pour rendre intelligible la façon dont la société fonctionne » (1996 : 26). Hall explique que l’idéologie est principalement constituée des concepts et du langage servant à stabiliser une forme particulière de pouvoir et de domination. Cherney soutient que c’est de cette façon qu’opère le capacitisme, c’est-à-dire comme un discours de pouvoir et de domination. Il fait un parallèle intéressant avec l’émergence du concept du féminisme pour le mouvement féministe. Il rappelle qu’avant que ce terme soit inventé, le système d’oppression fondé sur le sexe était considéré comme étant acceptable et normal. Des femmes s’y opposaient, mais sans avoir de mot pour exprimer leur position, leur critique n’avait pas de cible spécifique.

En 1963, Betty Friedman a identifié ce problème en écrivant un livre intitulé The Problem that Has No name (Le Problème qui n’a pas de nom). Elle avait alors nommé ce problème « feminine mystique ». Quelques années plus tard, le concept du sexisme a fait son apparition. Cherney reconnaît évidemment que le sexisme existe toujours. Avoir un mot pour critiquer un système d’oppression n’est pas une solution magique. Toutefois cela permet d’avoir un outil puissant pour mieux comprendre et critiquer les impacts de ces systèmes sur nos sociétés et nos vies. Il affirme que si nous ne parvenons pas à démasquer le capacitisme, celui-ci risque de se perpétuer sous le couvert du changement. « Identifier la perspective (le capacitisme) comme étant problématique ajoute une dimension critique à la lutte en rejetant la perspective simpliste voulant que des changements à quelques structures soient la solution au problème. », écrit-il. Campbell (2005) explique que le handicap continue d’être compris comme une « ontologie négative » dans différentes législations et politiques pour les droits des personnes handicapées. En d’autres mots, le handicap continue d’être perçu de façon négative même si les droits des personnes handicapées sont reconnus. C’est ce qui permet, par exemple, à des campagnes de sensibilisation aux accidents de travail utilisant la peur du handicap pour choquer et apeurer l’auditoire (Parent, 2015) d’exister en parallèle avec des campagnes de sensibilisation invitant la population à voir la personne et non le handicap (Veilleux, 2015) sans que cela pose problème. C’est ce qui permet au service de soutien aux étudiants en situation de handicap de l’Université de Montréal d’écrire sous l’onglet « Vivre avec sa différence » : « Dans cette page, vous trouverez différents profils d’étudiants qui sont aux prises avec une différence. Ils font la démonstration que les personnes avec un handicap ont leur place à l’Université, au même titre que tous les étudiants » (Service de soutien aux étudiants en situation de handicap). Se doter d’un concept comme le capacitisme peut aider à rendre le capacitisme apparent et difficile à véhiculer sans soulever des critiques.

Apprendre à communiquer en « isme »

Lorsque j’ai préparé les syllabus des cours Cinéma, genre et sexualité et Médias, sexe et genre que j’ai enseignés à l’Université de Montréal, j’ai choisi d’inclure une séance par session sur la représentation du handicap. J’ai toutefois été frappée par l’immense vide entourant les enjeux liés à la représentation intersectionnelle en français. J’ai pris conscience de l’inexistence d’analyse critique en rapport avec le handicap et à sa représentation tant au cinéma que dans les médias.–Joëlle Rouleau, docteure en communication et cinéma, Université de Montréal

Sirma Bilge (2010), professeure agrégée au Département de sociologie de l’Université de Montréal, explique que les dimensions de sexe, de race et de classe sont à l’origine de la théorie de l’intersectionnalité. Bien que de nombreuses analyses intersectionnelles incluent une plus grande variété de systèmes d’oppression, il demeure difficile pour le capacitisme de faire sa place. Lors d’une conférence sur l’intersectionnalité tenue à Montréal en janvier 2015, Marianne Chbat et Joëlle Rouleau ont constaté que les panélistes ont affirmé que la discrimination fondée sur le handicap n’était pas systémique et n’était donc pas nécessaire à toute analyse intersectionnelle (Chbat, Parent et Rouleau, 2015). Parallèlement, il est fréquent pour les groupes de défense des droits de personnes handicapées d’occulter les autres dimensions identitaires dans leurs analyses et revendications. À titre d’exemples, la Confédération des organismes de personnes handicapées (COPHAN) a rédigé un mémoire au sujet de la Charte sur la laïcité proposée en 2013 par le gouvernement de Pauline Marois. Bien que la COPHAN s’opposait au projet de Charte, elle n’a pas adopté d’analyse intersectionnelle (2016). Elle a analysé l’enjeu du point de vue « des personnes handicapées » en omettant que les conséquences d’une telle Charte auraient été différentes pour les personnes handicapées athées par rapport aux femmes handicapées musulmanes portant le hijab et aux hommes handicapés portant le turban[23]. Du côté anglo-saxon, une simple recherche dans les journaux Disability & Society et Disability Studies Quarterley permet de constater que les appels aux analyses et revendications intersectionnelles sont de plus en plus fréquentes. Goodley soutient que « [...] les modes capacitistes de reproduction culturelle et les conditions matérielles handicapantes ne peuvent pas être séparés de l’hétérosexisme, du racisme, de l’homophobie, du colonialisme, de l’impérialisme, du patriarcat et du capitalisme » (p.35). De la recherche en français sur le capacitisme d’une perspective intersectionnelle pourrait sans aucun doute outiller la communauté des personnes handicapées afin qu’elle puisse produire des analyses visant à démanteler tous les systèmes d’oppression qui l’affectent. La reconnaissance du capacitisme pourrait également aider les mouvements moins familiers avec les revendications des personnes handicapées à faire les liens avec leurs propres revendications. Être en mesure de communiquer en « isme » ouvre la porte d’une bibliothèque impressionnante de savoirs anti-oppression et d’alliances politiques.

Conclusion

Les recherches faites dans le cadre de la rédaction de cet article m’ont permis de confirmer le retard de la littérature québécoise et canadienne francophone en ce qui a trait à la théorisation de l’oppression vécue par les personnes handicapées, sans toutefois la théoriser, ainsi que de dresser un portrait du travail accompli jusqu’à présent. Ma recherche soulève également quelques incohérences au niveau des définitions du capacitisme développées par des outils linguistiques publics. Il serait intéressant de pousser davantage les recherches pour mieux comprendre les dynamiques politiques, culturelles et sociales qui mènent à ces choix linguistiques. De plus, j’ai démontré que les concepts de capacitisme et de handicapisme demeurent peu utilisés par la communauté québécoise des personnes handicapées. Je tiens toutefois à souligner que près d’une année s’est écoulée entre la rédaction de cet article et sa publication. Au cours des douze derniers mois, j’ai observé que le concept de capacitisme est de plus en plus utilisé dans la communauté des personnes handicapées aussi bien que dans le milieu de la recherche au Québec. Par exemple, le militant québécois Kéven Breton a créé un blogue Tumblr et une page Facebook intitulés «Le capacitisme dans les médias » pour dénoncer les propos capacitistes véhiculés dans les médias québécois. J’estime que ce genre d’initiatives contribue à ébranler le système permettant au capacitisme d’exister sans être remis en question. Au sujet de la poésie et de l’activisme, Audre Lorde Poetry a écrit : « poetry is the way we help give name to the nameless so it can be thought. » (1984) Je crois que nous avons besoin de nommer l’ableism et le disablism en français, ne serait-ce que pour les identifier. L’histoire a prouvé qu’il est nécessaire de faire preuve de créativité et d’audace avec la langue afin de faire avancer les savoirs et les luttes politiques. Considérant que l’intérêt pour les études sur le handicap en français est grandissant au Québec et au Canada, comme en témoigne ce numéro spécial, nous y parviendrons sans doute.

Références


  1. En 2016, il n’existe toujours pas de programmes universitaires d’études critiques sur le handicap au Québec.

  2. J’ai choisi d’utiliser le terme « études sur le handicap » dans cet article puisqu’il me semble simple et peut englober différentes perspectives théoriques.

  3. J’ai tenté d’adopter un langage de genre neutre pour la rédaction de cet article. Je me suis inspirée de la méthode développée par Joëlle Rouleau dans sa thèse de doctorat (2015). Comme le souligne Rouleau, « l’Office québécois de la langue français (OQLF) met de l’avant une façon d’écrire en considérant l’apport des deux genres malgré la prévalence d’un masculin générique » (2015 : vi). Si je me trouve dans l’impossibilité d’utiliser le genre neutre pour faire référence à des personnes, j’ajoute le genre féminin au genre masculin (ex : les chercheur.es).

  4. J’ai moi-même traduit toutes les citations d’auteur.es anglophones en français.

  5. Le Merriam-Webster décrit ce terme comme une forme de discrimination à l’égard des personnes handicapées, alors que l’Oxford English Dictionary fait référence à une forme de discrimination en faveur des personnes non handicapées.

  6. Stella Young est malheureusement décédée le 6 décembre 2014 à l’âge de 32 ans.

  7. Elle avait utilisé le mot ableism.

  8. Dans la littérature, « disability » peut signifier autant « incapacité » que « handicap ».

  9. Maria Barile est malheureusement décédée subitement le 24 juillet 2013 à l’âge de 59 ans.

  10. Masson prend soin de mentionner que les définitions du capacitisme varient.

  11. Pouliot a fait une maîtrise à l’Université d’Ottawa, alors que Rail est professeure en études féministes à l’Institut Simone de Beauvoir de l’Université Concordia.

  12. Lise Dugas est une militante féministe handicapée impliquée dans le milieu communautaire. Maxime D.-Pomerleau est journaliste, artiste et interprète. Elle est également handicapée.

  13. Dans le cadre de cette recherche, j'ai visité le site web du Réseau international du Processus de production du handicap (RIPPH) puisque celui-ci est un incontournable en matière de recherche sur le handicap au Québec. Parmi les ressources documentaires disponibles, je n’ai trouvé aucun résultat pour les concepts de capacitisme, handicapisme, incapacistisme et validisme. Toutefois, j’ai obtenu quarante résultats pour le terme « discrimination ». J’ai également contacté les chercheurs Patrick Fougeyrollas et Normand Boucher qui m’ont confirmé qu’ils font peu référence à ces concepts dans leurs travaux. Ils m’ont cependant dit que ces concepts étaient intéressants et méritaient des réflexions.

  14. En raison d’un sous-financement criant, ces organismes ont souvent du mal à archiver leurs documents sur Internet et à diffuser leurs recherches. Je suis donc consciente que mes trouvailles ne représentent qu’une partie du savoir produit par ce mouvement.

  15. À ma connaissance, la majorité des écrits du CCD sont écrits en anglais et sont par la suite traduits en français. Dans le cas de traductions, une question importante se pose : qui a fait le travail ? Cette question importante permet de mieux comprendre pourquoi un terme a été choisi par rapport à un autre. Malheureusement cette question reste dans la plupart des cas sans réponse.

  16. Cet organisme n’existe plus.

  17. Je suis l’une des cofondatrices du RAPLIQ. J’y ai été activement impliquée de 2009 à 2014. Je suis l’auteure du Manifeste.

  18. TERMIUM Plus offre aussi une définition du concept « disablism », ainsi que deux traductions françaises : « discrimination fondée sur une déficience » et « incapacitisme ». Fait intéressant à souligner : l’incapacitisme n’est pas considéré comme un terme ambigu comme l’est le capacitisme. Pourtant le terme « incapacitisme » est beaucoup moins utilisé que le « capacitisme ». Je n’ai trouvé qu’une seule vidéo en Langue des signes québécoise intitulée Audisme et expériences des sourds (Witcher, 2013). Cette vidéo résume une conférence donnée par Pamela Witcher, Annik Boissonneault, Cynthia Benoit, trois activistes et professeures Sourdes, au sujet de l’audisme et de l’incapacitisme dans le cadre de l’UPop en 2013 à Montréal.

  19. Le 4 novembre 2015, le nouveau Premier ministre du Canada, Justin Trudeau, a nommé la députée Carla Qualtrough à la tête du nouveau ministère du Sport et des Personnes handicapées, annonçant du même coup la création de celui-ci.

  20. Marie-Ève est une amie proche, ainsi qu’une collègue dans plusieurs initiatives activistes contre le capacitisme. 

  21. J’ai choisi d’utiliser le terme « capacitisme » dans cet article puisqu’il semble être celui qui est de plus en plus utilisé. Je crois toutefois que nous sommes au tout début de la théorisation en français de l’oppression vécue par les personnes handicapées et que ce concept pourrait être appelé à changer.

  22. Il utilise le mot «ableism».

  23. L’article 5 du projet de Charte des valeurs prévoyait l’interdiction du port de signes religieux ostentatoires aux membres du personnel d’un organisme public (Drainville, 2013).