Les œuvres d’art et l’accessibilité esthétique pour les personnes aveugles : quelques stratégies inventives

Raquel Guerreiro, doctorante au programme d’études supérieures en psychologie sociale et institutionnelle à l’Université Fédérale du Rio Grande do Sul au Brésil

quelpapel [at] hotmail [dot] com

Virgínia Kastrup, docteure en psychologie, professeure à l’Université Fédérale de Rio de Janeiro au Brésil

virginia [dot] kastrup [at] gmail.com

Résumé

De nos jours, l’accessibilité pour les personnes aveugles se développe dans les musées d’art et centres culturels du monde entier. L’accessibilité de qualité va au-delà de l’accès à l’information sur les œuvres et de la reconnaissance des formes. Le but de cet article est d’analyser quelques stratégies d’accessibilité esthétique créées pour les personnes aveugles, en prenant en compte des aspects de leur fonctionnement cognitif. D’abord, on analysera quelques aspects cognitifs de personnes aveugles et le fonctionnement de l’attention dans l’expérience esthétique, sur la base des études de Depraz, Varela et Vermersch. Face à une œuvre d’art, le geste de chercher est remplacé par des gestes de suspension, de redirection et de réceptivité active. Pour explorer le concept d’accessibilité esthétique, nous prenons comme objet d’analyse l’exposition Yayoi Kusama: obsessão infinita (Yayoi Kusama: obsession infinie) qui a eu lieu au Centre Culturel de la Banque du Brésil, à Rio de Janeiro en 2014. L’analyse des stratégies d’accessibilité utilisées est fondée sur les concepts de traduction (Despret, 2002; Julien, 2009) et de felt meaning (Petitmengin, 2007). À partir des idées de Jullien et Despret, on conçoit la traduction comme la production d’équivalents, dont l’objectif est de passer des sémiotiques visuelles aux sémiotiques non visuelles. Le felt meaning doit être le guide de la traduction. Accéder au felt meaning signifie toucher la dimension créatrice de l’expérience, qui existe en deçà des différents sens. On conclut que les stratégies multisensorielles utilisées pour la traduction d’œuvres visuelles de l’exposition de Kusama sont capables de créer des équivalents et un plan commun entre l’expérience des personnes aveugles et celle des personnes voyantes devant les œuvres d’art, sans chercher à éliminer leurs différences.

Mots clés

Abstract

Nowadays, accessibility for blind people has been developed in museums and cultural centers all around the world. Quality aesthetic accessibility goes beyond access to information about works of art and recognition of forms. The purpose of this article is to analyze some aesthetic accessibility strategies for blind people considering some aspects of their cognitive functioning. First, we analyze some of the cognitive qualities of blind people and how attention works in aesthetic accessibility, based on the studies of Depraz, Varela and Vermersch. When faced with works of art, the attitude of seeking gives way to gestures of suspension, redirection and active receptivity. We take as object of analysis the exhibition Yayoi Kusama: obsessão infinita (Yayoi Kusama: infinite obsession) which took place at the Cultural Center of the Bank of Brazil, in Rio de Janeiro in 2014. This analysis of accessibility strategies is based on the concepts of translation (Despret, 2002; Julien, 2009) and felt meaning (Petitmenging, 2007). According to Jullien and Despret, translation is conceived as the production of equivalents in order to promote the passage from visual semiotics to non-visual ones. Felt-meaning is the guide to translation. Access to felt meaning is via touching the creative dimension of the experience, which exists below the different senses. We conclude that the multisensory strategies used for the translation of visual works at the Kusama exhibition are able to create equivalents and a common plane between the experiences of blind people and those of sighted people when faced with a work of art, without seeking to eliminate their differences.

Key words

Les œuvres d’art et l’accessibilité esthétique pour les personnes aveugles : quelques stratégies inventives

Raquel Guerreiro, Doctorante au programme d’études supérieures en psychologie sociale et institutionnelle à l’Université Fédérale du Rio Grande do Sul au Brésil

quelpapel [at] hotmail [dot] com

Virgínia Kastrup, Docteure en psychologie, professeure l’Université Fédérale de Rio de Janeiro au Brésil

virginia [dot] kastrup [at] gmail.com

Introduction : le problème de l’accessibilité esthétique des œuvres d’art pour les personnes aveugles

De nos jours, l’accessibilité pour les personnes aveugles représente un défi important pour les musées d’art et les centres culturels du monde entier. Bien que différentes stratégies et dispositifs aient été développés, la fréquentation de ces espaces par les personnes aveugles est loin d’être une réalité concrète (Candlin, 2003, 2004, 2006 ; Pye, 2007 ; Chastterjee, 2008 ; Verine, 2015). L’amplitude du concept même d’accessibilité peut compliquer la mise en place d’un programme d’accessibilité de qualité. En ce qui concerne les expositions artistiques, l’accessibilité esthétique des œuvres est au cœur de la problématique.

Le concept d’accessibilité esthétique consiste à avoir accès à une œuvre d’art au-delà de la simple transmission d’informations et implique l’expérimentation directe de l’œuvre, afin d’en percevoir la dynamique des forces et les sensations déclenchées (Almeida, Carijó et Kastrup, 2012). Ainsi, l’accessibilité esthétique représente l’ensemble des conditions qui permet l’accès aux forces expressives d’une œuvre d’art aux personnes aveugles. Ce niveau d’accessibilité se distingue des deux autres que nous avons identifiés dans notre recherche dans les musées d’art et les centres culturels : l’accessibilité physique et l’accessibilité informationnelle.

Par accessibilité physique, on comprend les altérations de l’espace du musée ayant pour but de faciliter le déplacement autonome et sécuritaire des personnes aveugles, comme les revêtements de sol tactiles, la signalisation auditive ou les maquettes des bâtiments. À son tour, l’accessibilité informationnelle concerne la mise à disposition d’informations sur le contenu des expositions et sur les artistes, à travers des cahiers en braille, un site web accessible et des audioguides. Certaines stratégies d’audiodescription centrées sur la transmission d’informations et sur la description de l’aspect visuel des œuvres sont également disponibles.

Le but de cet article est d’analyser quelques stratégies d’accessibilité esthétique créées pour les personnes aveugles, en prenant en compte des aspects de leur fonctionnement cognitif. Dans la première partie, nous présenterons quelques aspects cognitifs des personnes aveugles, les mettant en rapport aux stratégies d’accessibilité employées par quelques institutions artistiques et culturelles, comme le Musée d’Art Moderne de Rio de Janeiro (MAM). Dans la deuxième partie, nous nous pencherons en particulier sur le fonctionnement de l’attention au cours de l’expérience esthétique. Dans la troisième partie, nous discuterons de la problématique de la traduction des œuvres d’art, prenant en compte quelques différences cognitives entre les personnes aveugles et les personnes voyantes, par le concept de felt meaning (Petitmengin, 2007). Celui-ci souligne l’importance de l’expérience corporelle dans le contact avec les œuvres d’art et comme stratégie d’accessibilité esthétique. Dans la quatrième partie, nous ferons l’analyse des stratégies d’accessibilité esthétique offertes aux personnes aveugles dans une exposition artistique.

Pour ce faire, nous analyserons une visite effectuée par un groupe hétérogène de personnes aveugles et voyantes à l’exposition Yayoi Kusama : obsession infinie, au Centro Cultural do Banco do Brasil (Centre culturel de la Banque du Brésil) à Rio de Janeiro, en 2014. La visite a eu lieu dans le cadre du projet de recherche « Experiência estética e transmodalidade : fundamentos cognitivos para museus acessíveis a pessoas com deficiência visual » (Expérience esthétique et transmodalité : fondements cognitifs pour les musées accessibles aux personnes avec une déficience visuelle) (2009-2017), qui a accompagné les programmes d’accessibilité des musées et des centres culturels de la ville de Rio de Janeiro. Le projet utilise la méthodologie « PesquisarCOM » (« RechercherAVEC »), qui consiste à mener des études avec les personnes aveugles et malvoyantes non seulement comme objet d’analyse, mais également comme partenaires de recherche (Moraes et Kastrup, 2015). Cette méthode de recherche utilise des cahiers de terrain et des entretiens avec les participants.

Aspects cognitifs des personnes aveugles et expérience esthétique

Pour les personnes aveugles, le contact tactile avec une œuvre d’art est l’un des moyens les plus fructueux d’atteindre l’expérience esthétique (Pye, 2007 ; Chastterjee, 2008). Toutefois, ce mode d’accès suscite d’importantes réticences de la part des muséologues et curateurs. Son interdiction n’est pas uniquement conditionnée par l’impératif technique de la conservation des œuvres. Les recherches de Fiona Candlin (2003, 2004, 2006), Constance Classen (2005) et Simon Hayhoe (2013) apportent des éclairages importants sur ce point. Aujourd’hui, l’autorisation de toucher des sculptures, des objets et des installations nécessite que la formule universelle de « Ne pas toucher » soit remplacée par des questions pragmatiques, au cas par cas : « Cette œuvre peut-elle être touchée ? »

Certains musées, comme le MOMA[1]à New York et le Victoria & Albert Museum[2]à Londres, organisent des visites tactiles (touch tours), pendant lesquelles les personnes aveugles sont encouragées à toucher des œuvres d’art précédemment sélectionnées. Cependant, la prévalence de la transmission d’informations sur les œuvres peut limiter cette expérience au niveau intellectuel, puisqu’elle ne prend pas en compte les affects et les émotions déclenchés par l’expérience esthétique tactile des personnes aveugles (Kleege, 2013 ; 2018). Dans les visites individuelles, il est important que la personne aveugle puisse toucher les œuvres et parler de ses connaissances antérieures sur l’art et de ses attentes concernant la visite. Les médiateurs doivent être accueillants, attentifs et sensibles aux différences entre les différentes personnes aveugles, mais également capables d’équilibrer les échanges intellectuels et émotionnels dans une conversation partagée (Kleege, 2018).

Les peintures, les dessins, les gravures et les photographies ne sont normalement pas appropriés à l’appréciation par le toucher. Il faut donc mettre en place des stratégies à même de traduire leur expressivité esthétique. Bien qu’intrinsèquement limitées, les plaques tactiles sont encore souvent utilisées dans les musées d’art (Guerreiro et Kastrup, 2015), comme le Musée du Prado, à Madrid[3]. Ces plaques visent à retranscrire pour le toucher des images bidimensionnelles, généralement en utilisant une plaque en bois qui reproduit dans la même disposition les éléments de l’œuvre originale. Les formes sur la plaque reprennent celles de l’œuvre, soit par des différences de relief, soit par l’application des textures variées. Des études réalisées avec les personnes aveugles ont montré que les plaques tactiles qui reproduisent des œuvres d’art sont difficiles à comprendre, surtout pour des personnes aveugles de naissance (Hatwell et Martinez-Sarocchi, 2000 ; Guerreiro et Kastrup, 2015).

Pour les personnes aveugles, le toucher est le sens le mieux adapté pour se substituer à la vue (Hatwell, Streri, Gentaz, 2000 ; Hatwell, 2003 ; Heller et Gentaz, 2014). Cependant, le toucher et la vue comportent des propriétés cognitives différentes, qui doivent être prises en compte lors de l’élaboration des dispositifs d’accessibilité (Hatwell, Streri, Gentaz, 2000 ; Hatwell, 2003 ; Klatzky et al., 1987 ; Klatzky et Lederman, 1995, 2000 ; Heller et Gentaz, 2014). Le toucher est moins approprié à la saisie des formes et plus approprié à la perception des propriétés matérielles, comme la texture, la température et le poids.

Souvent, les professionnels qui développent les plaques tactiles méconnaissent les particularités cognitives des personnes aveugles. Leur démarche repose habituellement sur une conception erronée selon laquelle les doigts d’une personne aveugle joueraient le même rôle que les yeux d’une personne voyante. La conséquence est une idée naïve de l’exploration d’une image tactile (Valente et Darras, 2010), car les plaques tactiles, qui font une transposition directe de l’œuvre de la vue vers le toucher, en conserve uniquement l’aspect visuel. Le langage graphique bidimensionnel et l’accent sur les formes contribuent à faire de la reconnaissance et de la compréhension un processus malaisé, ce qui compromet l’accès à l’expérience esthétique de l’œuvre (Almeida, Carijó et Kastrup, 2012). Selon Hatwell (2003), le toucher arrive à construire les formes par un processus linéaire, étape par étape, ce qui mobilise la mémoire de travail[4]. Pour Kleege (2018), le toucher n’est pas linéaire, mais il s’agit d’un processus qui vise à saisir l’objet. Pourtant, Hatwell et Kleege sont d’accord pour dire que, différemment de la vision, la perception des formes n’est pas prédominante dans le toucher.

Pour dépasser la transposition directe du visuel vers le tactile, il est nécessaire de créer des stratégies alternatives et inventives qui permettent l’accès à l’œuvre à des personnes aveugles et voyantes. Pour John Dewey (2010), l’expérience esthétique se définit comme une expérience intense et marquante, contrairement aux expériences de récognition triviales du quotidien. Une telle expérience va au-delà de la simple reconnaissance de formes, qui par ailleurs n’est pas dénuée d’intérêt sur le plan de la vie pratique. L’expérience esthétique est transformatrice en ce sens qu’elle peut provoquer des répercussions sensorielles inédites et imprévisibles, tout en suscitant l’exercice de la pensée. Elle peut survenir dans différents contextes, mais acquiert un caractère bien particulier dès lors qu’elle est suscitée par des œuvres d’art. L’expérience esthétique est capable de toucher la subjectivité dans sa dimension cognitive et affective, au niveau de l’apprentissage et du désir. Au-delà de la simple transmission d’un savoir, elle peut générer le désir de rechercher et de découvrir de nouveaux sens, soit dans l’art, soit dans la vie des personnes aveugles ou des personnes voyantes (Kastrup et Sampaio, 2012 ; Guerreiro et Kastrup, 2015).

En ce qui concerne la création des conditions de l’accessibilité esthétique, il n’existe pas de règle générale. Il est nécessaire d’explorer des stratégies multisensorielles, qui suscitent une ouverture par la voie d’un contact avec des œuvres d’art et qui mobilisent des sensations capables de nous amener au-delà de la perception fonctionnelle et utilitaire. Par ailleurs, le contexte d’exploration de modalités non visuelles de perception peut intéresser les personnes aveugles aussi bien que les personnes voyantes. En résumé, il s’agit de créer des conditions permettant d’atteindre l’expérience esthétique des œuvres d’art au-delà de la perception visuelle.

Plusieurs stratégies innovantes ont été expérimentées lors du projet « Encontros Multissensoriais » (Rencontres multisensorielles) réalisé au MAM - Musée d’Art Moderne de Rio de Janeiro, de 2011 à 2013[5]. En deux ans, ce projet est devenu une référence en matière d’innovation pour l’accessibilité esthétique au Brésil. Ses principes directeurs sont basés sur la médiation distribuée, sur le pari des échanges entre personnes aveugles et personnes voyantes face aux œuvres et sur la mobilisation du corps cognitif de tous les participants.

La médiation distribuée est décentrée et tous les participants peuvent contribuer avec leurs savoirs, surtout s’ils proviennent d’autres modalités perceptives. Tout comme l’indique Kleege (2018), la médiation est plutôt une conversation qu’une conférence ou un cours. La connaissance n’est pas le résultat de la transmission verticale d’un savoir, effectuée exclusivement par les médiateurs du musée, mais elle est produite collectivement. C’est ce qui a encouragé la multiplication des prises de parole tout au long du parcours. Le deuxième principe directeur est la composition hétérogène des groupes composés de personnes voyantes et de personnes aveugles, visant à favoriser le partage de sensations, de réflexions et d’affects entre les participants. Le troisième principe est basé sur le concept de corps cognitif, fondé sur l’approche de l’énaction (Varela, Thompson et Rosch, 1993). Selon cette approche de la cognition, nos corps sont des structures physiques, biologiques et phénoménologiques. La connaissance n’est pas dans la tête, mais il s’agit plutôt d’une inscription corporelle de l’esprit. La connaissance des personnes aveugles et des personnes voyantes est le résultat de l’action et de connexions sensorimotrices avec différentes modalités perceptives. Le fonctionnement de l’attention dans l’expérience esthétique sera analysé à partir de cette même perspective théorique.

Modulations de l’attention dans l’expérience esthétique

La problématique des modulations de l’attention a été étudiée par Depraz, Varela et Vermersch (2003), qui se sont basés sur la méthode de la réduction phénoménologique (épochè) de E. Husserl. Les auteurs insistent sur le fait que la réduction phénoménologique suppose une suspension de l’attitude naturelle, autrement dit la mise entre parenthèses des jugements portés sur le monde. Ils rappellent aussi que mettre le jugement entre parenthèses est loin d’être facile. Dans le but d’isoler un processus concret, les auteurs proposent un cycle de base qui se déroulerait en trois actes : suspension, redirection et lâcher-prise (letting go). La suspension de l’attitude naturelle de jugement est le premier geste et peut être déclenchée par un évènement particulier qui interrompt le flux cognitif habituel. La surprise esthétique en est un exemple concret. L’expérience esthétique peut surprendre par la beauté ou par l’étrangeté, accompagnées d’un caractère énigmatique. L’attitude naturelle, qui est celle de la reconnaissance cognitive, est inhibée pour laisser place à l’interruption du flux cognitif, dans un temps suspendu.

Les deux autres gestes du cycle de base touchent encore plus directement au phénomène de l’attention. Le deuxième moment, qui s’appuie sur le geste de suspension, est celui de la redirection. L’attention, habituellement dirigée vers l’extérieur, est alors tournée vers l’intérieur. L’attention vers soi est donc le deuxième geste du cycle de base. Dans le cas de l’expérience esthétique, la rencontre avec l’œuvre d’art installe une relation à soi déjà marquée par la suspension de la tendance récognitive. Quand l’attention connaît ce repli de l’extérieur vers l’intérieur, ce n’est pas pour activer un processus de conscience sur soi ou de réflexion interne. À partir du moment où le deuxième acte se fonde sur un état de suspension, l’attention sur soi ne permet pas l’irruption de souvenirs personnels, de pensées ou de soucis. Au contraire, ce recueillement peut être qualifié de mouvement de sortie de soi. Il s’agit d’un temps de réverbérations affectives, de résonances des forces captées dans l’expérience esthétique. Les forces dynamiques et les affects diffusés par l’œuvre d’art fonctionnent comme des données extérieures et objectives.

Le troisième geste cognitif consiste à changer la qualité de l’attention, le lâcher-prise (letting go). L’attention qui cherche est transformée en attention qui trouve, accueillant les éléments affectifs mobilisés. Des composants et des vecteurs appartenant à un plan pré-égoïque et pré-réflexif se connectent et résonnent avec les composants et les vecteurs objectifs de l’œuvre, en créant un plan commun d’altérité. L’altérité qui habite la subjectivité est perçue de façon particulière par l’attention à soi, ce que rend possible la rencontre avec l’œuvre. Cette nouvelle caractéristique de l’attention – l’attention qui trouve – est définie par une concentration ouverte, dépourvue d’intentionnalité et de foyer. On est là au cœur de l’expérience esthétique et de l’accessibilité esthétique (Kastrup, 2013, 2017).

Traduction et felt meaning

Selon Vinciane Despret (2002, p. 204), « une traduction est toujours un ensemble de décisions qui font proliférer des versions. » Le traducteur met à jour des façons de transmettre du sens. La traduction porte en soi l’ouverture à une multitude de nouvelles manières de dire. À partir d’un seul et unique terme, il est possible d’envisager deux voies (ou plus) qui, au prochain terme, augmenteront à nouveau les possibilités.

Le philosophe et sinologue français François Jullien (2009) affirme que le processus de traduction ne permet pas seulement la compréhension de textes d’une autre langue, mais aussi le dialogue entre différentes cultures. L’adage italien selon lequel « traduire, c’est trahir » – traduttore, traditore – perd de sa pertinence du fait que la traduction n’est pas assujettie à un impératif de fidélité. Cette conception nie l’existence d’une langue universelle sous-jacente et nie la possibilité d’une correspondance totale entre des concepts dans des langues et des cultures différentes. Dans tout processus de traduction, il faut garder à l’esprit qu’il existera toujours un écart, un hiatus séparant une langue d’une autre, qu’il est impossible de combler complètement.

Pour qu’une traduction soit bonne et compréhensible, il est nécessaire, pour le traducteur, d’assimiler le mode selon lequel certains concepts opèrent à l’intérieur d’une culture, afin de rechercher ou de produire des équivalents qui y jouent le même rôle. Dans cette perspective, le contact avec une autre culture (et a fortiori s’il s’agit d’une culture distante de la nôtre) peut provoquer un décalage important, mettant en échec l’objectif de similarité formelle. D’après Jullien, traduire nous oblige à nous engager dans cette zone aventureuse et imprécise où ce que nous tenons comme évident se redécouvre, soudain, dans le miroir de l’autre, pris dans un lacis de choix.

Afin de contourner cette distance, l’auteur propose la création d’équivalents capables d’opérer le passage d’une langue à l’autre. Ces équivalents jouent le rôle de ponts qui connectent les langues en respectant leur distance et nous amènent à expérimenter à notre tour d’autres manières de penser en faisant communiquer des singularités. Au travers de la création de ces ponts, nous mettons en rapport deux territoires (ou plus) qui étaient isolés par la méconnaissance ou des difficultés de compréhension et qui sont maintenant connectés sur un plan commun et partagé, mais néanmoins hétérogène. Tout en constituant un défi, la traduction porte des germes de fécondité : elle permet l’exercice de la réflexion, la recherche de facteurs d’ajustement et l’invention de détours qui nous permettent de comprendre l’autre et d’expérimenter avec lui. Plutôt que de rechercher une identité de formes, la traduction permet d’ouvrir des brèches qui favorisent l’émergence de nouvelles façons de dire, qui communient dans la différence.

Selon Petitmengin (2007), un bon traducteur ne se contente pas de traduire avec des mots, mais réalise des détours par les sens non verbaux sur lesquels les mots se basent. Ce sens non verbal peut souvent apparaître comme vague et diffus, à la manière d’un pressentiment ou d’une sensation qui convoie une réflexion en gestation. Nommé « felt meaning » - dans une formulation paradoxalement difficile à traduire, ce « sens qui est senti » peut être l’objet d’un ressenti corporel, avant d’être intellectuel. Il émerge au cœur de la dimension créatrice de toute expérience. Situé à la base même des processus cognitifs, le felt meaning se manifeste comme une impression globale, source de cohérence qui donne du sens à ce que l’on vit et à ce que l’on perçoit. Bien que vague, il n’est pas moins intense et ne se limite pas à une expérience transitoire, mais il peut être profondément lié à des situations déterminées. La rencontre avec une œuvre d’art, une peinture, un poème ou un morceau de musique peut nous faire expérimenter ce type de sensation à travers la captation d’un sens qui n’est pas explicite, mais qui est ressentie par le biais de l’intuition.

Le felt meaning a un caractère multisensoriel, c’est-à-dire qu’on peut y accéder simultanément à travers divers registres sensoriels et à travers des sensations internes et subtiles. Le felt meaning n’est pas associé à une modalité sensorielle spécifique. Il est transversal et transmodal dans le sens qu’il dépasse la division de la perception en modalités distinctes. Ainsi, le felt meaning est constitué de sous-modalités sensorielles communes à tous les sens qui peuvent être transposées d’un sens à un autre. Ces sous-modalités – l’intensité, le rythme et le mouvement - ont été définies par Daniel Stern (2000) comme des « affects de vitalité » possédant une dynamique propre. L’auteur estime que les affects de vitalité sont à la base de l’expérience subjective des nouveau-nés et qu’ils continuent de se manifester tout au long de la vie. Dans cette direction, Petitmengin suggère que les affects de vitalité constituent la dimension dynamique subtile de l’expérience.

De la même manière, nous sommes stimulés par les mouvements qui s’opèrent dans notre environnement. Nous les intégrons à mesure que nous les ressentons et que nous créons du sens à partir de tout ce qui nous traverse. Les personnes aveugles n’ont pas accès aux mouvements du monde par la vision, mais elles peuvent les ressentir au travers leur corps cognitif. C’est dans l’incorporation de notre propre expérience que l’on trouve ce sens qui va au-delà du champ intellectuel et linguistique. Le felt meaning est un sens expérimenté en tant que sensation corporelle. Enfin, Petitmengin affirme que ce sont précisément les affects de vitalité que les artistes cherchent à exprimer à travers leurs œuvres, au-delà des affects catégorisés que sont par exemple la tristesse, la joie ou la peur.

Donc, le caractère transmodal de l’expérience occupe un rôle primordial dans les stratégies d’accessibilité esthétique pour les personnes aveugles. Le facteur clé de l’accessibilité esthétique consiste à mobiliser la dimension créatrice de l’expérience. Il est nécessaire de traduire la dimension transmodale des œuvres d’art, pour que soient générées différentes possibilités de sens, à partir des sensations déclenchées dans le corps cognitif lui-même.

Stratégies inventives multisensorielles

Nous allons maintenant décrire et analyser quelques stratégies d’accessibilité esthétique pour les personnes aveugles dans le cadre de l’exposition Yayoi Kusama : Obsession infinie, présentée au Centre culturel de la Banque du Brésil (CCBB) à Rio de Janeiro, en 2014. La visite a été réalisée avec un groupe hétérogène, composé de personnes aveugles et de personnes voyantes.

Yayoi Kusama est une artiste japonaise qui a vécu de nombreuses années à New York. Ses œuvres puisent leur inspiration dans la peinture traditionnelle japonaise, les paysages expressionnistes, le cubisme, mais aussi les échanges avec le surréalisme, l’abstraction et l’art figuratif fantastique. En parallèle, Kusama s’est astreinte à une pratique intensive de son art, adoptant un rythme de production particulièrement élevé. Au contact avec la culture américaine, l’artiste a développé un certain nombre de ce qu’elle appelle ses « obsessions », surtout sur des thématiques sexuelles ou alimentaires, qui l’ont amenée à développer le concept d’auto-oblitération. Selon Kusama, l’auto-oblitération signifie la perte de la forme, la déstructuration des limites individuelles. Diagnostiquée avec un trouble obsessionnel compulsif, l’artiste a fait de sa souffrance un élément central de son œuvre. Elle y exprime notamment une obsession infinie pour les petits points, qui sont devenus sa marque de fabrique.

L’exposition de l’artiste se composait de peintures, de vidéos de performances et d’installations, mais le contact tactile avec les œuvres n’était pas autorisé. Partant de ce point-là, la proposition des médiateurs a consisté à débuter la visite par une exploration des éléments architecturaux du centre culturel. Ensuite, une activité a été réalisée dans la galerie, en présence des tableaux de l’artiste. Enfin, le groupe est allé à la Station sensorielle[6] afin d’explorer et d’expérimenter le concept d’auto-oblitération, fondamental dans le travail de Kusama.

La visite a débuté dans le hall du musée, où le groupe hétérogène de personnes aveugles et de personnes voyantes a été reçu par les deux médiateurs : une personne voyante et une personne aveugle[7]. Nous avons alors formé un cercle afin de permettre à chacun de se présenter. Les médiateurs ont brièvement décrit le hall dans lequel nous nous trouvions et nous ont proposé d’explorer, par petits groupes hétérogènes, les neuf piliers qui le composent. Les groupes n’en ont trouvé que huit. Après l’exploration, au moment de partager nos impressions, nous avons soulevé la question du nombre des piliers. C’est à ce moment que les médiateurs nous ont révélé la nature du neuvième pilier : bien que situé au milieu de notre cercle, nous ne pouvions ni le toucher ni le voir, car il s’agissait d’un pilier sonore. Pour lui donner consistance et permettre sa perception, il fallait que notre propre corps devienne un vecteur de son[8]. Nous nous sommes positionnés à un point précis du hall – juste en dessous de la coupole qui nous surplombait – et nous avons émis un son assez fort, la tête dirigée vers le toit du bâtiment, pour entendre la réverbération de la colonne. De cette manière, nous avons pu percevoir le parcours de la voix, s’élevant en direction de la cime de la coupole avant de revenir vers nous, formant une colonne de son que nous pouvions ressentir avec notre corps.

Après cette première exploration, les médiateurs nous ont expliqué brièvement l’obsession infinie que ressentait Yayoi Kusama pour les petits points qui composent quasiment toutes ses œuvres. Ils nous ont invités à garder à l’esprit l’idée selon laquelle « nous sommes tous des petit point ». En poursuivant la visite, nous sommes arrivés à une salle d’exposition où se trouvait une série de peintures baptisées Réseaux infinis (Infinity Nets, 1953). L’artiste y dépasse les limites du cadre et déploie ses réseaux au-delà des contours de la toile pour s’étendre, parfois jusque sur les murs. À partir du concept de réseau, les médiateurs ont développé l’idée que « nous sommes tous des petit point » en y ajoutant l’idée que nous sommes tous interconnectés. Pour cette activité, ils ont distribué des cerceaux colorés et des morceaux de ficelle. Nous avions comme directives de nous placer dans notre cerceau et de l’attacher à celui d’une personne de notre choix. La personne choisie devait à son tour choisir quelqu’un et répéter l’opération. Les cerceaux reliés les uns aux autres forment alors une sorte de réseau.

Les médiateurs nous ont invités à réfléchir à la relation entre le réseau ainsi formé et l’œuvre de Kusama. Nous avons commencé à expérimenter des mouvements, en nous déplaçant dans plusieurs directions, en ressentant les autres chaînons du réseau, leurs résistances et les effets de ces mouvements sur les autres personnes. Cette activité ludique nous a permis de prendre conscience que chaque action individuelle avait des répercussions sur le groupe. Quelques visiteurs de l’exposition s’arrêtaient pour nous observer. Ce jeu avec des cerceaux semblait être une sorte de performance, un happening dans la galerie, qui captait l’attention des autres visiteurs. Notre groupe a ainsi provoqué une intervention captivante dans l’espace normalement froid, silencieux et formel de l’exposition.

Pour la troisième étape de notre visite, nous nous sommes dirigés vers la Station sensorielle afin d’expérimenter le concept d’auto-oblitération. Selon l’artiste, « lorsque nous oblitérons la nature et nos propres corps avec des petits points, nous atteignons l’unité avec ce qui nous entoure. Alors, je fais partie de l’éternité et nous nous oblitérons dans l’amour. » (Morris, 2003, p. 53) Pour travailler le concept d’auto-oblitération du corps, les médiateurs ont distribué de grandes capes qui recouvraient tout le corps. Elles étaient fabriquées de matériaux différents : en tissu de coton imprimé et très coloré, en laine ou en plastique à bulles. Les capes étaient suspendues le long d’un mur qui avait été recouvert du même matériel. Ainsi, une portion du mur était couverte de coton, une autre de laine, et une autre de plastique à bulle. En revêtant une cape et en nous plaçant devant la portion de mur correspondante, nous avions alors la sensation, tactile et visuelle, d’une dilution de notre contour, qui se fondait alors avec le mur.

Toutes les personnes aveugles ayant participé à cette rencontre au Centre Culturel de la Banque du Brésil avaient déjà participé aux Rencontres Multisensorielles du MAM - Musée d’Art Moderne de Rio de Janeiro. Bien que cette donnée n’ait pas été évoquée par l’équipe des médiateurs ou des chercheurs, un des participants aveugles a eu une réaction sans équivoque au moment de l’activité avec les cerceaux, s’écriant : « le MAM est ici avec nous! »

Analyse des stratégies d’accessibilité

Nous avons remarqué que, malgré l’interdiction du contact tactile des œuvres dans une exposition à prédominance visuelle – composée de miroirs, de lumières et de diverses peintures, – les plaques tactiles, cette fois, n’ont pas été le vecteur principal d’accessibilité. L’adoption de stratégies mobilisant les différents sens des participants et la dimension subtile de l’expérience a permis d’accéder à l’œuvre de Yayoi Kusama en passant principalement à travers le corps cognitif des visiteurs. Le corps, capable de ressentir et de créer du sens, fut bien le principal protagoniste de notre visite.

Au cours de l’activité initiale, la recherche et l’expérimentation du neuvième pilier – le pilier sonore – nous ont permis de faire connaissance de l’espace et de mieux nous situer dans celui-ci. L’arrivée dans le musée, marquée par la sensation d’une colonne de son passant par notre propre corps, nous a procuré une surprise esthétique et une suspension de l’attention, qui s’est alors redirigée et qui a changé de qualité. L’attention fonctionnelle, habituellement tournée vers l’extérieur, s’est déplacée cette fois-ci vers l’intérieur. La découverte de la neuvième colonne a constitué un exercice permettant de se mettre en situation de réceptivité active par rapport à l’expérience de l’art.

L’attention est stimulée à ce niveau – au niveau des forces, de la dynamique, des intensités, des rythmes – avec un actionnement des sensations, et non de la reconnaissance ou de la représentation des objets. Le moment de repos de l’attention suggère un arrêt. Un nouveau territoire se forme, le champ d’observation se reconfigure. On peut dire que l’attention change de qualité, dans une conversion vers une attention différente. (Kastrup, 2011, p. 27, notre traduction)

Selon Depraz, Varela et Vermersch (2003), la suspension potentialise un repli de l’attention vers ses propres sensations, délaissant le monde externe pour se diriger vers l’intérieur et vers les sensations kinesthésiques et proprioceptives. Ce repli de l’attention appelle un second repli, qui touche à sa qualité propre : l’attention qui cherche se transforme en une attention qui s’ouvre, qui lâche prise. Ce mouvement de lâcher-prise ne doit pas être confondu avec de la passivité. Au contraire, il s’agit de se maintenir à l’affût, ce qui suppose une mise à disposition du corps présent et une ouverture à la rencontre.

Ainsi, l’expérience réalisée autour de la colonne sonore, au début de la visite, a contribué à nous mettre en condition de sensibilisation du corps pour nous rendre plus ouverts à l’expérience de l’art à travers des voies multisensorielles. Le déplacement de l’attention, repositionnée sur un plan créateur d’expérience, permet de dépasser les modalités sensorielles classiques, pour atteindre le felt meaning. L’initiative d’utiliser le corps comme vecteur de son a représenté un premier pas vers ce mode inventif d’expérimentation en espace artistique.

En ce qui concerne la série de peintures Réseaux infinis, les médiateurs nous ont proposé un autre type d’activité collective. Au lieu d’essayer de reproduire les tableaux, les médiateurs ont opté pour les traduire. Une traduction réussie n’est pas forcément la description d’une image, mais plutôt l’accès au felt meaning qui la sous-tend, au fil conducteur qui lui confère du sens. Dans cette perspective, les Réseaux infinis ont pu être expérimentés à travers le corps lui-même, et pas seulement à travers une transmission d’informations verbales ou une reconnaissance tactile des formes et des objets.

La dynamique insufflée lors de l’activité des cerceaux nous a permis de ressentir, de la même façon que les peintures dépassent les limites du cadre des tableaux, les effets que peuvent provoquer les actions des corps, affectant les autres points qui composent le réseau dans lequel nous nous inscrivons. Ainsi, nous avons ressenti (felt meaning) le réseau en tant que réseau formé par la connexion de nos corps, insérés dans un ensemble commun. Par le terme commun, on entend ici un plan commun de l’expérience, ample et inclusif, qui approche l’hétérogénéité. Face à cette œuvre, les personnes aveugles, tout comme les personnes voyantes, ont pu partager le ressenti que nous sommes tous des petits points (mettant à l’honneur l’esprit de l’artiste rappelé par les médiateurs) interconnectés dans un corps-réseau. L’infinité du réseau pouvait être ressentie à travers les affects émanant de ce grand corps commun, qui évoluait en face de l’œuvre, et dont les mouvements se sont étendus à toute la salle d’exposition. Grâce à cette intervention, la salle d’exposition n’était plus réservée à la contemplation silencieuse, mais laissait la place à l’affect, à la création et à la joie.

Dans la Station sensorielle, les personnes aveugles et les personnes voyantes ont travaillé sur le concept d’auto-oblitération. La stratégie employée consistait à jouer sur la distinction, ou plutôt sur l’absence de distinction, entre la figure et le fond, mettant au cœur de la problématique un principe fondamental de la perception visuelle. La vision, par son caractère synthétique, est capable de restituer une impression globale de ce qui nous entoure. Elle permet de faire en sorte que des formes plus ou moins complexes prennent du relief et apparaissent comme des figures, se détachant du fond. En revêtant les capes, nous avons tous pu ressentir une texture particulière envelopper notre corps, en continuité avec la texture qui recouvrait le mur, tapissé du même matériau. Alors que le mur sert habituellement de fond permettant de nous différencier en tant que figures, les capes du même matériau que le mur nous invitaient à nous dissoudre dans celui-ci, donnant vie au concept d’auto-oblitération.

Il était concentré. Il a tourné le dos à la salle, appuyant son nez sur la couverture en laine qui recouvrait le mur. En même temps, il a soulevé sa cape avec les mains dans une union avec le tissu du mur, donnant l’impression qu’ils ne faisaient qu’un. Il affirma : « Je suis un tapis, et un tapis ne parle pas. » Il est resté comme cela quelques minutes, appréciant son nouveau rôle, avant de se défaire de ce déguisement improvisé, pour le passer à la personne suivante. (Cahier de terrain, 15/01/2014)

Ainsi, l’utilisation de cette stratégie nous a semblé être une traduction à la fois fidèle et inventive du concept d’auto-oblitération. L’activité nous a permis de ressentir et de capter par la voie proprioceptive le felt meaning, et de dépasser la compréhension théorique et intellectuelle de l’idée de dissolution de soi, incarnée dans le travail de Kusama.

Conclusion

Les stratégies d’accessibilité esthétique mises en place pour l’exposition de Yayoi Kusama ont réussi à mettre le corps au cœur de l’expérience artistique. L’exploration des éléments architectoniques, dans un premier temps, a favorisé un ralentissement cognitif et une mobilisation de l’attention, redirigée de l’extérieur vers l’intérieur, exacerbant le ressenti corporel pour permettre l’accès au felt meaning du travail de Kusama. Face à l’interdiction du toucher, les stratégies proposées ne se sont pas limitées à transposer les œuvres par la reconnaissance aux plaques tactiles, mais ont cherché à en réaliser une traduction, en prenant en compte les différents modes de perception des personnes aveugles et des personnes voyantes. Ensemble, elles ont pu explorer les œuvres de façon multisensorielle. La différence perceptive n’a pas été une difficulté, mais plutôt une potentialité servant à inventer de nouveaux moyens de ressentir l’art, à la fois pour les personnes aveugles et les personnes voyantes.

La transposition et la traduction sont des processus différents. La transposition, à travers les plaques tactiles, cherche à reproduire le contenu visuel de l’œuvre sous une forme bidimensionnelle et tactile tout en conservant l’aspect original. Une telle initiative repose sur l’idée de la similarité de forme et de contenu entre ce que l’on voit et ce que l’on touche, dans une tentative d’utiliser soit la vue, soit le toucher pour arriver à une expérience pareille. Dans une autre direction, la traduction a produit des équivalents afin de réaliser le passage d’une sémiotique visuelle à d’autres sémiotiques. Elle privilégie la construction d’un plan d’expérience commun partagé, mais tenant compte des différences, accueillant et faisant dialoguer différentes perceptions, tant pour des personnes aveugles que pour des personnes voyantes. Ainsi, la traduction n’agit pas sur l’aspect formel des œuvres d’art, mais plutôt sur ses forces expressives, afin qu’elles puissent être ressenties aussi par des personnes aveugles.

Les stratégies multisensorielles permettent une expansion de l’expérience, en lui conférant un caractère affectif et émotionnel constitutif de l’expérience esthétique. La création de stratégies multisensorielles et transmodales apparaît alors comme un processus fécond pour l’accessibilité esthétique. L’accès au felt meaning, le sens perçu de façon intuitive, est au cœur de l’expérience esthétique. Sur ce point, l’expérience d’immersion sensorielle libère en nous des possibilités d’ouverture à la création de nouvelles sensations.

Le felt meaning des œuvres de Kusama peut être atteint à travers ces expériences de corps-à-corps avec l’art. La dynamique née de l’activité des cerceaux nous a permis de ressentir, au-delà de ce qu’est un réseau, ce que signifie en faire partie, en tant que l’un de ses nombreux composants interconnectés. Nous avons ressenti l’infinité des réseaux qui dépassent les cadres de leurs tableaux à travers le dépassement des limites de notre propre réseau, animé par des forces, des mouvements, des affects. L’auto-oblitération, ressentie à travers l’expérience de revêtir des capes du même matériau que les murs, a suscité, au-delà de l’illusion visuelle, une sensation physique et corporelle de fusion avec le mur.

À son tour, la médiation distribuée surgit de façon inattendue à travers la parole d’un participant, qui a perçu une certaine ressemblance entre les stratégies mises en place par le MAM - et celles du Centre culturel de la Banque du Brésil. Sa phrase, énoncée dans un grand sourire – « Le MAM est ici avec nous ! » - nous laisse penser que les expériences innovantes et réussies peuvent susciter le plein engagement des participants aux projets d’accessibilités, tout en développant l’attrait pour les visites de musées et le désir de fréquenter des expositions artistiques. En effet, en ce qui concerne l’accessibilité pour les personnes aveugles des musées et des centres culturels, nous ne devons pas nous contenter de satisfaire des demandes, mais aussi nous efforcer de susciter le désir d’apprendre, de participer et de créer, dans l’art comme dans la vie.

Références


  1. https://www.moma.org/visit/accessibility/sight

  2. https://www.vam.ac.uk/info/disability-access

  3. https://www.museodelprado.es/aprende/educacion/actividades-accesibles/personas-ciegas

  4. La mémoire de travail est un concept du domaine de la psychologie cognitive concernant la capacité de stockage et de manipulation des informations à court terme, lors de la réalisation d’une activité.

  5. Le projet « Encontros Multissensoriais » (Rencontres multisensorielles) a été conçu par le Núcleo Experimental de Educação e Arte (Groupe expérimental d’éducation et d’art) du MAM - Musée d’Art Moderne de Rio de Janeiro et par le NUCC - Núcleo de Pesquisa Cognição e Coletivos (Groupe de recherche Cognition et Collectifs) du Programme de troisième cycle de psychologie de l’Université Fédérale de Rio de Janeiro (UFRJ), en partenariat avec l’Institut Benjamin Constant (IBC). Cf. Kastrup (2011), Kastrup et Vergara (2012), et Vergara et Kastrup (2013).

  6. La Station sensorielle est un espace créé pour chaque grande exposition par l’équipe de l’action éducative du centre culturel. La Station sensorielle présente plusieurs dispositifs qui stimulent les différents sens et est ouverte à toutes les personnes qui souhaitent expérimenter l’art autrement que par la vision. Cette information est disponible sur http://www.ccbbeducativo.com.br/.

  7. Dans son œuvre More than meets the eye. What blindness brings to art, Kleege (2018) se positionne de manière critique sur l’absence de médiateurs aveugles dans les musées.

  8. Cette stratégie ne serait cependant pas appropriée pour l’accessibilité des personnes sourdes et malentendantes.