Cécités et créations

Maria Fernanda Arentsen Ph. D., professeure à l’Université de Saint-Boniface

marentsen@ustboniface.ca

Hannah Thompson, Ph. D., professeure de français et des Critical Disability Studies à la Royal Holloway, Université de Londres

Hannah.Thompson@rhul.ac.uk

Remerciements

Nous tenons à remercier la généreuse collaboration de ceux et celles qui ont fait que ce numéro soit possible. Tout d’abord, nos remerciements s’adressent aux auteures et aux auteurs, pour leur précieuse collaboration qui a permis de publier ce numéro dans un domaine assez pointu. Nous voudrions mentionner très spécialement la Royal Holloway University of London et l’Université de Saint-Boniface pour leur appui constant, et surtout le Conseil de recherche en sciences humaines du Canada (CRSH) pour son soutien financier. Une vingtaine de chercheurs spécialisés dans le domaine des études du handicap ont lu les articles de ce numéro. Nous les remercions tous pour leurs commentaires et suggestions qui nous ont été très précieux. Nous tenons à remercier tout particulièrement Marie-Eve Veilleux qui a travaillé avec énergie et précision impressionnantes sur la mise en forme et la correction linguistique de ce numéro.

Cécités et créations

Maria Fernanda Arentsen Ph. D., professeure à l’Université de Saint-Boniface

marentsen@ustboniface.ca

Hannah Thompson, Ph. D., professeure de français et des Critical Disability Studies à la Royal Holloway, Université de Londres

Hannah.Thompson@rhul.ac.uk

Ce numéro spécial interroge et affirme les liens productifs et innovateurs qui existent entre cécité et création. Nous réunissons ici des réflexions historiques, créatives et littéraires qui montrent, de manière pluridisciplinaire, que de nouvelles conceptions de la cécité peuvent briser les images stéréotypées de la personne aveugle qui hantent la société contemporaine. Nous rejetons le modèle médical de la cécité qui représente la personne aveugle comme victime ou objet de pitié souffrant de son sort. Tout en reconnaissant les inconvénients qu’affrontent les personnes aveugles dans un monde fait pour et par les personnes non aveugles, nous affirmons que la cécité n’est ni problème ni tragédie. Au contraire, elle ouvre de nouvelles perspectives intellectuelles, imaginatives, esthétiques et innovatrices qui remettent en question la position privilégiée de la vue dans la hiérarchie des sens.

Pour nous, les mots « cécité » et « aveugle » n’ont aucune connotation négative. Ils n’évoquent pas (seulement) ce que l’on voit ou ne voit pas, mais aussi une position identitaire engagée. À la différence des conceptions misérabilistes et capacitistes du handicap, nous effectuons une réappropriation du vocabulaire qui souligne notre conception de la cécité comme « gain » ou un « atout » qui apporte savoir, intelligence et créativité à la communauté aveugle comme à la communauté non aveugle. Dans cela, nous nous sommes inspirées des études critiques du handicap (Critical Disability Studies) anglophones et la plupart de nos auteurs partagent ce choix de vocabulaire comme outil de réaffirmation positive. Pourtant, pour des raisons culturelles et historiques certains ont préféré un vocabulaire plus institutionnel et nous avons respecté ce choix afin de montrer comment la cécité peut être conceptualisée de plusieurs manières.

Ce numéro spécial a été conçu grâce au colloque Blind Creations qui a eu lieu au Royaume-Uni en juin 2015 (https://blindcreations.blogspot.com/). Lors de cette manifestation intellectuelle, culturelle et créative, une centaine d’artistes, d’écrivains et d’universitaires, aveugles et non aveugles, se sont réunis pour fêter ce que la cécité apporte au monde de la création. À la suite des rencontres effectuées lors du colloque, un réseau francophone de chercheurs en études critiques de la cécité s’est formé et plusieurs membres de ce réseau ont contribué à ce numéro. Le numéro spécial du Disability Studies Quarterly intitulé « Blindness Arts » (2018) (http://dsq-sds.org/issue/view/160 co-dirigé par Hannah Thompson et Vanessa Warne) montre que le rapport cécité-création fait également écho dans le monde anglophone.

Les articles de ce numéro se penchent sur des aspects différents et complémentaires qui vont de l’offre muséale à une proposition de compréhension de la cécité comme ajout esthétique, en passant par une révision de l’histoire de la cécité.

L’offre muséale : vers une expérience culturelle multisensorielle

État des lieux : L’article de Frédéric Reichhart et Aggée Lomo, « L’offre culturelle française à l’épreuve de la cécité : étude de cas de l’accessibilité au musée », étudie l’émergence et le développement de l’accessibilité des espaces et des prestations culturelles en France pendant les trente dernières années. Menée à partir d’une perspective sociohistorique, l’étude procède à l’analyse du contenu de portails électroniques et de documents institutionnels, ainsi qu’à l’observation de dispositifs et d’activités. Que ce soit par les efforts associatifs ou institutionnels, l’étude montre qu’en complément de l’accès au bâtiment et à l’intérieur de celui-ci, l’accessibilité au contenu se développe grâce à une série de prestations adaptées.

Possibilités pour l’avenir : Dans leur article « Les œuvres d’art et l’accessibilité esthétique pour les personnes aveugles : quelques stratégies inventives », Raquel Guerreiro et Virginia Kastrup analysent des stratégies d’accessibilité esthétique avant-gardistes créées pour les personnes aveugles dans certains musées d’art brésiliens. Les auteures conçoivent la traduction comme une production d’équivalents dont l’objectif est de passer des sémiotiques visuelles aux sémiotiques non visuelles en utilisant le felt meaning comme guide de la traduction. Ces stratégies multisensorielles créent des équivalents et un plan commun entre l’expérience des personnes aveugles et celle des personnes voyantes devant les œuvres d’art, sans chercher à éliminer leurs différences.

Repenser l’histoire de la cécité

Noëlle Roy, dans son article « Cécité et création : musée et bibliothèque patrimoniale Valentin Haüy », présente une vision complexe et enrichissante du musée Valentin Haüy, consacré à l’« histoire des aveugles », particulièrement à leur scolarisation et à leur appropriation de l’écrit par l’élaboration du braille, ce qui a constitué un facteur d’émancipation intellectuelle et sociale. De ce fait, Roy déconstruit l’appréhension simplificatrice de l’histoire des personnes aveugles, oscillant entre misérabilisme et glorification des personnages d’exception. Par l’examen des objets et des archives du musée, elle démontre que le braille a été le produit d’un processus collectif élaboré sur la durée, dans lequel il faut rendre à chacun sa juste place, sans oublier le rôle fondamental de Charles Barbier.

En continuant sur le legs de Louis Braille, Sébastien Durand lui consacre une étude intitulée « Lire et écrire la musique sans voir : genèse d’une notation musicale pour les personnes aveugles de Valentin Haüy à Louis Braille ». Durand y analyse les progrès apportés aux personnes aveugles par la réalisation de partitions imprimées en relief offrant la possibilité de prendre connaissance d’un texte musical sans avoir recours à la dictée d’un tiers pour le mémoriser. Mais il aura fallu passer par plusieurs systèmes différents de notations avant de trouver un moyen permettant aux musiciens aveugles de lire et d’écrire la musique par eux-mêmes. Cet article montre les différentes étapes de cette évolution, en évoquant plusieurs figures de musiciens aveugles qui ont pris une part active dans l’élaboration de ces processus créatifs et innovants.

Toujours dans le règne de la musique, Anne-Lise Mithout amène le lecteur encore plus loin dans le temps et dans l’espace. Dans son article « Les musiciens aveugles itinérants au Japon du Moyen Âge au XXe siècle : entre “culture de la cécité” et culture populaire », Mithout se penche sur l’association entre cécité et musique existant au Japon où les musiciens aveugles ont marqué la culture populaire et apporté une contribution majeure à l’histoire littéraire et musicale. Elle présente une synthèse des ouvrages saillants consacrés à la figure du musicien aveugle ayant marqué l’imaginaire historique au Japon pour démontrer que les figures de musiciens aveugles japonais sont en grande partie le produit d’une autodéfinition par les communautés d’aveugles elles-mêmes qui ont travaillé à se construire et à faire reconnaître une identité spécifique.

La cécité comme ajout esthétique

« If blindness creates a new world : générer et expérimenter la cécité en réalité virtuelle », l’article de Céline Roussel met à contribution la narratologie médiatique, des concepts-clés des Game Studies et la théorie barthienne du jeu pour approfondir un questionnement relevant des Disability Studies : l’expérience de la réalité virtuelle. En se penchant sur Notes on Blindness (2016), inspirée du journal intime de l’universitaire aveugle John Martin Hull (1935-2015), Roussel soutient que la réalité virtuelle ouvre un espace radicalement neuf pour penser et contempler la cécité. Notes on Blindness crée un espace audiovisuel d’exploration de la cécité à la fois fictif et autobiographique qui configure narrativement, spatialement et temporellement un partage des subjectivités, aveugle et voyante, célébrant la cécité comme un accroissement du vécu sensoriel du monde.

Sabine Gadrat se penche aussi sur le fait multisensoriel dans son article « Architecture et Cécité : exploration littéraire et multisensorielle », consacré à la perception de l’architecture par les personnes aveugles. Elle analyse les manifestations littéraires produites par des auteurs aveugles, tels Romain Villet, Jacques Lusseyran ou Taha Hussein ainsi que des personnages aveugles. Ces textes permettent de découvrir que la compréhension, la découverte, la beauté ou la laideur d’un bâtiment ou d’un lieu n’est pas qu’une histoire de vue. Des exemples récents de projets architecturaux et le travail de Chris Downey prouvent qu’il existe une architecture particulièrement adaptée aux personnes aveugles. Gadrat démontre qu’il existe des environnements plus « bavards » ou plus accueillants que d’autres et conclut que l’architecture vue par les personnes aveugles est la plus riche des expériences sensorielles.

Marion Chottin, dans son article « La cécité dans les Mémoires d’aveugle de Derrida : un renversement paradoxal de sa représentation traditionnelle », s’inspire de l’affirmation de Derrida qui soutient que l’« aveuglement » est la condition de possibilité du dessin pour interroger la cécité. En 1989, suite à une maladie d’origine virale, Derrida se demande si la cécité serait au fondement de la vue et recueille ses réflexions dans l’ouvrage Mémoires d’aveugle. L’autoportrait et autres ruines (1990). Chottin montre que Derrida y révèle que la cécité dans les traditions juive, chrétienne et philosophique oscille entre excès et défaut de savoir. Plus tard, Derrida déconstruit cette représentation au profit d’une conception de l’« aveuglement » comme une puissance dont les aveugles, qui selon lui sont des êtres passifs, demeurent privés.