Musée et Bibliothèque patrimoniale Valentin Haüy : cécité et culture de l’innovation

Noëlle Roy, conservatrice du Musée Valentin Haüy et responsable de la Bibliothèque patrimoniale Valentin Haüy

noelleroyferre [at] gmail [dot] com

Résumé

Les collections du musée et de la bibliothèque patrimoniale Valentin Haüy sont dévolues à l’« histoire des aveugles », plus spécifiquement celle de leur scolarisation et de leur appropriation de l’écrit, avec, en point d’orgue, l’élaboration du braille, facteur d’émancipation intellectuelle et sociale. Cette « conquête » est trop souvent instrumentalisée par une appréhension simplificatrice du passé qui oscille entre misérabilisme et glorification de personnages d’exception. Cette approche binaire a contribué à la construction de mythes fondateurs et de discours hagiographiques qui, insidieusement, portent en creux une image négative des personnes en situation de handicap. L’examen des objets et des archives de ces deux lieux patrimoniaux permet de pénétrer au cœur des processus en jeu au cours de cette séquence historique déterminante, fin XVIIIe – XIXe siècles. Les innovations ne sont pas des épiphanies, il y faut une convergence de recherches et une adéquation technique, bref une culture. L’« invention » du braille ne saurait être l’œuvre d’un seul, Louis Braille en l’occurrence, aussi doué soit-il. C’est le produit d’un processus collectif élaboré sur la durée, dans lequel il faut rendre à chacun, en particulier à Charles Barbier, sa juste place.

Abstract

The collections of the Valentin Haüy Museum and Library are dedicated to the “history of blind people”. More specifically they tell the story of how blind people gained access to education and training as well as their acquisition of writing. The collections focus in particular on the creation of the braille writing system as a factor of intellectual and social emancipation. Too frequently, this “conquest” is instrumentalized through a simplification of the past which oscillates between seeing blindness as a tragedy and emphasizing the triumphs of a handful of exceptional characters. This binary approach contributed to the flowering of founding myths and hagiographic narratives that insidiously created a negative image of blind people. In reality, careful examination of the objects and archives of the Museum and the Library provides an insight into the processes at play during the historically crucial period which began in the late eighteenth century and lasted throughout the nineteenth century. The innovations are neither epiphanies nor miracles: they required a culture that resulted from a particular convergence of scientific and technical abilities. The “invention” of braille was not the work of a single man, Braille, talented though Louis Braille was. It was the product of a collective process, that took place over time and several people, including Charles Barbier should be given due credit for it.

Musée et Bibliothèque patrimoniale Valentin Haüy : cécité et culture de l’innovation 

Noëlle Roy, conservatrice du Musée Valentin Haüy et responsable de la Bibliothèque patrimoniale Valentin Haüy

noelleroyferre [at] gmail [dot] com

Introduction

Conservatrice du musée Valentin Haüy depuis janvier 2000, d’abord à temps partiel, puis, à partir de 2006, à temps plein avec en outre la responsabilité de la bibliothèque patrimoniale Valentin Haüy, j’ai occupé ce poste salarié jusqu’au 30 juin 2017, date à laquelle je suis partie en retraite. musée et bibliothèque Valentin Haüy (le qualificatif « patrimoniale » est omis de la suite du texte pour l’alléger) conservent des objets façonnés et des documents écrits par ou pour les personnes aveugles, traces matérielles du génie créatif de ceux et celles qui ont voulu pallier les conséquences de la (leur) cécité. Évoquant le passé et pour éviter tout anachronisme, je privilégie l’adjectif synonymisé « aveugle », seul à exister autrefois (concernant l’histoire des mots pour nommer les déficiences, voir Stiker p. 69-88).

Le musée et la bibliothèque Valentin Haüy ont été créés en 1886, à Paris, par des personnes aveugles, le premier par Edgard Guilbeau et la seconde par Maurice de La Sizeranne. Ces hommes veulent offrir au grand public une image positive de la cécité, radicalement transformée par l’invention du braille. Leur démarche est novatrice, témoignant de leur capacité, d’une part à se penser comme appartenant à une communauté agissante d’intérêts et de désirs partagés, d’autre part à se retourner sur leur propre passé. De statut privé dès l’origine, ces deux lieux patrimoniaux sont devenus propriété en 1889, dès lors qu’elle fut constituée, de l’association Valentin Haüy, dite depuis 1996 « au service des aveugles et des malvoyants ». musée et bibliothèque Valentin Haüy connurent leur heure de gloire au tournant des XIXe et XXe siècles, du temps de leurs fondateurs. Ils ont perduré ensuite tant bien que mal malgré une absence de gestion professionnelle, la bibliothèque mieux traitée que le musée. Ils sont aujourd’hui fragilisés par la suppression du poste que j’occupais et ne bénéficient d’aucune mesure de protection, lors même qu’ils constituent des références internationales, car leurs collections illustrent ce moment décisif de l’histoire des personnes aveugles au cours duquel se construisirent à Paris les fondements de leur scolarisation et leur appropriation de la langue écrite, modèle français dont l’exportation de l’usage du braille réalise l’accomplissement international.

Ne pas voir ou voir différemment oblige à inventer sa vie, à développer des compétences et des outils spécifiques pour s’adapter à un monde où ceux qui voient sont majoritaires, à construire collectivement un ensemble de pratiques, de valeurs, de normes, de croyances, dont l’écart et les relations à la culture dominante sont en perpétuel ajustement selon les lieux et les époques. Cet article se propose de mettre en évidence la pertinence des documents conservés par le musée et la bibliothèque Valentin Haüy à illustrer cette culture des aveugles et à éclairer les liens étroits qui ont toujours existé entre cécité et création. Plus de cent ans après leur constitution, il est temps de considérer ces collections à l’aune des avancées de l’historiographie contemporaine, telle que fondée par l’ouvrage matriciel de Zina Weygand, Vivre sans voir. Cette démarche implique de questionner ce qu’on peut appeler un « récit des origines » de l’histoire des aveugles, construit dès la fin du XIXe siècle, producteur de mythes qui brouillent la perception que nous avons de ce passé, ainsi que de réévaluer le rôle joué par ses trois acteurs majeurs. En effet, si Valentin Haüy et Louis Braille sont volontiers héroïsés, Nicolas-Charles Barbier de La Serre, quand il n’est pas oublié, est toujours caricaturé : le braille serait issu d’une écriture conçue par un militaire pour un usage militaire, ce que les documents du musée réfutent. Ceux-ci permettent aussi de dénoncer le processus qui distingue certains personnages pour mieux les isoler du reste de l’humanité et les situer dans un espace et une temporalité rêvés, à la manière des contes de fées. Georgina Kleege l’exprime parfaitement dans son ouvrage Blind Rage : Letters to Helen. Elle s’adresse à Helen Keller pour lui reprocher d’incarner cette posture d’héroïne d’une tragédie intime susceptible d’être dépassée par un comportement exemplaire. Ce mode de pensée sentimental élude l’aspect politique de la question : les personnes en situation de handicap sont un groupe qui fait partie de la collectivité et est affecté d’un ensemble de pratiques pouvant être modifié par une action commune. Les inventions, le braille y compris, sont des œuvres partagées qui s’élaborent dans la durée et requièrent un environnement et des conditions favorables. Les collections du musée et de la bibliothèque Valentin Haüy sont des sources précieuses, uniques et encore largement inédites pour construire non seulement une « contre-histoire de la cécité et des aveugles », formule empruntée au titre du n° 67 de la revue Corpus, mais aussi ce que l’on peut appeler une « contre-culture », à rebours de la doxa d’une conception déficitaire de la cécité.

L’essentiel de mon activité s’est déroulé au musée. La priorité a été d’en mettre en valeur les collections, d’en faciliter l’accès, la compréhension et la transmission, grâce à un parcours de visite historiquement juste et accessible au plus grand nombre. J’ai considéré un par un les artefacts qui avaient un jour mérité d’entrer en ces lieux pour leur conférer statut d’objets muséaux. Opération matérielle de prise en main commençant par leur nettoyage, se poursuivant par leur inventoriage, se terminant enfin par la décision de les conserver ou pas, de les ranger dans les réserves ou de les exposer. Ces procédures sont essentielles. Les objets sont support de mémoire, ils nous parlent si l’on prend le temps de les considérer sans a priori. Je n’en retiens qu’un exemple, l’abécédaire dont il est écrit sur une étiquette collée à son revers qu’il est « du temps de Valentin Haüy » et sur lequel figure le w/W, sous les deux formes, minuscule et majuscule, mais placé après les autres lettres. Lors de sa scolarité, l’élève Louis Braille eut entre les mains un outil pédagogique de ce type, peut-être même celui-là. Ce fait contredit l’affirmation selon laquelle cette lettre n’existait pas au XIXe siècle dans l’alphabet français et que c’est Henry Hayter, condisciple britannique de Louis Braille qui aurait demandé à ce dernier de l’ajouter, d’où sa position à la fin de l’alphabet braille (Guilbeau, 1928, p. 37)[1].

Valentin Haüy

Edgard Guilbeau et Maurice de La Sizeranne, fondateurs respectivement du musée et de l’association Valentin Haüy, ont choisi de désigner leur œuvre du nom de celui qui est considéré comme le pionnier de l’émancipation des personnes aveugles. Effectivement, Valentin Haüy a dirigé l’« École gratuite des Aveugles-nés », premier établissement scolaire jamais ouvert pour des élèves aveugles, inauguré à Paris le 19 février 1785. Privé à ses débuts, pris en charge par l’État en 1791 et nationalisé en 1795, son appellation a varié au fil du temps et sa qualification selon les régimes politiques : c’est aujourd’hui l’Institut National des Jeunes Aveugles (INJA) de Paris.

Maurice de La Sizeranne a consacré à Valentin Haüy la deuxième partie de son ouvrage, Les aveugles, par un aveugle, dont la première édition est sortie en 1889. Quand il le qualifie de bon, doux, conciliant et naïf, n’est-ce pas plutôt son propre portrait qu’il dresse ? Il conclut sur cette opinion :

Il a toujours fallu, il faut encore des intelligences d’élite et des apôtres à chaque étape de l’humanité, et l’histoire des grandes découvertes, des grands progrès est et restera sans doute l’histoire des grands hommes (La Sizeranne, 1889, p. 110).

Les récits hagiographiques fleurissent dès lors pour valoriser l’homme et l’association portant son nom, regorgeant d’anecdotes qui glorifient « Valentin Haüy, le bienfaiteur des aveugles »[2].

De son vivant déjà, Valentin Haüy avait travaillé à sa gloire en racontant l’origine de sa vocation sur un mode quasi initiatique, la révélation épiphanique du « Grand Concert Extraordinaire de la foire Saint-Ovide » devenant l’icône de la légende haüyenne. Le fait qu’il en produise trois récits, comportant des variantes de dates et de lieux, incite à la circonspection. Il publie le plus circonstancié en 1800 dans un prospectus intitulé Troisième note du citoyen Haüy, auteur de la manière d’instruire les aveugles. Il décrit une scène se déroulant lors de la foire Saint-Ovide de 1771, à Paris, place Louis XV (actuelle place de la Concorde), qui ridiculise dix pensionnaires des Quinze-Vingts, vénérable hospice dédié aux aveugles parisiens. Face à l’hilarité générale, il revendique la posture d’homme sensible indigné par l’outrage fait à l’humanité en la personne des aveugles et se promet :

« Je ferai lire les aveugles ; je placerai dans leurs mains des volumes et des parties de musique imprimés par eux-mêmes. Ils traceront des caractères et reliront leur propre écriture. Enfin, je leur ferai exécuter des concerts harmonieux (Haüy, 1800, p. 9-10).

Ce récit est une construction a posteriori qui permet à Valentin Haüy de revendiquer la propriété intellectuelle de son œuvre à une époque où elle lui échappe pour raisons politiques. C’est aussi une fable, avec une morale : la cécité n’est pas un spectacle. Mais, paradoxalement, le demeurera de manière officielle sous couvert de manifestations exemplaires et charitables, telles les exercices publics et les concerts proposés régulièrement par l’Institution.

Il faut attendre la parution, en 1984, de l’ouvrage La vie et l’œuvre de Valentin Haüy, pour disposer d’informations plus fiables sur Valentin Haüy. Son auteur, Pierre Henri (1899-1987) fut élève, puis enseignant de l’INJA avant d’en devenir censeur. Dans son avertissement « Aux lecteurs », il prend soin d’expliquer que les études précédentes :

[…] appartenant plus ou moins au genre éloge et plus ou moins dictées par un souci de propagande en faveur des aveugles, [elles] laissent volontiers dans la pénombre certains côtés de la personnalité de leur héros (son activité "terroriste" par exemple) que le recul du temps et la préoccupation de la vérité historique ne permettent plus de négliger aujourd’hui (Henri, 1984, p. 10).

Pierre Henri a exploité un corpus de plus de deux cents documents concernant Valentin Haüy, dont la bibliothèque patrimoniale conserve les copies[3]. Le musée conserve aussi vingt-six lettres autographes signées de Valentin Haüy. Les archives sont riches, tant l’homme fut impliqué dans les événements de son temps. Ce personnage complexe mériterait qu’on lui consacre une biographie qui considère, entre autres faits, sa position de frère cadet de l’abbé René-Just Haüy, illustre scientifique, ou son rôle de fondateur d’une nouvelle religion, la théophilanthropie.

Une autre représentation, exposée comme la précédente au musée, est plus positive. Il s’agit du portrait de François Lesueur, premier élève de Valentin Haüy qui a permis au maître de tester sa méthode. Cette gravure, réalisée par Demaisons en 1784, est décrite dans mon article « François Lesueur, premier élève de Valentin Haüy ». Elle témoigne de la transformation du jeune homme de pauvre aveugle vivant de la mendicité, qui était le sort de la plupart des personnes aveugles, en une image inédite, celle d’un prince en son studiolo. La légende qui figure au-dessous suggère qu’il pourrait s’agir d’une vignette publicitaire pour la Société Philanthropique, mécène de Valentin Haüy :

« François Le Sueur, Aveugle, âgé de 18 ans lisant à l’aide des doigts &. Sous-instituteur des enfants aveugles secourus par la société philanthropique. Ce jeune homme, devenu aveugle à l’âge de 6 semaines, n’avait à 17 ans et demi aucunes notions relatives aux lettres. Il parvint en 3 mois environ à lire, à imprimer, à écrire, le tout en caractères en relief, et par ce moyen il se livra à l’étude de la langue française, de l’arithmétique, de la géographie, de l’histoire, de la musique, ainsi que l’attestent les feuilles du Journal de Paris des 16 et 30 septembre 1784. »

François Lesueur lit du bout des doigts un ouvrage imprimé en « linéaire », écriture dont le relief s’obtient en gaufrant le papier avec des caractères typographiques reproduisant, en en augmentant les dimensions, la ligne que dessine l’écriture des voyants. Pour une meilleure réciprocité avec ces derniers, Valentin Haüy recommande, après avoir réalisé le gaufrage, d’encrer l’éminence des caractères, obtenant une impression dite en « linéaire noirci ». De là vient le terme, toujours en usage, de « noir », adjectif substantivé pour désigner l’écriture des voyants, que l’on trouve aussi qualifiée d’« ordinaire » ou encore de « vulgaire », du latin vulguus qui désigne la foule.

Charles Barbier

Charles Barbier, dont le patronyme est généralement précédé du titre de « capitaine », est le concepteur d’une écriture qualifiée de « nocturne » (pouvant se pratiquer sans voir, de nuit ou étant aveugle) introduite à l’Institution Royale des Jeunes Aveugles (IRJA) par Alexandre-René Pignier, directeur de l’établissement, en 1821, l’année même de sa prise de fonction :

[…] nous avons admis le procédé de M. Barbier comme accessoire, ainsi qu’il le proposait d’abord, et nous lui avons refusé d’établir sa méthode comme base unique et fondamentale de l’instruction (Essai, 1860, p. 104).

L’écriture nocturne est un alphabet qui code, non pas les caractères de la langue écrite, comme le braille, mais les sons de la langue parlée, grâce à des combinaisons de points en relief, car Barbier estime que le point est le signe le plus basique qu’on puisse utiliser pour écrire. Charles Barbier (ainsi signe-t-il, omettant sa particule, les documents conservés dans les collections du musée) est né le 18 mai 1767 à Valenciennes. Il fut effectivement capitaine pour peu de temps puisque nommé le 18 mai 1792, pendant la Révolution, il démissionne deux jours après, le 20 mai. Il quitte l’armée, puis son pays, pour les États-Unis et revient en France sous l’Empire. Edgard Guilbeau lui consacre un article dans le numéro d’octobre 1891 du Valentin Haüy, le décrivant comme :

[…] vivant seul, très retiré, absorbé dans le travail. Il était d’humeur un peu triste, ne se complaisait que dans son isolement. Il était généreux, modeste et frugal. Toutes ses forces furent consacrées au soulagement des faibles et des déshérités. D’abord, il s’occupa de télégraphie et il imagina un alphabet qu’il songeât [sic] bientôt à transformer en écriture pour les aveugles, puis pour les sourds-muets, enfin pour tous les illettrés (p. 113).

En 2001, Philippe de La Serre fait don au musée de cent onze documents concernant son ancêtre, découverts dans une malle entreposée dans le grenier d’une maison de famille. Des brochures, prospectus, courriers ou leurs copies, sur une période de trente-deux années, de 1809 (Charles Barbier de retour des États-Unis) à 1841, année de sa mort[4].

Ces documents nous dévoilent un homme qui tient l’écriture pour l’invention la plus utile à l’humanité. Il veut la rendre rapide et en simplifier la forme pour la mettre à la portée de ceux qui n’ont ni les moyens, financiers ou cognitifs, ni le temps d’apprendre à lire et à écrire. Il imagine différents codages, par des points, mais aussi des traits, des demi-cercles, des encoches, etc. S’il s’adresse d’abord aux étudiants, éventuellement aux militaires et aux diplomates, sa cible devient tous ceux qu’il nomme les « déshérités de l’instruction » : aveugles, sourds, valétudinaires (malades chroniques), gens des campagnes, classes dites laborieuses, enfants, adultes et vieillards. Charles Barbier fait l’économie de l’orthographe parce qu’il est dominé par un sentiment d’urgence. Il préconise de revenir à un état supposé originel de la langue qui consiste à écrire comme on entend. L’application aux aveugles n’est qu’un volet de cet ambitieux projet et les documents conservés au musée révèlent que l’œuvre de Charles Barbier est bien plus vaste que son rôle de précurseur du braille. Elle nous conduit dans les salles dites d’asile (elles deviendront les classes maternelles à la fin du siècle) qui accueillent les enfants de familles nécessiteuses. Les bambins y trouvent abri plutôt qu’être à la rue. Une lettre datée du 18 octobre 1832 est signée par un chef d’asile qui prend sur lui d’enseigner le procédé de Charles Barbier (toutefois il lui demande lequel, tant ils sont nombreux), non seulement aux enfants dont il est responsable, mais aussi à des classes d’ouvriers avec lesquels il est en relation. Il demande surtout de l’argent : il est si misérable qu’il n’a plus de souliers et est réduit à coucher sans draps.

Une lettre datée de 1834, conservée dans ce même corpus, indique que le ministère de l’Intérieur accuse réception du livret de Charles Barbier, Notice sur les salles d’asile, le retour à la simplicité primitive de la théorie alphabétique, l’instruction familière des enfants du premier âge, des aveugles de naissance, des sourds-muets […], et qu’il le transmet au ministre de l’Instruction publique. La préfecture de la Seine conseille de s’adresser à la commission chargée d’examiner les livrets élémentaires et les méthodes du ministère de l’Instruction publique. Le ministre préconise d’attendre le rapport de la commission chargée de la révision des livres d’instruction primaire. Charles Barbier écrit à Denys Cochin, instigateur en France de la création des salles d’asile, qui lui répond le 1er octobre 1835 :

Nos maîtresses d’asile sont de bonnes mères de famille et non des personnes en état de se façonner à des méthodes nouvelles et qui exigent de l’étude, de l’attention, de l’application (inv. A-03-1017).

Charles Barbier se plaint au ministre de l’Instruction, écrit au Conseil général des hospices civils de Paris, à la Société pour l’instruction élémentaire, au président de la Commission chargée de la révision des livres des écoles primaires. Il fait courir une pétition. Peine perdue, le 6 avril 1836, le ministère de l’Instruction l’informe que le Conseil royal de l’instruction publique, après examen du Tableau pour l’instruction familière des sourds-muets et de la Notice sur les salles d’asile, estime qu’il n'y a pas lieu de les utiliser. Le 31 août 1836, Eugénie Millet, inspectrice générale des salles d’asile et figure éminente de l’histoire de la pédagogie enfantine, prend la plume à son tour pour le débouter. Charles Barbier publie un dernier prospectus, Instruction familière des classes laborieuses, et demande qu’une commission teste ses procédés auprès d’élèves de ces classes. Deux séances sont prévues, le 14 mars 1839 à l’École normale primaire de Versailles, et, le 31 août suivant, dans la salle d’asile de l’établissement d’éducation fondé à Paris par Denys Cochin, rue Saint-Hyppolyte. En définitive, il semble que l’Instruction publique n’adopte pas davantage ses procédés que l’Institution des jeunes aveugles, celle des jeunes sourds, l’armée ou les hôpitaux. Un des derniers courriers de Charles Barbier est pour Pierre-Armand Dufau, successeur d’Alexandre-René Pignier à la direction de l’IRJA, de 1840 à 1855. Le 3 juillet 1839, Dufau lui répond qu’il lui rendra visite avec « Monsieur Braille, » « car il [Louis Braille] a à cœur et moi aussi que le promoteur d’un moyen si utile à l’instruction des aveugles n’ait à taxer personne d’indifférence ou d’injustice (A-03-9048) ». Charles Barbier meurt à Paris moins d’un an plus tard, le 29 avril 1841.

Le braille est la postérité qu’a donnée Louis Braille au rêve altruiste, et en cela fécond, de Charles Barbier : celui d’une langue et d’une écriture pour tous. Une utopie et non une machine de guerre, comme trop souvent complaisamment prétendu[5].

Louis Braille

En 1821, date d’introduction de l’écriture nocturne à l’IRJA, Louis Braille a douze ans et est pensionnaire de l’établissement depuis le 15 février 1819. Il en a seize quand, en 1825, au terme de quatre années d’expérimentations, il a finalisé le principe de son codage (Pignier, 1860, p. 103). Convoquons ici le témoignage de Joseph Guadet, entré à l’IRJA en 1840 dans le sillage de Pierre-Armand Dufau et nommé au poste de premier instituteur. Louis Braille, à cette date, est répétiteur. Les deux hommes sont collègues, celui-là hiérarchiquement supérieur à celui-ci, ce qui n’empêche pas le premier de reconnaître le mérite du second. En 1850, Joseph Guadet crée la revue L’instituteur des aveugles, qui contribue à faire connaître et diffuser le braille. En octobre 1855, il y publie un article « Écriture en points saillants (système braille) » :

[…] un jeune professeur de l’Institution de Paris, Louis Braille, prenant les choses au point où Barbier les avait laissées, et s’entourant des lumières de quelques-uns de ses collègues [souligné par moi], transforma complètement le système, le rendit à la fois plus prompt en simplifiant considérablement les caractères employés ; plus grammatical, si je puis parler de la sorte, en représentant non plus les sons de la langue parlée, mais les lettres mêmes de la langue écrite ; plus général, puisqu’il l’appliqua encore à tous les signes de ponctuation, aux chiffres, à l’écriture de la musique (Guadet, p. 93). 

Le texte dans son entier est important à plus d’un titre. Joseph Guadet est un contemporain de Louis Braille et le seul à décrire précisément la démarche épistémologique de ce dernier (Louis Braille a combiné les points sur la base d’un carré et d’un mouvement ternaire). En outre, Guadet mentionne non seulement Charles Barbier, mais aussi l’entourage de Louis Braille, laissant entrevoir l’entreprise collective que fut l’invention du braille. 

Le musée expose les deux éditions, celle de 1829 et celle de 1837, de l’ouvrage dans lequel Louis Braille expose les principes de son codage, Procédé pour écrire les paroles, la musique et le plain-chant. L’énoncé du titre privilégie le mot « paroles ». Comme la musique, dont le plain-chant est un genre, les paroles s’entendent. Pour autant, l’ambition de Braille est de coder, non des sons (encore que figurent quelques signes sténographiques), mais les caractères utiles à l’écriture de la langue parlée, que les personnes aveugles partagent avec les personnes voyantes au sein d’un même groupe linguistique. La langue qu’écrivent les braillistes est aussi la même, mêmes caractères de l’alphabet, ponctuations, chiffres et notations musicales. Seul son aspect diffère, le braille réalise un codage tactile du codage visuel de la langue qu’écrivent, au terme d’une longue évolution graphique, ceux qui voient. Il met à égalité. Savoir lire et écrire est facteur d’intégration pour tous. Dans une société qui fonde sa légitimité et celle de ses élites sur l’écrit, le braille change la donne. Les « pauvres aveugles » se trouvent requalifiés, car possiblement admis dans le système de production de l’écrit. Le jeune homme donne aux personnes aveugles du monde entier les moyens de leur autonomie intellectuelle : elles sont désormais en capacité d’écrire leur propre histoire et d’échapper à l’assignation d’une identité collective négative.

La forme des lettres

Si les documents conservés au musée permettent de constater que le braille d’aujourd’hui est issu d’une longue suite de recherches, ils nous montrent aussi que Louis Braille, qui avait appris le linéaire, a mené une réflexion globale sur la langue et son écriture, indissociable de l’invention du braille. En 1839, il publie une brochure, imprimée en noir, Nouveau procédé pour représenter par des points la forme même des lettres […] à l’usage des aveugles. Le musée conserve traces de ce second procédé tombé dans l’oubli. À cette date, depuis dix ans déjà, Louis Braille a publié son premier procédé, qu’on n’appelle pas encore le braille, qui rompt la réciprocité dont Valentin Haüy avait fait le principe de son enseignement. Le nouveau procédé remédie à cet inconvénient, il a pour but de « Faire écrire les aveugles [sous-entendu, l’écriture des voyants] leur faire surmonter cet obstacle qui restreint si sensiblement leurs rapports sociaux […] » (Braille, 1838, p. 3). Analysant le graphisme des lettres en noir, Louis Braille explique que toutes sont formées d’un corps, pouvant se prolonger par ce qu’il nomme une queue, supérieure (la hampe) ou inférieure (le jambage), voire les deux. Il propose de remplacer le trait continu qui les constitue, tantôt courbe, tantôt droit, que l’aveugle ne peut tracer à main levée, par des configurations de points embossés selon un patron. Cette modélisation requiert quantités de points, le M ou le W, par exemple, en comportent jusqu’à quarante-quatre, répartis en largeur sur douze axes verticaux. En hauteur, cependant, leur nombre est limité à dix, pas davantage que les doigts des deux mains, d’où le nom de « décapoint » donné à cette écriture. Louis Braille décrit les outils nécessaires à sa production :

[…] des planches en bois ou en métal, sur lesquelles sont tracées des portées formées chacune de dix raies concaves et horizontales ; on applique sur chaque portée une espèce de grillage […] (Braille, 1838, p. 6).

Le principe est le même que celui de l’écriture manuelle du braille, le papier se place entre planche et grillage (qui s’appelleront un jour tablette et réglette) et les points s’embossent au verso avec un poinçon. Seul diffère le nombre de « raies » (les sillons) de la planche, dix au lieu de trois, ainsi que la forme de « l’espèce de grillage », comme on peut le constater sur celui que conserve le musée, dont l’ancienne étiquette précise : « ayant appartenue à Louis Braille ». L’objet est étroit, vingt-sept centimètres de long sur deux de large. Il est muni de tétons à ses extrémités (pour le fixer sur une tablette disparue), ajouré de fenêtres et divisé en trois étages. Celui du milieu est plus haut, pour former le corps de la lettre par embossage des points centraux, quatre, cinq, six et sept (sur l’échelle de dix). Les hampes et les jambages se forment aux étages périphériques, plus courts, correspondant aux points un, deux, trois et huit, neuf, dix. L’ouvrage consacre plusieurs pages à de longues listes qui associent à chaque lettre — ainsi qu’aux autres caractères de l’écriture, chiffres et signes de ponctuation — son codage par des repères spatiaux chiffrés, dont la succession est interrompue de barres intercalaires indiquant le moment de décaler la main, de droite à gauche pour avancer dans la progression du tracé, inverse de celui de la lecture.

Les archives du musée et de la bibliothèque patrimoniale conservent des feuillets en décapoint, non encore inventoriés, écrits uniquement en minuscules, dont trois sont des lettres de Louis Braille à Alexandre Fournier (Roy, 2014)[6]. Louis Braille lui rend hommage, dans le Nouveau procédé

[…] au succès duquel a vivement contribué M. Fournier, digne élève et zélé collaborateur de Valentin Haüy, le fondateur des premiers établissements pour l’éducation des aveugles en France et en Russie (1839, p. 4).

Alexandre Fournier a ce qu’on appelle à l’époque « un point de vue », c’est-à-dire des restes de vision. Ancien élève de Valentin Haüy, il a appris le linéaire qu’il a ensuite enseigné. Il habite Versailles, ce qui explique que Louis Braille lui écrive de Paris. Sur un de ces feuillets, il est question de matériel :

voici un échantillon des lettres faites avec la planche que je vous envoie, il est écrit avec un stylet fin. mon ouvrier de paris ne peut faire une planche plus fine, je serais content si m. fleuri pouvait exécuter ce que mon ébéniste croit si difficile, il faudrait que les dix lignes de chaque portée tinssent un quart moins de place, alors vous m’enverriez celle qu’il aurait faite et j’y ferais ajuster une grille, cela ferait une planche parfaite (Archives du musée Valentin Haüy, s. d., dossier Écritures).

Avec ces feuillets, qui nous font pénétrer au cœur même du processus créateur, est archivé un courrier signé « Binet ». Le texte est écrit en « abrégé non orthographique de braille », précise une note ajoutée à sa transcription ancienne, d’autant plus précieuse que la clé de cet abrégé est aujourd’hui perdue. En voici le texte (les majuscules sont certainement ajoutées) :

Paris, ce 30 novembre 1838. Mon cher Monsieur Fournier, un jeune architecte, M. Victor Denie, vous remettra demain en même temps que ce papier deux tablettes rayées avec cadres dites planches à écrire. Un paquet du cher ami Louis et un de Jalie ; Louis m’a dit qu’il se serait trompé en vous demandant des études de [illisible] et m’a chargé de vous assurer qu’il en avait assez jusqu’au carême. Si vous avez quelques lettres à faire remettre à vos amis de Paris, je les ferai prendre samedi 8 décembre par le même jeune homme. Recevez, Monsieur, ainsi que votre bonne et aimable famille, l’assurance de ma parfaite considération (musée Valentin Haüy, s. d., dossier Écritures).

Dans les dernières pages du Nouveau procédé, Louis Braille évoque ce Binet, « Élève distingué sorti de l’Institution de Paris. », avec qui il a imaginé, plusieurs années auparavant, un procédé d’écriture en noir plus simple que le décapoint, mais « moins avantageux dans ses résultats » (9).

Ces documents dessinent autour de Louis Braille un cercle rapproché de relations amicales, une équipe formant ce qui peut s’apparenter à un atelier ou à un laboratoire, générant un environnement d’autant plus propice à l’expérimentation que la période y est favorable. En 1801, pour rattraper le retard technologique de leur pays par rapport à la Grande-Bretagne, les élites françaises créent la Société d’Encouragement pour l’Industrie Nationale. S’il y eut beaucoup d’inventeurs au XIXe siècle, il y en eut aussi d’aveugles. Et si Louis Braille est le seul à être passé à la postérité, d’autres méritent que l’on se souvienne d’eux. Zina Weygand a consacré à un ami de Louis Braille, aveugle d’enfance comme lui et excellent mécanicien, l’article « Un clavier pour les aveugles ou le destin d’un inventeur, Pierre Victor François Foucault (1797-1871) ». Foucault se propose de mécaniser le nouveau procédé grâce à une « planche à pistons ». Il s’agit de produire le décapoint plus rapidement, grâce à l’appareil « Braille-Foucault », tablette munie d’un dispositif de dix pistons, réunis en un éventail fixé sur une réglette, dont la pression actionne dix poinçons. Le relief est ensuite abandonné, les pistons actionnant, non plus des poinçons, mais des aiguilles qui, au travers d’un papier carboné, déposent des points d’encre sur le papier. Ainsi est née la première machine à écrire en noir à l’usage des aveugles, appelée raphigraphe, du grec raphis, aiguille, et graphein, écrire. En 1843, la Société d’Encouragement pour l’Industrie Nationale décerne à Foucault une médaille de platine, puis, en 1850, une médaille d’or. Il commercialise lui-même ses machines, en vend à l’étranger, en Suisse, en Belgique, en Hollande, au Piémont, en Espagne, en Russie, jusqu’aux États-Unis. Le décapoint et surtout l’écriture raphigraphiée furent longtemps en usage comme en témoigne la publication par Louis Braille de manuels d’emploi, imprimés en linéaire en 1843 et en 1848, et en braille en 1850, vendus à l’Institution des jeunes aveugles, dont on trouvera les références dans la bibliographie. Le raphigraphe fut utilisé jusque dans les premières années du XXe siècle. Le musée en conserve plusieurs exemplaires, tous différents, dont celui de Maurice de La Sizeranne.

L’invention a un coût, sa mise en œuvre requiert du temps et des matières premières. Il importe de savoir qui s’y engage financièrement et pourquoi. Foucault investit ses fonds propres pour construire ses mécaniques. Le succès de sa petite entreprise bénéficie du bouche-à-oreille. Un réseau se développe. Les personnes aveugles se déplacent volontiers à travers la capitale, voire au-delà, accompagnées de guides professionnels ou d’amis. Les organistes jouent dans les églises. Certaines donnent des cours à des élèves voyants, d’autres en suivent dans de prestigieux établissements. Elles participent aux expositions nationales et universelles. En 1851, Foucault se rend à celle de Londres. Cette mobilité multiplie les occasions de rencontres. La ville est un espace bigarré, les populations sont mélangées, les artisans nombreux et leurs échoppes et ateliers installés en pleine ville. Les aveugles des Quinze-Vingts de la rue de Charenton ou ceux de l’Institut de la rue Saint-Victor côtoient ébénistes et serruriers susceptibles de fabriquer leur matériel. Cette proximité facilite les contacts, permet le suivi de projets, ajustements, modifications, améliorations. Le prix des matériaux est accessible, le coût du travail artisanal probablement abordable.

Naissance d’une communauté

À la fin du XIXe siècle, l’usage du braille favorise l’émergence, au sein de l’INJA, d’une élite dominée par la personnalité de Maurice de La Sizeranne. Les Monier de La Sizeranne sont une famille d’ancienne noblesse, fortunée et cultivée, acquise aux idées du catholicisme social. Maurice a perdu accidentellement la vue à l’âge de neuf ans, il réclame d’être élevé « en aveugle » plutôt que de recevoir à domicile une éducation préceptorale. Il y a du défi à revendiquer sa cécité dans une famille aussi sensible à l’esthétique, son père est peintre de paysages et son frère aîné, critique d’art. En 1872, Maurice de La Sizeranne intègre l’INJA. Après sa scolarité, il reste dans l’établissement en qualité de professeur de piano et de flûte, carrière de courte durée en raison de la fragilité de sa santé.

Maurice de La Sizeranne n’a de cesse d’aider ceux qu’il appelle ses « frères en cécité » à conquérir une autonomie et une dignité empêchées à son sens par le sentiment dominant dégradant de pitié à leur égard. Il entretient des liens avec ses anciens condisciples, la plupart devenus enseignants de l’INJA, et reçoit régulièrement chez lui un groupe d’amis pour échanger sur des sujets concernant la cécité et les personnes aveugles. En 1883, il baptise ces réunions « conférences Valentin Haüy ». Cette même année 1883, il fonde deux revues, Le Valentin Haüy, imprimé en noir, et Le Louis Braille, en braille. En 1886, année de la création du musée Valentin Haüy par son ami Edgard Guilbeau, il fonde la bibliothèque Valentin Haüy, pour collecter tous documents en noir, ainsi qu’une bibliothèque braille, la première au monde. Alors qu’à la fin du XIXe siècle le gouvernement français vote les premières lois en faveur des plus précaires, Maurice de La Sizeranne considère que la cécité est affaire privée, c’est pourquoi il fonde, en 1889, l’Association Valentin Haüy. Elle est conçue sur le modèle patriarcal du patronage et a vocation à prendre en charge les aveugles de leur naissance à leur mort. Déclarée d’utilité publique le 1er décembre 1891, la « maison des aveugles » peut dès lors recevoir dons et legs. Le fondateur, devenu premier secrétaire général, est assuré de l’appui d’un solide réseau de bienfaiteurs, qui se cooptent et apportent, en plus d’un soutien financier important, le prestige d’un nom aristocratique et les opportunités d’un carnet d’adresses bien rempli. La particule est bien vue, garante d’entre-soi. L’implication féminine est forte, le titre de « dame patronnesse » confère un surcroît de notabilité et de respectabilité. Les rapports annuels ont un parfum de bottin mondain. L’association se déclare laïque ; néanmoins l’orientation religieuse de son personnel, majoritairement bénévole, transparaît dans son fonctionnement conforme aux principes de la bienfaisance des élites nobles et bourgeoises du premier XIXe siècle. Ce type de sociabilité perdure, ne lit-on pas sur un carton d’invitation, non inventorié, datée du 5 février 1945 :

Afin de conserver une pieuse tradition chère à toutes les personnes qui s’intéressent à l’Association Valentin Haüy, une messe sera célébrée le dimanche 11 février – dimanche de la Quinquagésime où l’Évangile relate la guérison de l’aveugle de Jéricho – à 10 heures précises en la chapelle des petites Sœurs des Pauvres, 62 avenue de Breteuil à Paris. On priera spécialement pour tous les collaborateurs de l’œuvre décédés au cours de l’année […] Tous les membres de l’Association sont invités à y assister (Archives du musée Valentin Haüy, s. d., dossier AVH).

Postérité de Louis Braille

À l’approche de l’année 1952, les associations d’aveugles du monde entier se mobilisent pour célébrer le centième anniversaire de la mort de Louis Braille. La première biographie de Louis Braille, Les doigts qui lisent, Vie de Louis Braille 1809-1852, est publiée en 1951 aux éditions Regain, Monte-Carlo. Son auteur, Jean Roblin, fonde avec le maire de Coupvray l’association des Amis de Louis Braille, qui achète la maison natale de ce dernier pour la transformer en musée. Jean Roblin est un érudit local. Il se livre à des recherches en particulier dans les archives municipales. Quand les sources viennent à manquer, il n’hésite pas à imaginer ce qu’il estime plausible, justifiant les dérives ultérieures de la vulgarisation :

Malgré le silence des biographes sur les circonstances qui permirent à Louis Braille d’entrer à l’Institution Royale des Jeunes Aveugles, nous n’avons aucun doute de l’influence de l’abbé Palluy, de M. d’Orvilliers et d’Antoine Becheret [respectivement curé, maire et instituteur de Coupvray]. Ils étaient les notabilités les plus marquantes à cette époque, les mieux informées, les plus instruites, les plus dévouées à soulager les misères ; les plus proches aussi des convictions religieuses et politiques des parents. Il ne faut pas chercher autre part ceux qui orientèrent le destin de Louis Braille. C’est pourquoi nous n’avons aucun scrupule à expliquer les faits en y intégrant ces trois personnages historiques (Roblin, 1951, p. 40, note 31). 

Jean Roblin a la probité d’avertir son lecteur de la liberté qu’il s’arroge. Précaution malheureusement négligée par ses suiveurs qui ne retiennent de son ouvrage que des anecdotes pas toujours fondées. L’édition est financée par l’American Foundation for Overseas Blind. Une version abrégée de cet ouvrage paraît en anglais en 1952 sous le titre The Reading Fingers : Life of Louis Braille, 1809-1852. La version complète paraît en 1955. Jean Roblin réalise plusieurs brochures aux illustrations attrayantes, Louis Braille, 1809-1852, éditée par le Royal National Institute for the Blind de Londres, au texte bilingue français-anglais. Louis Braille et Coupvray, sa maison natale, publié en 1986 par l’Union Mondiale des Aveugles paraît également en anglais. La vision très contestable qu’a donnée Jean Roblin de Louis Braille, et surtout de Charles Barbier, a donc été largement diffusée, en particulier dans les pays anglo-saxons.

Trente-deux ans avant celle de Valentin Haüy, Pierre Henri a rédigé une biographie de Louis Braille. L’ouvrage paraît en 1952, donc après celui de Jean Roblin, aux Presses Universitaires de France, sous le titre La vie et l’œuvre de Louis Braille. Dans son avant-propos, l’auteur souligne qu’il a écrit un essai historique, pas une vie romancée. Il met en garde :

Sa personnalité est d’autant plus exposée à déformations que sa vie fut des plus modestes, et que la cécité demeure toujours, pour ceux qui voient, un objet d’émotion et de mystère, autrement dit de curiosité (Henri, 1952, p. VII).

En dépit de cet avertissement, le personnage de Louis Braille s’est peu à peu chargé, comme celui de Valentin Haüy, et celui d’Helen Keller, des stigmates que tout héros libérateur se doit de porter : extraction misérable, parcours solitaire, persévérance en milieu hostile, interventions providentielles, reconnaissance tardive. Toutes occurrences exacerbées par la cécité, mais qui ne résistent pas à l’examen des documents conservés au musée et à la bibliothèque patrimoniale Valentin Haüy.

Épilogue

Dans un feuillet écrit majoritairement en décapoint, probablement adressé à Alexandre Fournier, Louis Braille évoque un souvenir :

le beau jeudi est passé, nous sommes à l’institution et vous à versailles, la distance est grande mais au temps présent il n’est pas possible à vos amis de la rue s.victor de venir au bosquet d’apollon pour se promener dans le  [la suite est en points braille très ténus] bassin à pied sec comme le 5 juin 1839 (Archives du musée Valentin Haüy, s. d., dossier Écritures).

Imaginons les pensionnaires de l’Institution, alors située 68 rue Saint-Victor, en excursion à Versailles par une belle journée d’été. Ils partent en promenade dans le parc du château. Au bosquet d’Apollon, une aubaine se présente. Louis Braille raconte la suite au moyen de son procédé à l’usage des personnes aveugles et d’elles seules, les personnes voyantes n’en sauront rien. Le bassin est sans eau. Ils y descendent. Ce qui nous vaut l’image inattendue de ces jeunes gens ravis de leur audace, grisés de la liberté qu’ils s’octroient de vaguer librement dans cet espace interdit. Moment de complicité et de bonheur partagé. Ce témoignage atteste de la double aspiration de toute écriture, moyen de communication avec autrui et lieu de l’intime, voire du secret.

La cécité n’empêche pas la créativité. Elle la renforce même comme on le voit à Paris dans les cercles qui gravitent autour de l’Institution des jeunes aveugles et de l’hospice des Quinze-Vingts ; ils développent au tournant des XVIIIe et XIXe siècles une culture très élaborée de l’innovation pour s’approprier les outils de la culture dominante que sont la langue écrite et ses codes. Cette conquête favorise un sentiment de fierté identitaire qui se concrétise par la création, à la fin du XIXe siècle en France, d’une association dédiée. Cette histoire, fondatrice pour les personnes aveugles du monde entier, impose de déconstruire les stéréotypes et les modes de pensée simplistes pour donner leur juste place à Charles Barbier, Valentin Haüy et Louis Braille. Le premier est trop méconnu. Les deux autres célébrés comme des génies solitaires qui se seraient auto-engendrés par la grâce, Haüy, d’un choc émotif, et Braille, d’une intuition géniale, posture qui relève d’une mystification paresseuse. L’héroïsation court-circuite la recherche historique. Pire, elle contribue à une déformation idéologique des faits en entretenant un misérabilisme et un paternalisme qui servent les intérêts de quelques-uns, isolés ou regroupés au sein d’associations ou d’institutions. La différence peut être moteur de création, source de richesse, élément de fierté. La culture des aveugles n’est marginale qu’envisagée du surplomb d’une bien-pensance insidieuse. Les collections du musée et de la bibliothèque patrimoniale Valentin Haüy constituent des sources primaires uniques pour servir une histoire de la cécité débarrassée de ses préjugés archaïques. Le handicap est un fait humain, au même titre que la naissance, le genre, la sexualité, la parentalité, la maladie, la vieillesse, la mort. Son histoire n’est pas spéciale, elle appartient à l’Histoire des Hommes et de l’humanité. Elle est l’affaire de tous.

Références[7]

  1. Cette légende n’a rien d’anodin, je détaille ses implications dans deux publications : « Lettre étrangère » et « Henry Hayter, brailliste précoce ».

  2. Comme est intitulé le n° 224 de la revue Les contemporains, notice biographique parue en 1897 sous la signature d’Em. Montmeylian

  3. Les originaux appartiennent à des institutions publiques — Bibliothèque nationale de France, bibliothèque historique de la Ville de Paris, bibliothèque de l’Arsenal, Institut National des Jeunes Aveugles de Paris — ou à des collectionneurs privés.

  4. Ces documents sont conservés dans la Boîte Barbier. Les chercheurs les trouveront inventoriés comme suit : A-03-1001 à A-03-1024, A-03-2006 à A-03-2025, A-03-3001 à A-03-3005, A-03-4001 à A-03-4003, A-03-8001 à A-03-8006, A-03-9001 à A-03-9056.

  5. Je remercie Philippa Campsie, professeur honoraire de l’Université de Toronto, qui recherche les traces de Barbier sur le continent américain et travaille depuis plusieurs années sur les documents du musée. L’homme qui apparaît à la faveur de ses découvertes (dont j’espère la publication) est très différent du mythe qui lui fut forgé et que je dénonce.

  6. À ne pas confondre avec Rémy Fournier, professeur de l’INJA qui, en 1852, devient chef de son imprimerie, lors du passage du linéaire au braille.

  7. La mention « imprimé » sous-entend en noir. Quand il s’agit d’impression en linéaire (sa forme ayant varié selon les directeurs de l’Institution, il est indiqué de quel type il s’agit), en braille ou en gros caractères, la précision est ajoutée. En outre, les titres d’ouvrages anciens regorgeant de capitales, la forme de leur énoncé est simplifiée selon les usages actuels.