Lire et écrire la musique sans voir : Genèse d’une notation musicale pour les personnes aveugles de Valentin Haüy à Louis Braille

Sébastien Durand, docteur en musicologie et professeur à l’Université de Tours

sebastien [dot] durand [at] univ-tours.fr

Résumé

Dans son Essai sur l’éducation des aveugles (1786), Valentin Haüy fait la démonstration du progrès apporté aux personnes aveugles par la réalisation de partitions imprimées en relief. En effet, la possibilité de prendre connaissance d’un texte musical sans avoir recours à la dictée d’un tiers pour le mémoriser constitue une étape importante vers l’autonomie des musiciens aveugles et vers l’essor de leur créativité. Cependant, il ne s’agit encore à cette époque que des prémices d’une notation musicale spécifique, et le chemin sera encore long avant de leur permettre de lire et écrire la musique par eux-mêmes de manière totalement probante. Plusieurs systèmes différents de notations seront expérimentés à Paris à partir de la fin du XVIIIe siècle (aux Quinze-Vingts et à l’Institution Royale des Jeunes Aveugles), avec des fortunes diverses, avant que Louis Braille ne propose une véritable solution révolutionnaire dans la seconde édition de son Procédé pour écrire les paroles, la musique et le plain-chant en 1837. Cette étude propose de montrer les différentes étapes de cette évolution, en évoquant plusieurs figures de musiciens aveugles qui ont pris une part active dans l’élaboration de ces processus créatifs et innovants, transformant ainsi radicalement le rapport entre la cécité et la pratique de la musique.

Abstract

In his Essai sur l’éducation des aveugles (1786), Valentin Haüy demonstrates the progress for blind people represented by the development of braille musical scores. The ability to access a musical score without having to commit it to memory via to dictation by a third party, represented a significant step towards independence and creativity for blind musicians. However, the journey towards autonomous musical reading and writing was be a long one. Several different systems were tested in Paris from the end of the eighteenth century (at the Quinze-Vingts and the Royal Institution for the Young Blind), with varied success until Louis Braille developed a truly revolutionary solution in the second edition of his Procédé pour écrire les paroles, la musique et le plain-chant (1837). This article will study the various stages of this evolution through the analysis of those blind musicians who played an active part in the elaboration of this creative and innovative process which radically transformed the relationship between blindness and musical performance.

Lire et écrire la musique sans voir : Genèse d’une notation musicale pour les personnes aveugles de Valentin Haüy à Louis Braille

Sébastien Durand, docteur en musicologie et professeur à l’Université de Tours

sebastien [dot] durand [at] univ-tours.fr

Introduction

Au cours de cet article, nous proposons au lecteur de découvrir, à travers un historique succinct, les différentes étapes de la genèse de la notation musicale pour les personnes aveugles, depuis les premières tentatives menées par Valentin Haüy jusqu’à l’aboutissement du système mis en place par Louis Braille. Ces différentes étapes permettront de faire connaissance avec plusieurs procédés tombés dans l’oubli de nos jours, mais qui ont joué un rôle prépondérant dans l’évolution de la réflexion relative à la lecture et à l’écriture de la musique de manière tactile. Cet aspect de l’histoire de la musique et de l’histoire du handicap visuel demeure particulièrement méconnu de nos jours. Il offre cependant de nombreuses pistes de réflexion sur les difficultés rencontrées au cours de l’élaboration de cette notation et sur les moyens mis en œuvre pour tenter de les surmonter.

Afin de permettre au lecteur de suivre l’évolution de cette notation musicale, nous avons adopté un plan chronologique, qui va des premières tentatives menées par Valentin Haüy à l’élaboration du système braille et à son évolution. Au cours de cette évolution, deux aspects de la notation musicale seront abordés, avec, d’une part, la notation musicale conventionnelle, et, d’autre part, la notation du plain-chant[1]. Au fur et à mesure de notre cheminement à travers ces évolutions, nous nous efforcerons d’apporter une description détaillée de chacun des procédés de notation musicale proposés tout en analysant leurs avantages et leurs faiblesses respectifs.

La musique occupe une place prépondérante dans la pédagogie à destination des personnes aveugles mise en œuvre par Valentin Haüy (1745-1822) au siècle des Lumières. Quoi de plus normal lorsque l’on sait que deux évènements musicaux, très contrastés, furent à l’origine de la vocation et de l’engagement du philanthrope parisien dans son action en faveur des personnes en situation de handicap. En premier lieu, un spectacle de foire, mettant en scène de façon grotesque et humiliante des pseudo-musiciens aveugles exécutant une cacophonie avec leurs voix et quelques instruments de musique, allait constituer un véritable choc pour le futur pédagogue. En réaction à cette farce dégradante observée à la foire Saint Ovide en 1771, il conçut « la possibilité de réaliser à l’avantage de ces infortunés, des moyens dont ils n’avoient qu’une jouissance apparente et ridicule » (Haüy, 1786, p. 119), mettant en œuvre un projet ambitieux pour y parvenir :

[…] j’y substituerai la vérité à cette fable ridicule. Je ferai lire les Aveugles ; […] Ils traceront des caractères et reliront leur propre écriture. Enfin, je leur ferai exécuter des concerts harmonieux (Haüy, 1800, p. 9-10).

Ce sont bien des « concerts harmonieux » qui constituent le second évènement musical à l’origine de la vocation du philanthrope. Entre le printemps et l’automne 1784, Paris accueille Maria-Theresia von Paradis (1759-1824), une jeune aveugle autrichienne, virtuose du clavier, qui se produit au Concert spirituel. Fille d’un juriste conseiller auprès du gouvernement impérial, elle a bénéficié des meilleurs précepteurs pour son éducation et possède de nombreuses connaissances en plus de ses talents musicaux. Valentin Haüy a l’occasion d’entendre la jeune femme se produire au cours de ses concerts parisiens, et il a l’opportunité de la rencontrer et d’échanger avec elle sur ses méthodes d’apprentissage. Cette rencontre allait être décisive dans la mise en œuvre de son plan d’éducation à destination des personnes aveugles, comme il s’en explique dans le Journal de Paris :

Aveugle moi-même dans une institution de ce genre, je trouvai des lumières chez Mlle Paradis ; j’assistai à ses différents exercices ; je la questionnai sur les talens de M. Wessemburg [sic], son compatriote. (…) Alors j’osai former le projet de favoriser désormais les efforts de ces êtres intéressans qui seroient jaloux de suppléer la vue par le tact, pour se procurer deux des avantages les plus précieux, dont les prive la perte de cet organe : la lecture & l’écriture (Haüy, 1784, p. 1157).

Dès lors, le philanthrope va donner la priorité à l’accès à la lecture et à l’écriture dans son projet d’instruire les personnes aveugles. Avec cet objectif, il entend ainsi donner une autonomie à ses protégés et montrer aux élites des Lumières que ceux-ci peuvent avoir accès à la connaissance et au savoir par eux-mêmes.

Les prémices de la lecture et de l’écriture musicale pour les personnes aveugles

Avec ses nouveaux élèves secourus par la Société Philanthropique, Haüy s’installe, en 1786, rue Notre-Dame-des-Victoires, poursuivant ses travaux et perfectionnant ses méthodes pédagogiques. Il fait imprimer sur du papier gaufré des ouvrages aux caractères en relief, dont l’inconvénient majeur réside dans la taille et le poids (in-folio de presque 5 kg chacun).

Bien que sensible à la musique, Haüy n’avait pourtant pas envisagé l’étude de cet art comme étant une priorité dans son système d’éducation[2]. Ainsi, dans son Essai sur l’éducation des aveugles, il reconnaît qu’il n’avait « d’abord regardé la Musique que comme un accessoire propre à […] délasser [les aveugles] de leurs travaux ». Mais il précise cependant peu après que « les dispositions naturelles de la plupart des aveugles pour cet Art ; les ressources qu’il peut fournir à plusieurs d’entre eux pour leur subsistance ; l’intérêt qu’il paroît inspirer aux personnes […] » l’ont forcé de « sacrifier [sa] propre opinion à l’utilité générale » (Haüy, 1786, p. 83-84).

En effet, le premier instituteur des aveugles avait rapidement estimé que la musique pouvait constituer un vecteur efficace à la fois pour la publicité de son école (les prestations musicales publiques suscitaient un profond intérêt de la part des auditeurs) et pour procurer quelques ressources à certains de ses jeunes protégés[3]. L’apprentissage de la musique se faisait alors par mémorisation auditive, des musiciens non aveugles apprenant chaque partie pas à pas aux apprentis aveugles.

Pour tenter de rendre ses élèves plus autonomes dans l’apprentissage de la musique, Haüy va étendre à la notation musicale les procédés d’impression mis en œuvre pour l’écriture des mots. Il fait fondre des caractères musicaux avec lesquels il exécute sur papier gaufré des partitions en relief. On trouvera un exemple de cette typographie (notation musicale avec paroles et notation du plain-chant) dans la Figure 1, ainsi qu’une page de musique complète réalisée avec ce procédé dans la Figure 2[4]. Plusieurs exemples d’ouvrages imprimés à l’aide de ce système nous permettent d’en relever les principales caractéristiques :

Figure 1. Épreuves des Caractères des Aveugles, gravés et
            fondus pour être imprimés en relief, par Vafflard, graveur-fondeur en Caractères
            d’Imprimerie, Cloître Notre-Dame, n° 7 à Paris, sd (Paris, Musée de
            l’AVH). Ce document consiste en une feuille jaunie et glacée où des mots
            et des notations musicales traditionnelles sont imprimés en relief et coloriés
            en noir.
Figure 1. Épreuves des Caractères des Aveugles, gravés et fondus pour être imprimés en relief, par Vafflard, graveur-fondeur en Caractères d’Imprimerie, Cloître Notre-Dame, n° 7 à Paris, sd (Paris, Musée de l’AVH). Ce document consiste en une feuille jaunie et glacée où des mots et des notations musicales traditionnelles sont imprimés en relief et coloriés en noir.

Le document présenté en Figure 1 permet d’appréhender ce type de notation. Il s’agit d’une épreuve proposée par le graveur des caractères d’imprimerie utilisés à l’époque des premières impressions de Valentin Haüy. Cette planche propose deux exemples de musique imprimée en relief. La première pièce intitulée « Musique des Aveugles » expose une mélodie avec paroles (notation musicale conventionnelle) avec le texte suivant : « Lorsque sur ta musette tu chante [sic] ton ardeur – Une langueur secrète s’empare de mon cœur ». Cette musette, dont les paroles d’une certaine Mlle D*** de Beauvais avaient été publiées pour la première fois dans le Mercure de France en juillet 1758, était très populaire au XVIIIe siècle. Le deuxième exemple musical intitulé « Plain-Chant » propose un exemple d’écriture musicale en notes carrées sur une portée de quatre lignes. Il s’agit d’un extrait de l’Office de la Semaine Sainte, dont on a choisi un extrait pour sa signification toute symbolique : « Ecce, ego aperiam tumulos vestros et educam vos de sepulchris » (J’ouvrirai vos tombeaux et je vous retirerai de vos sépultures).

Figure 2. Partition en relief de 1uper
              hautbois du
                          motet Super Flumina Babylonis de Louis Gobert, ca. 1789 (Paris,
                          musée de l’AVH). Il s’agit d’une feuille blanche avec de la musique imprimée
                          en relief et coloriée en noir. Outre le titre, cette partition comporte
                          une indication de mouvement (« Andante flebile ») et quelques indications
                          de nuances (« p » pour piano, à plusieurs reprises, et « solo » sous l’avant-dernière
                          portée).
Figure 2. Partition en relief de 1er hautbois du motet Super Flumina Babylonis de Louis Gobert, ca. 1789 (Paris, musée de l’AVH). Il s’agit d’une feuille blanche avec de la musique imprimée en relief et coloriée en noir. Outre le titre, cette partition comporte une indication de mouvement (« Andante flebile ») et quelques indications de nuances (« p » pour piano, à plusieurs reprises, et « solo » sous l’avant-dernière portée).

Figure 2. Partition en relief de 1er hautbois du motet Super Flumina Babylonis de Louis Gobert, ca. 1789 (Paris, musée de l’AVH). Il s’agit d’une feuille blanche avec de la musique imprimée en relief et coloriée en noir. Outre le titre, cette partition comporte une indication de mouvement (« Andante flebile ») et quelques indications de nuances (« p » pour piano, à plusieurs reprises, et « solo » sous l’avant-dernière portée).

Avec cette musique imprimée en relief, Haüy souhaite ainsi permettre à la personne aveugle « [d’] apprendre […] les principes de cet art, & mettre ensuite dans sa mémoire les différens morceaux dont il désire l’enrichir ». À cette ambition déjà fort louable, il ajoute que ce dernier « […] peut aussi se former une Bibliothèque de goût, composée des plus belles productions musicales ; & enfin nous transmettre lui-même les fruits de son propre génie » (Haüy, 1786, p. 88-89).

Malheureusement, il n’avait pas pris en compte le fait que la notation musicale traditionnelle se prête mal à une utilisation tactile. En effet, sa lecture, faite pour l’œil, permet d’appréhender de manière globale une grande quantité des informations qu’elle propose. La transposition en relief de ces mêmes signes ne permet pas à une investigation tactile de percevoir aussi rapidement toutes ces informations (hauteurs, durées, silences, altérations, nuances, lignes supplémentaires, sans parler de la notation des accords), réparties dans un espace aux vastes dimensions afin d’éviter les collusions de signes.

Ce système, peu commode et coûteux à réaliser, allait être abandonné très rapidement en ce qui concerne l’écriture musicale. En effet, dans son Essai sur l’instruction des aveugles, le docteur Sébastien Guillié, nouveau directeur de l’Institution Royale des Jeunes Aveugles depuis 1814, expose qu’on « avait imprimé autrefois de la musique en relief ; mais nous avons cessé de nous en servir, parce qu’elle était fort dispendieuse et sans utilité : l’élève ne pouvait pas lire (avec ses doigts) et exécuter simultanément » (1817, p. 166).

Guillié préconise donc un retour à un apprentissage par oralité qui devait différer assez peu des méthodes utilisées par Haüy avec ses élèves pour leur apprendre des morceaux d’ensembles vocaux ou instrumentaux. Ce procédé mobilisait toujours la présence d’une personne voyante pour lire les notes aux musiciens aveugles, ainsi que celle d’un professeur de musique aveugle pour mettre ensemble les différentes parties :

[…] un jeune enfant que les aveugles eux-mêmes ont dressé à lire la musique, placé au milieu de l’orchestre, solfie quelques mesures d’une partition, qui est devant ses yeux, en prévenant d’avance pour quel instrument est le morceau qu’il chante. La mémoire des aveugles est si fidèle qu’il est rarement besoin de leur répéter la même phrase plus de deux fois. Après avoir appris successivement à tous les instruments un égal nombre de mesures, le maître de musique (aveugle) met ensemble ce qui vient d’être appris : le clair-voyant recommence à solfier, et enfin, lorsque cent cinquante à deux cents mesures ont été retenues, en une séance de deux heures et demie environ, le chef d’orchestre les fait répéter, plusieurs fois, pour donner les nuances et l’expression nécessaire (Guillié, 1817, p. 166).

Le problème de l’autonomie de lecture (et d’écriture) de la musique semblait donc insoluble. Toutefois, plusieurs musiciens aveugles allaient effectuer des recherches pour tenter d’imaginer un système de notation adapté à la lecture tactile.

La notation du plain-chant de Galliod

Depuis l’époque de Valentin Haüy, et malgré bien des difficultés rencontrées au cours de la période révolutionnaire, puis sous le Consulat et l’Empire, la musique avait toujours été pratiquée par les personnes aveugles, en particulier pour accompagner des cérémonies (religieuses ou non). Jean-François Galliod (1777-1846), maître de musique des jeunes aveugles pendant les quinze années d’intégration de l’école des aveugles à l’hospice des Quinze-Vingts (de 1801 à 1816), avait contribué à maintenir tant bien que mal une activité musicale auprès des jeunes pensionnaires de cet établissement[5]. À la Restauration, il restera attaché aux Quinze-Vingts dont il deviendra maître de chapelle.

Afin de permettre aux chanteurs d’interpréter les hymnes et les psaumes pour les offices, il avait mis au point un système de notation musicale reprenant le principe d’impression en relief d’Haüy, mais constitué de séries de chiffres donnant les hauteurs des notes, brèves par défaut, et suivie d’un trait d’union « - » pour les longues, ou d’un point pour les notes destinées à être séparées des autres et à former un appui rythmique (Figures 3 et 4). Dans l’exemple proposé (Kyrie aux Dimanches de l’Avent et du Carême, en mode de ré), 1 représente la première note du mode (ré) dans le grave et chaque note du mode suit la numérotation dans l’ordre croissant (soit : 1 2 3 4 5 6 7 8 pour : ré mi fa sol la si do ré, du grave à l’aigu). Le musicien doit cependant s’adapter à l’aspect conjoint de la mélopée grégorienne en ce qui concerne la note 7, qui figure indifféremment un do grave et un do aigu.

Soulignons également l’aspect parfois très approximatif de cette impression (faute dans le titre, quelques fautes de notes imprimées plusieurs fois, comme au début – note 2 répétée sans raison – décalage de certains caractères, trop espacés, en début de lignes, placement des barres de séparation de phrases erroné, par exemple). Il semble toutefois que ce système, assez rudimentaire, se soit maintenu aux Quinze-Vingts pendant de nombreuses années après la mort de son créateur[6].

Figure 3. Partition en relief, système Galliod.
               Kyrie (début,
                              3 premières phrases) de la messe XVII
                Aux Dimanches de l’Avent et du Carême (Paris,
                              musée de l’AVH). Sur une feuille blanche le titre « aux dimanches de l’avent
                              et du carême, kyrie » est écrit de façon gaufrée en caractères de typographie
                              traditionnelle italiques. Il y a une série de chiffres en relief à différentes
                              hauteurs sur trois lignes. Des points, des tirets et des barres de mesures
                              parsèment ces chiffres.
Figure 3. Partition en relief, système Galliod. Kyrie (début, 3 premières phrases) de la messe XVII Aux Dimanches de l’Avent et du Carême (Paris, musée de l’AVH). Sur une feuille blanche le titre « aux dimanches de l’avent et du carême, kyrie » est écrit de façon gaufrée en caractères de typographie traditionnelle italiques. Il y a une série de chiffres en relief à différentes hauteurs sur trois lignes. Des points, des tirets et des barres de mesures parsèment ces chiffres.
Figure 4. Notation grégorienne traditionnelle du début de
              la messe XVII. Portée de 4 lignes, écriture neumatique (notes carrées,
              points après certaines notes qui doivent être allongées). Le texte en latin
              « Kyrie eleison, Christe eleison, Kyrie eleison » est écrit sous la portée.
Figure 4. Notation grégorienne traditionnelle du début de la messe XVII. Portée de 4 lignes, écriture neumatique (notes carrées, points après certaines notes qui doivent être allongées). Le texte en latin « Kyrie eleison, Christe eleison, Kyrie eleison » est écrit sous la portée.

Un nouveau système inspiré de celui de Jean-Jacques Rousseau

L’enseignement musical à l’institution des jeunes aveugles de Paris allait prendre une place de plus en plus importante à compter de la direction de Sébastien Guillié, étant encore renforcé et diversifié considérablement avec la nomination en 1821 de son successeur, le docteur Alexandre-René Pignier[7].

Peu à peu, une profonde émulation allait naître parmi les grands élèves de l’institution parisienne, admis dans cet établissement autour de 1820. Plusieurs d’entre eux, révélant des dispositions particulières pour la musique[8], allaient jouer un rôle capital dans la construction d’une formation de qualité dans cette discipline. Parmi ceux-ci, citons les noms de Claude Montal (1800-1865), admis en 1817, Gabriel Gauthier (1808-1853), admis en 1818, ainsi que Marius Gueit (1808-1865) et Louis Braille (1809-1852), admis tous deux en 1819.

Tous ces musiciens talentueux avaient bien compris que l’accès à cette connaissance passait par la lecture des ouvrages de référence inaccessibles aux personnes aveugles : traités d’harmonie, de contrepoint, de fugue ou de facture instrumentale[9].

Devenus répétiteurs (élèves plus avancés qui donnaient des leçons aux plus jeunes), plusieurs d’entre eux (Marjolin, Montal et Moulin) s’étaient attelés dès 1819 à la création d’un système de notation musicale à l’usage des personnes aveugles[10]. Le fruit de leur réflexion, soutenu par la direction de l’établissement, allait donner lieu en 1831 à l’impression en relief linéaire de cette Nouvelle méthode à l’usage des aveugles pour représenter la musique au moyen de lettres, de chiffres, etc. par les élèves de l’Institution Royale des Jeunes Aveugles (Figure 5). Pourtant, il semble que cet ouvrage ait été prêt à être mis sous presse bien plus tôt, puisqu’un procès-verbal du Conseil d’administration de l’Institution (8 août 1828) nous apprend que « […] le Conseil décide également qu’un exemplaire de la nouvelle méthode de musique sera donné comme marque de satisfaction aux Répétiteurs Marjolin, Montal et Moulin qui se sont occupés de la rédaction et de l’invention du procédé qui y est exposé » (Institution Royale des Jeunes Aveugles)[11].

Figure 5.  Nouvelle méthode à l’usage des
                    aveugles pour représenter la musique […] 1831 (Paris, musée de l’AVH).
                                    Page de titre de la nouvelle méthode publiée à l’Institution des Jeunes
                                    Aveugles de Paris en 1831. Écriture cursive en relief. Le texte dit :
                                    « Nouvelle méthode à l’usage des aveugles pour représenter la musique au
                                    moyen de lettres, de chiffres, etc. par des élèves de l’Institution Royale
                                    des Jeunes Aveugles. Paris, imprimé par les jeunes aveugles, 1831 ».
Figure 5. Nouvelle méthode à l’usage des aveugles pour représenter la musique […], 1831 (Paris, musée de l’AVH). Page de titre de la nouvelle méthode publiée à l’Institution des Jeunes Aveugles de Paris en 1831. Écriture cursive en relief. Le texte dit : « Nouvelle méthode à l’usage des aveugles pour représenter la musique au moyen de lettres, de chiffres, etc. par des élèves de l’Institution Royale des Jeunes Aveugles. Paris, imprimé par les jeunes aveugles, 1831 ».

La préface de cette méthode, que nous reproduisons ici dans son intégralité, nous apprend que celle-ci doit beaucoup dans sa conception au Projet concernant de nouveaux signes pour la musique présenté par Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) à l’Académie des Sciences le 22 août 1742 :

On a longtemps cherché une méthode pour procurer aux aveugles les moyens de lire la musique et de l’exécuter en même temps. Plusieurs essais ont été faits à cet égard, mais inutilement : la principale cause tient à ce que l’on est obligé de se servir des deux mains pour jouer de presque tous les instrumens [sic] et qu’il est impossible de se servir d’une autre partie du corps pour lire, comme plusieurs personnes l’ont proposé. Il a donc fallu se borner à chercher le moyen le plus simple de représenter la musique pour en faciliter la lecture et ensuite l’exécution. Il parait peu commode de se servir des signes de la musique en relief dont on avait fait usage autrefois, parce qu’ils tiennent beaucoup trop de place, que la lecture en est difficile et l’achat dispendieux. Le procédé de J. J. Rousseau serait infiniment préférable pour les aveugles ; mais la multiplicité de petits signes qui le caractérise en rend la lecture difficile au toucher. Ce procédé a fait naître l’idée de celui qu’on expose ici. (p. 1-2)

La nouvelle méthode publiée en 1831 diffère toutefois considérablement du système élaboré par le philosophe. En effet, si les deux procédés partent bien d’un son fondamental auquel tous les autres sons doivent se rapporter, la version de Rousseau exprime les séries de notes par des chiffres (de 1 à 7), alors que les jeunes aveugles proposent d’utiliser les 25 lettres de l’alphabet et les cinq voyelles avec accent grave pour représenter les notes, un système de clé d’octaves permettant de compléter les sons manquants dans le grave ou dans l’aigu. Le signe « U » représentant la clé est suivi d’un ou plusieurs « O » pour monter d’une ou plusieurs octaves ou d’un ou plusieurs « O » pour la baisser. Rousseau utilise, quant à lui, des points au-dessous ou en dessous des notes pour matérialiser ces changements d’octaves.

On comprend aisément, dès cette première présentation, que le système inventé par Marjolin, Montal et Moulin s’inspire dans l’esprit de la notation de Rousseau, mais en diffère considérablement dans la forme. D’autres signes de la typographie ordinaire permettent ainsi à leur notation d’apporter toutes les informations utiles à la lecture d’une partition : « d », « b » et « « » pour les altérations à la clé (dièse, bémol ou bécarre) avec un chiffre devant pour en préciser le nombre ; pour les altérations accidentelles, notes en majuscules ou voyelles avec accents circonflexes lorsqu’elles sont dièses, même principe, mais avec les caractères renversés pour les bémols, notes précédées d’un guillemet pour les bécarres.

Les chiffres étaient réservés à la notation de la métrique, comme dans la notation habituelle, ainsi que pour représenter les silences (pause : 1 ; demi-pause : 2 ; soupir 3, etc.). Toutefois, la faiblesse de ce procédé ingénieux résidait dans les indications de durée des notes, fort imprécises : en effet, c’était l’espace plus ou moins long suivant la note qui déterminait sa valeur (cadratin, demi-cadratin, tiers…), d’autant que, comme dans la notation conventionnelle, le point suivant la note pouvait en allonger la durée.

En dépit de ces faiblesses et des difficultés liées à l’apprentissage, plusieurs ouvrages allaient être imprimés avec cette notation, destinés surtout à permettre aux apprentis organistes de prendre connaissance des lignes mélodiques de plain-chant à accompagner pendant les offices (Figures 6 et 7)[12].

Figure 6. Kyrie de la Messe Royale de
                      Dumont in : Office noté contenant les Messes des tous
                      les rites à l’usage des jeunes Aveugles, 1830 (Paris, musée de l’AVH).
                                        Imprimé en relief selon la notation musicale proposée en 1831. Succession
                                        de lettres figurant les notes (cf. descriptif détaillé dans le corps de
                                        l’article). Phrases séparées par des doubles barres. Musique seule, absence
                                        de texte.
Figure 6. Kyrie de la Messe Royale de Dumont in : Office noté contenant les Messes des tous les rites à l’usage des jeunes Aveugles, 1830 (Paris, musée de l’AVH). Imprimé en relief selon la notation musicale proposée en 1831. Succession de lettres figurant les notes (cf. descriptif détaillé dans le corps de l’article). Phrases séparées par des doubles barres. Musique seule, absence de texte.
Figure 7. Notation grégorienne traditionnelle du début de
                  la Messe Royale de Du Mont. Portée de 4 lignes, écriture neumatique
                  (notes carrées, points après certaines notes qui doivent être allongées).
                  Le texte en latin « Kyrie eleison, Christe eleison, Kyrie eleison (2 fois) »
                  est écrit sous la portée.
Figure 7. Notation grégorienne traditionnelle du début de la Messe Royale de Du Mont. Portée de 4 lignes, écriture neumatique (notes carrées, points après certaines notes qui doivent être allongées). Le texte en latin « Kyrie eleison, Christe eleison, Kyrie eleison (2 fois) » est écrit sous la portée.

Dans l’exemple donné dans la Figure 6, on notera également que, dans un souci de simplification lié à l’écriture grégorienne, les notes longues sont précédées d’un point, toutes les autres valeurs étant brèves par défaut.

Soulignons cependant que quelques-uns des éléments mis en œuvre dans ce système de notation correspondaient bien aux besoins d’une écriture tactile pour les lecteurs aveugles et allaient être repris par la suite dans le système braille : notion de clé d’octave lié à l’impossibilité de représenter toutes les notes avec des caractères différents ; séparation des parties, pour la musique d’orgue par exemple, avec une colonne dévolue à la main droite, une autre à la main gauche, et une dernière pour la pédale.

Il ne fait aucun doute que Louis Braille, grand ami de Gabriel Gauthier à l’Institution, et particulièrement doué lui-même pour la musique, se soit intéressé à ce système de notation musicale, comme en témoigne la première version de son Procédé en ce qui concerne la musique[13]. Toutefois, à l’époque de sa publication (1831), celui-ci avait déjà élaboré son Procédé pour écrire les paroles, la musique et le plain-chant au moyen de points, à l’usage des aveugles et disposés par eux. En effet, le procédé de lecture sous forme de combinaisons de points de Braille, abouti dans sa réflexion dès 1825, avait été publié sous la forme d’un volume de 32 pages en relief linéaire dès 1829 : les musiciens aveugles allaient enfin pouvoir se doter d’un système de lecture et d’écriture fiable, performant et adapté au tact.

Les premiers pas du système braille musical

Nous n’entrerons pas ici dans le détail de la genèse du système braille, inspiré des recherches menées par Charles Barbier de La Serre, qui proposa en 1819 un système d’écriture en relief pour les personnes aveugles issu de ses inventions en matière d’écriture cryptée à usage militaire[14]. En revanche, soulignons que le titre de la première publication en 1829 du Procédé de Louis Braille affiche clairement l’ambition de permettre d’écrire, au moyen de points, outre « les paroles », « la musique et le plain-chant ». L’auteur nous donne l’explication de la démarche employée à cet effet :

Nous avons aussi appliqué ce procédé à l’écriture de la musique, en substituant aux lettres et aux caractères employés dans le système usité à l’Institution les signes qui leur correspondent dans les six premières séries du tableau précédent. Nous avons seulement changé la manière de marquer les valeurs et les notes accidentelles (Braille, 1829, p. 17).

Ces informations sont particulièrement précieuses : cela signifie que Braille, même s’il avait déjà envisagé une autre manière de concevoir l’écriture et la lecture de la musique pour les personnes aveugles, s’était adapté, dans cette édition de 1829, aux usages en cours parmi ses condisciples et publiés dans la Nouvelle méthode de 1831. Il se contente donc de substituer aux lettres utilisées dans le système que nous avons décrit précédemment les caractères correspondants de son alphabet original (comprenant neuf séries de dix signes plus six signes supplémentaires). Il remédie toutefois à la principale faiblesse de la méthode de Marjolin, Montal et Moulin (relative aux valeurs des notes représentées par un espace variable après celles-ci) en y substituant les sept premiers signes de sa septième série pour représenter ces différentes durées de notes. Braille a même envisagé une solution pour éviter la confusion entre la lecture en points saillants de texte ou de musique (ou de plain-chant) :

On voit par tout ce que nous avons dit qu’un même signe peut représenter à la fois une Lettre, un Caractère de Musique et une Note de plain-chant ; pour éviter la confusion qui pourrait résulter du triple emploi de chaque signe, on fera précéder les paroles du premier signe de la neuvième série ; la musique, du second signe et le plain-chant, du troisième signe de cette même série. Il sera bon aussi de mettre au commencement de chaque page le signe de celle de ces trois choses qui s’y trouve. (1831, p. 23-24)

En utilisant un système déjà existant pour représenter la musique tout en faisant usage des caractères propres à son alphabet, Braille avait le souci de permettre à ses condisciples musiciens de s’approprier cette nouvelle méthode de lecture et d’écriture sans changer des habitudes installées depuis peu, au prix d’un travail acharné. Pourtant, cette première version n’était probablement pas totalement satisfaisante pour lui. Il semble également que plusieurs d’entre eux l’aient incité à poursuivre ses recherches dans de nouvelles directions[15]. Cette réflexion devait aboutir, huit ans plus tard, à la publication de la seconde édition « revue, corrigée et augmentée » de son Procédé.

Un système encore plus ingénieux

La faiblesse du premier système braille de notation musicale venait principalement du fait que, comme pour les autres tentatives d’écriture musicale à destination des personnes aveugles menées précédemment, on avait continué à établir une notation musicale modelée sur l’écriture conventionnelle de la musique. On avait certes développé l’aspect tactile de cette notation, mais la manière de représenter la musique restait toutefois toujours tributaire de la répartition sur la portée, donc d’une perception visuelle des informations : on avait ainsi établi des séries de signes qui fragmentaient ces informations au lieu de les regrouper, notamment en ce qui concernait les durées et les hauteurs.

Il semble que ce soit la pratique du clavier (piano et orgue) qui permit à Louis Braille et à ses condisciples de rompre avec cette représentation et de repartir ainsi sur de nouvelles bases. Le constat était pourtant simple : sur un clavier, les sept notes de la gamme se reproduisent invariablement pendant plusieurs octaves. Il suffisait donc de sélectionner sept signes consécutifs dans une même série de l’alphabet braille pour représenter les sept sons, et d’affecter sept autres signes à des clés d’octaves pour situer ces notes sur toute l’étendue de la tessiture des instruments.

En ce qui concernait les durées, il fut décidé que chaque série de notes serait affectée à deux valeurs radicalement différentes (par exemple, noire et quadruple croche, ronde et double croche…) : une même note pouvant ainsi être représentée par quatre signes différents, en fonction de sa durée. On établissait ainsi une rupture radicale avec la notation musicale traditionnelle, affectant de même d’autres signes pour représenter les silences, les altérations, et même les accords en spécifiant les intervalles dont ils sont constitués (cf. Figure 8).

Figure 8. Planche 3, Suite du procédé L.
                            Braille. Musique. (Dufau, Des Aveugles[…] 1850). Planche qui
                                                    donne, sous forme de tableau, la répartition des différentes combinaisons
                                                    de points du système braille affectées aux principaux signes musicaux (nom
                                                    des notes et durées, octaves, altérations, accords, signes de doigtés,
                                                    articulations, figures spéciales et indications de nuances).
Figure 8. Planche 3, Suite du procédé L. Braille. Musique. (Dufau, Des Aveugles […] 1850). Planche qui donne, sous forme de tableau, la répartition des différentes combinaisons de points du système braille affectées aux principaux signes musicaux (nom des notes et durées, octaves, altérations, accords, signes de doigtés, articulations, figures spéciales et indications de nuances).

Dans la préface de la seconde édition (1837) « revue, corrigée et augmentée » de son Procédé pour écrire les Paroles, la Musique et le Plain-Chant, Louis Braille nous fournit quelques précisions quant à cette refonte complète de son système de notation musicale :

Le système de musique a été refait en entier, afin d’obvier aux inconvénients du trait horizontal qui entre dans plusieurs signes de l’ancien système. De nombreux exemples ont été insérés dans ce livre pour exercer à la lecture des paroles et de la musique : parmi ces modèles d’écriture, on remarquera l’Oraison Dominicale en six langues et des morceaux de musique pour la voix et pour divers instruments. Ces exercices, plus peut-être que les explications, donneront la clef de nos procédés […]. (p. 1-2)

Braille avait bien compris que seule l’application pratique de son système en permettrait l’usage et la diffusion, ce qui explique qu’il avait pris soin de fournir de nombreux exemples musicaux dans cette seconde édition. On y trouve ainsi, une Romance pour le violoncelle par Duport (Braille, 1837, p. 54-56) ; la Troisième sonate pour le violon prise dans le second livre de Viotti (p. 56-60) ; A la grâce de Dieu ! Romance de Mlle Loïsa Puget, paroles de M. Gustave Lemoine (p. 60-66), trois parties séparées : paroles, chant, puis accompagnement de piano, ainsi que des Plain-chants pris dans le Graduel et dans le Vespéral Parisiens (Chant de l’O salutaris, (p. 66) ; Introït pour le jour de Pâques, (p. 67) ; Hymne de St Jean-Baptiste, (p. 67-68) ; Graduel de Pâques (p. 68) ; Chant du Panis angelicus, (p. 68).

Ces exemples permettent d’explorer plusieurs types de notations et d’utilisation différents : instruments monodiques utiles pour l’orchestre (violon, violoncelle) avec des pièces de virtuosité pour ces instruments (œuvres de Duport, Viotti) ; notation du chant avec paroles - à travers une romance très populaire à cette époque de la cantatrice et compositrice Loïsa Puget (1810-1889) - ; partie de clavier, et enfin notation du plain-chant avec des exemples connus (grandes fêtes telles que Pâques, hymnes connus : O salutaris, St Jean Baptiste et Panis Angelicus) afin que les musiciens-apprentis de son procédé puissent s’exercer à partir de morceaux déjà inscrits à leur répertoire.

Ces derniers allaient rapidement percevoir les avantages considérables apportés par le braille musical et en adopter l’utilisation. En effet, si l’on note une certaine difficulté à imposer le braille pour la littérature avant 1850 (en particulier au début du directorat de Dufau, successeur de Pignier à la tête de l’Institution des Jeunes Aveugles) en conservant l’écriture en relief linéaire, il convient de souligner que l’adoption du braille musical par les condisciples de son créateur fut immédiate et sans interruption[16]. La publication des premiers ouvrages musicaux en braille sortis des presses de l’Institution à cette époque nous permet de juger de la popularité de ce système auprès des musiciens. On trouve ainsi, dès 1839, les Etudes pour le piano par J. B. Cramer, livre premier, imprimé suivant la seconde édition du procédé d’écriture au moyen de points, par L. Braille ; les Principes d’harmonie à plus de deux parties par G. Gauthier, Répétiteur à l’Institution Royale des Jeunes Aveugles ; ainsi que le Recueil de Cantiques composés pour trois voix, toujours de Gabriel Gauthier. On notera que ces trois ouvrages combinent à la fois l’utilisation du braille pour la musique et celle du relief linéaire pour le texte[17].

Conclusion

Ainsi, un procédé très simple pour lire et écrire, à l’usage des aveugles ; le même procédé appliqué à la musique dans toutes ses parties […] ; un moyen offert aux compositeurs aveugles de rendre leur musique écrite intelligible aux musiciens doués de la vue, telles sont les magnifiques dotations de L. Braille à la grande famille des aveugles […][18] (Coltat, 1853, p. 20).

Hippolyte Coltat rend ainsi hommage au créateur de l’écriture destinée aux personnes aveugles et à ses efforts pour rendre les musiciens aveugles autonomes dans la lecture et l’écriture de la musique. Nous avons montré combien ce cheminement avait été long et parsemé d’embûches, depuis les premiers essais de Valentin Haüy jusqu’à l’aboutissement du braille musical. En effet, qu’il s’agisse de l’écriture des textes littéraires ou de celle des sons et des rythmes, le débat fut souvent vif entre les partisans d’un procédé qui permette aux musiciens aveugles de partager le même système alphabétique que celui de tous les musiciens (permettant ainsi aux personnes aveugles de lire ce que ces derniers écrivaient et d’être lus par eux) et ceux qui, à l’instar de Braille, pensaient qu’il valait mieux privilégier un système différent de la notation conventionnelle, mais offrant la possibilité aux personnes aveugles d’adopter une vitesse de lecture et une autonomie proche de celle des personnes non aveugles.

Il faudra attendre 1929 pour que la tenue, à Paris, d’une commission de spécialistes permette de mettre au point une notation musicale braille internationale toujours utilisée de nos jours[19]. Dans plusieurs parties du monde, d’autres systèmes seront cependant encore en usage, y compris des procédés destinés à l’écriture et la lecture de la musique en relief. Toutefois, c’est bien le braille musical, adopté par de nombreux musiciens aveugles dès sa création, qui allait permettre à de nombreux artistes aveugles, d’accéder à la notoriété, de diffuser leurs œuvres et d’enseigner à leur tour la musique à des élèves non aveugles. Le rêve de Valentin Haüy de permettre aux « […] neveux de cette génération […], soit à célébrer dans nos temples les louanges de l’Eternel à l’envi des Couperin, des Séjan, des Miroir, des Carpentier, des Balbâtre, soit à diriger la main novice encore des jeunes clavecinistes, émules de la célèbre Paradis […] »[20] (Haüy, 1784, p. 43-44) allait enfin pouvoir se réaliser. 

Références

Anonyme. (1831). Nouvelle méthode à l’usage des aveugles pour représenter la musique au moyen de lettres, de chiffres, etc. par des élèves de l’Institution Royale des jeunes aveugles. Paris : imprimé par les jeunes aveugles.

Braille, L. (1829). Procédé pour écrire les paroles, la musique et le plain-chant au moyen de points, à l’usage des aveugles et disposés pour eux (1re éd.). Paris.

Braille, L. (1837). Procédé pour écrire les paroles, la musique et le plain-chant au moyen de points, à l’usage des aveugles et disposés pour eux (2e éd.). Paris.

Coltat, H. (1853). Notice biographique sur L. Braille. Inauguration du buste de Louis Braille, 13-26.

Cramer, J.-B. (1839). Etudes pour le piano par J. B. Cramer, livre premier, imprimé suivant la seconde édition du procédé d’écriture au moyen de points, par L. Braille. Paris : imprimerie de l’Institution Royale des jeunes aveugles.

Durand, S. (2012). Un organiste aveugle sous la Monarchie de Juillet : Gabriel Gauthier (1808-1853), L’Orgue, 2012(300), 99-114.

Durand, S. (2015). L’enseignement musical et les musiciens à l’institution des jeunes aveugles de Paris à l’époque de Claude Montal (1800-1865), Cécité et Musique à Paris, à l’époque de Claude Montal, 45-61.

Gauthier, G. (1839-a). Principes d’harmonie à plus de deux parties par G. Gauthier, Répétiteur à l’Institution Royale des Jeunes Aveugles. Paris : imprimerie de l’Institution Royale des jeunes aveugles.

Gauthier, G. (1839-b). Recueil de Cantiques composés pour trois voix. Paris : imprimerie de l’Institution Royale des jeunes aveugles.

Gauthier, G. (1845). Mécanismes de la composition instrumentale ou explication analytique de toutes les productions de musique instrumentale. Paris : Vinchon imprimeur.

Guadet, J. (1846). Les Aveugles musiciens, extrait des Annales de l’éducation des sourds-muets et des aveugles. Paris : imprimerie de Fain et Thunot.

Guilbeau, E. (1922). Essai sur l’Histoire de la Musicographie Braille, Le Valentin Haüy, 1922(2), 26.

Guillié, S. (1817). Essai sur l’instruction des aveugles ou exposé analytique des procédés employés pour les instruire. Paris : « imprimé par les aveugles ».

Haüy, V. (1784). Mémoire de M. Haüy sur l’éducation des Aveugles. Paris : de l’imprimerie d’Houry, 43-46.

Haüy, V. (1786). Essai sur l’éducation des aveugles. Paris : Imprimé par les Enfans-Aveugles.

Haüy, V. (1784, 18 septembre). Journal de Paris, 1784(274), 1157.

Haüy, V. (1800). Troisième Note du citoyen Haüy […] ou Court exposé De la naissance, des Progrès et de l’état actuel de l’Institut National des Aveugles-Travailleurs au 19 Brumaire an 9 de la République Française, entremêlé de quelques Observations relatives à cet Etablissement. Paris : De l’Imprimerie des Aveugles-Travailleurs, Rue Denis, n° 34, 9-10.

Henri, P. (1952). La Vie et l’œuvre de Louis Braille. Paris : PUF.

Institution Royale des Jeunes Aveugles. (1828, août). Réunion du Conseil d’administration, 1821-1840. [Procès-verbal]. Archives de l’INJA.

Pignier, A-R. (1860). Essai historique sur l’Institution des Jeunes Aveugles. Paris : Bouchard-Huzard.

Rousseau, J-J. (1781). Projet concernant de nouveaux signes pour la musique lu par l’Auteur à l’Académie des Sciences, le 22 août 1742. Genève.


  1. Le nom de plain-chant désigne l’ensemble du répertoire des mélodies de l’Église catholique romaine d’Occident pour la messe et l’office ; on l’appelle aussi souvent chant grégorien. C’est le chant séculaire officiel de l’Église catholique romaine.

  2. V. Haüy avait épousé en premières noces (1774) Elisabeth Victoire Taillart, fille de Pierre Evrard Taillart dit « l’aîné », musicien réputé sur la place parisienne, flûtiste, compositeur et éditeur de musique. Le philanthrope était donc probablement un amateur de musique éclairé, mais nous ne savons pas s’il jouait lui-même un instrument.

  3. Le 26 décembre 1786, Haüy est ainsi en mesure de produire ses élèves devant la famille royale à Versailles avec un chœur et un petit orchestre. Par la suite, les prestations musicales des « Enfans-aveugles » allaient devenir monnaie courante dans la capitale française, lors des visites effectuées chaque mois par des visiteurs de l’institution ou au cours des offices dans lesquels les musiciens aveugles se produisaient dans plusieurs paroisses importantes.

  4. Ce document, postérieur à 1800, réalisé par le graveur ayant fabriqué la fonte des caractères, précise que « M. V. haüy [sic], Interprète du Gouvernement, Auteur de la manière d’instruire les Aveugles, (frère du célèbre Minéralogiste, Membre de l’Institut,) inventa sa Méthode en 1771, la publia et l’exécuta en 1786. Son premier élève est François Lesueur, aveugle, Directeur de l’Imprimerie des aveugles, de l’hospice Impérial des Quinze-Vingt, rue de Charenton, n° 38 ».

  5. L’essentiel de l’emploi du temps des enfants (plus de la moitié de la journée) au cours de cette triste période consistait principalement à effectuer un travail de filage de la laine dans la manufacture de draps qui y était implantée. En effet, l’enseignement, limité au strict minimum (quelques devoirs religieux, un peu de lecture et d’écriture et quelques éléments de calcul) ne constituait plus une priorité. Selon le règlement en vigueur à cette époque, seuls quelques élèves, sélectionnés selon leurs aptitudes, étaient admis à la classe de musique à raison de 2 heures par jour. Cf. Weygand, 2003, p. 273-308.

  6. Pierre Henri indique même que « les feuilles qu’il fit imprimer suivant ce système étaient encore en usage parmi les chantres des Quinze-Vingts en 1885 » (58-59).

  7. À la pratique des instruments destinés à fournir l’orchestre de l’institution, on ajouta à cette période l’étude des instruments à clavier (piano sous Guillié, puis orgue sous l’impulsion de Pignier), en n’hésitant pas à solliciter plusieurs professeurs éminents du Conservatoire pour donner des leçons aux jeunes aveugles. Sur ce sujet, cf. Durand, 2015, p. 45-61.

  8. Rappelons que, contrairement à un préjugé couramment répandu, il n’existe pas de lien a priori entre cécité et talent musical.

  9. Plusieurs sources attestent ainsi que Gabriel Gauthier s’était fait lire le Traité d’harmonie de Charles-Simon Catel, ainsi que le Traité de Contrepoint et de la Fugue de François-Joseph Fétis dont il fit imprimer une version abrégée, en relief linéaire, en 1830. De même, Claude Montal et son condisciple Tourasse Maupas avaient pris connaissance de l’Art du facteur d’orgue de Dom Bédos de Celles (cité par Pignier,1860, p. 170).

  10. Augustin Moulin mit en place une classe d’accord et de réparation de pianos après le départ de Claude Montal de l’institution en 1836.

  11. Joseph Guadet (1846, p. 24), dans la partie de son ouvrage consacrée aux Aveugles musiciens, ajoute aux noms des répétiteurs déjà cités, auteurs de nouveau système d’écriture musicale, celui d’un certain Charrau.

  12. Le premier ouvrage imprimé avec cette notation fut, en effet, l’Annuaire de l’organiste, pour le diocèse de Paris à destination des Jeunes Aveugles élaboré par Gabriel Gauthier (2 volumes, in-fol., 1828 et 1830). Il sera suivi par l’impression d’un recueil intitulé Office noté contenant les Messes des tous les rites à l’usage des jeunes Aveugles (in-4°, 1830).

  13. Violoncelliste et pianiste, Louis Braille devint organiste à Paris dans la paroisse de Saint-Nicolas-des-Champs entre 1834 et 1839, puis à la chapelle des Missionnaires Lazaristes. En 1832, il avait même envisagé de devenir l’organiste de la cathédrale de Meaux. Son ami Hippolyte Coltat nous indique que, sur cet instrument, « son exécution était précise, brillante et dégagée, et représentait assez bien l’allure de sa personne » (H. Coltat, 1853 : 16). Au cours de ses études à l’Institution des Jeunes Aveugles de Paris, Braille avait été l’élève de Bénazet pour le violoncelle, de Louisa Vander-Burch pour le piano et de Guillaume Lasceux puis de Jean Nicolas Marrigues pour l’orgue. Cf. S. Durand, 2012, p. 99-114.

  14. Cf. le chapitre consacré à ce sujet par Pierre Henri dans son ouvrage sur Louis Braille.

  15. Edgard Guilbeau précise ainsi que « La plupart des condisciples du jeune novateur, adoptant son alphabet avec enthousiasme, le poussèrent irrésistiblement à l’adapter à l’écriture musicale. Il les suivit en hésitant, dit-on : ceux-ci cherchaient et lui indiquaient les signes qu’il choisissait après examen. C’est ainsi que notre musicographie fut constituée lentement par Braille et les musiciens ses condisciples ». D’après Pignier (1860, p. 138), Braille aurait été efficacement secondé par Jean-Baptiste Jaillet (qui fut par la suite organiste de l’église St-Etienne de Rennes) pour cette nouvelle adaptation musicale de son procédé d’écriture.

  16. Ce qui n’empêcha pas Pierre-Armand Dufau, directeur de l’Institution de 1840 à 1855, assez réticent au système braille au début de son mandat, d’avoir « la pensée de doter les aveugles d’un nouveau système d’écriture musicale dont les bases sont ingénieuses » (Guadet, 1846, p. 33). À la même époque, Joseph Guadet, chef de l’enseignement, se lançait également dans la compétition en concevant un système de notation musicale hybride, « empruntant au système des voyants, au système typographique et au système en points » (Guadet, 1846, p. 33), utilisant à nouveau des lettres, des chiffres et des signes de ponctuation. Il semble toutefois qu’aucun de ces deux systèmes (conçus par des personnes non aveugles) n’ait été amené à être utilisé par les musiciens aveugles.

  17. Cette solution mélangeant le relief linéaire pour le texte et le braille pour la musique allait perdurer pendant une dizaine d’années. On publia ainsi une Petite Méthode Pratique pour le piano par Henry Lemoine en 1840, puis la Méthode pour apprendre le Piano-Forte à l’aide du Guide-mains par F. Kalkbrenner suivie d’un appendice extrait de la Méthode de H. Lemoine en 1845. Il faut attendre 1849 pour que sorte des presses de l’Institution un Office noté – Vêpres et Saluts de tous les dimanches de l’année et des fêtes solennelles pour la chapelle des Jeunes Aveugles de Paris intégralement en braille, supervisé par Rémi Fournier, responsable de l’imprimerie des jeunes aveugles, et Claude Roussel, maître de chapelle de l’établissement et successeur de Gabriel Gauthier.

  18. Dans cet éloge, Coltat fait également référence aux recherches menées par Braille et Foucault pour mettre au point une machine à écrire qui permette « de tracer sur le papier la musique si compliquée des clairvoyants » et permettant de « tracer régulièrement les clefs, la portée, les petits signes supplémentaires, les notes, les paroles qui peuvent accompagner la musique, etc » (1853, p. 20-21).

  19. Faisant suite au Congrès Universel pour l’Amélioration du sort des aveugles et des sourds-muets qui s’était tenu à Paris en 1878, puis au Congrès de Cologne réuni dix ans plus tard qui avait établi une première notation musicale braille unifiée.

  20. Haüy évoque ici le nom de plusieurs dynasties d’organistes célèbres à son époque (Couperin, Miroir, Séjan…), aux côtés de celui de la claveciniste Maria-Theresia von Paradis.