Les musiciens aveugles itinérants au Japon du Moyen Âge au XXe siècle : entre « culture de la cécité » et culture populaire

Anne-Lise Mithout, Docteure en sociologie, Maîtresse de conférences en études japonaises, Université Paris-Diderot, CRCAO,

anne-lise [dot] mithout [at] univ-paris-diderot.fr

Résumé

Au Japon, il existe depuis les temps antiques une forte association entre déficience visuelle et musique. Les musiciens aveugles ont à la fois marqué la culture populaire, en inspirant de nombreux personnages de fiction, et apporté une contribution majeure à l’histoire littéraire et musicale du Japon. Cet article est une revue de littérature qui vise à explorer pourquoi et comment la figure du musicien aveugle a marqué l’imaginaire historique au Japon. Le terme « aveugle » employé dans ce texte n’est pas à entendre comme une catégorie médicale visant à définir les personnes concernées par leurs capacités visuelles, mais comme une catégorie de l’imaginaire collectif qui tend à associer ces personnes dans une communauté de destins. On montre que les diverses figures de musiciens aveugles visibles à travers l’histoire du Japon sont en grande partie le produit d’une autodéfinition par les communautés d’aveugles elles-mêmes qui ont travaillé à se construire et à faire reconnaître une identité spécifique. Elles donnent à voir des expériences vécues de la déficience visuelle qui peuvent différer de ce qu’on appelle aujourd’hui une « situation de handicap ».

Mots-clés

Abstract

In Japan, blindness has been associated with music since ancient times. Blind musicians have at the same time inspired many fictional characters in popular culture and brought a major contribution to Japan’s musical and literary history. This paper is a literature review aimed at exploring why and how the figure of the blind musician has made its mark on Japan’s historical imaginary. The word “blind” used in this text is not meant as a medical category aimed at defining people by their visual capacities, but as a category of the cultural imaginary that tends to include these people in a shared destiny. The article shows that the various figures of blind musicians in Japanese history are partly the product of self-definitions by the blind communities themselves, who endeavoured to construct and obtain recognition of a specific identity. It highlights lived experiences of visual impairment that do not always equate to today’s understanding of disability.

Keywords

Les musiciens aveugles itinérants au Japon du Moyen Âge au XXe siècle :

entre « culture de la cécité » et culture populaire

Anne-Lise Mithout, Docteure en sociologie, Maîtresse de conférences en études japonaises, Université Paris-Diderot, CRCAO,

anne-lise [dot] mithout [at] univ-paris-diderot.fr

Introduction

La culture populaire japonaise abonde en personnages de musiciens aveugles. Miminashi Hôichi, le joueur de biwa dupé par des fantômes du recueil de contes Kwaidan de Lafcadio Hearn ou Orin, la musicienne itinérante exclue de sa communauté, héroïne tragique du roman Hanare Goze Orin de Mizukami Tsutomu, ne sont que les exemples les plus célèbres de cette présence des musiciens aveugles dans la littérature. Ces histoires s’appuient, pour l’une, sur des contes populaires anciens (Brisset, 2011), pour l’autre, sur une réalité historique avérée (Groemer, 2016), témoignant dans les deux cas d’un imaginaire historique associant fortement cécité et musique. Les travaux des historiens japonais explorent cette association depuis plusieurs décennies : la première « Histoire des aveugles » publiée dans le monde académique date en effet de 1934 (Nakayama). L’ouverture, en 2015, d’un musée entièrement consacré aux musiciennes aveugles itinérantes du village de Takada (le musée des goze de Takada), dans la ville de Jôetsu (département de Niigata), prouve l’existence d’une volonté active de préserver leur mémoire. On peut ainsi percevoir non seulement les traces laissées par les musiciens aveugles dans l’imaginaire populaire, mais aussi une volonté des historiens d’aujourd’hui d’intégrer la mémoire de ces musiciens à une réflexion sur l’histoire du Japon.

Il va de soi que tous les « aveugles » japonais de l’Histoire n’ont pas été musiciens, tant s’en faut. Le terme même d’aveugles relève d’une généralisation regroupant des situations allant de la cécité totale aux situations de malvoyance les plus diverses. De plus, comme l’a montré la théorie du modèle social du handicap (Oliver, 1983), une même déficience, au sens biologique du terme, peut aboutir à des situations très différentes selon le contexte social dans lequel elle est vécue. L’exemple de la déficience visuelle est d’ailleurs fréquemment employé par les militants et les penseurs japonais en Disability Studies pour étayer l’argument d’une forte influence du milieu social sur l’expérience vécue du « handicap ». Le terme « aveugle » employé dans ce texte n’est donc pas à entendre comme une catégorie médicale visant à définir les personnes concernées par leurs capacités visuelles, mais comme une catégorie de l’imaginaire collectif qui tend à associer ces personnes dans une communauté de destins. Tous les « aveugles » japonais de l’Histoire n’ont donc pas été musiciens, mais c’est néanmoins cette figure qui a le plus marqué la culture populaire, quoiqu’elle ait été progressivement remplacée, à partir de la période Edo, par celle de l’aveugle masseur-acupuncteur, comme on le verra plus loin.

Cet article vise donc à explorer pourquoi et comment la figure du musicien aveugle a marqué l’imaginaire historique au Japon. On entend par imaginaire historique les représentations de l’histoire construites à la fois par les recherches historiques académiques et des œuvres de culture populaire telles que les romans historiques. Cet article est une revue de littérature qui a pour but de présenter non pas un travail d’enquête sur les sources primaires, mais une synthèse des travaux des historiens japonais menés sur cette question, travaux qui s’appuient essentiellement sur les archives écrites des communautés de musiciens et sur les récits issus de la transmission orale recueillis auprès des derniers représentants de certaines traditions. Cette synthèse qui ne peut être exhaustive dans l’espace accordé ici vise modestement à tracer les grandes lignes de l’histoire des musiciens aveugles telle qu’elle est racontée aujourd’hui, ce qui pose bien entendu la question de savoir qui la raconte. « Pourquoi les travaux sur l’histoire des aveugles sont-ils si nombreux au Japon ? » est en effet une question essentielle lorsqu’on écrit depuis l’Europe où « l’histoire du handicap » est un champ à peine émergent depuis une trentaine d’années. La réponse à cette question tient à plusieurs éléments. Premièrement, au Japon, l’histoire des personnes aveugles n’est pas perçue comme relevant principalement de « l’histoire du handicap » : elle a été abordée à travers d’autres champs comme l’histoire culturelle, l’histoire religieuse, l’histoire de la littérature…, témoignant ainsi d’une perception des aveugles comme un groupe social très spécifique qui ne coïncide que partiellement avec celui des « personnes handicapées ». Cette histoire a donc été écrite soit par des historiens de divers champs pour qui la question du « handicap » n’était pas un prisme de recherche pertinent et qui ont été amenés à s’intéresser aux « aveugles » pour leur contribution à l’histoire de la culture japonaise, soit par des chercheurs en Disability Studies qui, à des degrés divers, ont utilisé l’exemple des aveugles dans une perspective militante pour enrichir une réflexion critique sur le concept de handicap et sur l’intégration sociale des personnes dites « handicapées ». Deuxièmement, l’intérêt visible aujourd’hui pour cette histoire semble relever en partie d’une forme de patriotisme culturel, au sens d’une volonté active de préserver la mémoire d’un patrimoine culturel en voie de disparition, celui du Japon rural.

Cet article s’inscrit donc dans une réflexion entre cécité et création à deux niveaux. D’une part, il vise à présenter les créations des personnes aveugles, c’est-à-dire les manières dont celles-ci ont contribué à l’histoire littéraire et musicale du Japon. D’autre part, il donne à voir la manière dont les personnages aveugles de l’Histoire ont inspiré les penseurs, écrivains et historiens, plus particulièrement aux XXe et XXIe siècles.

On montrera, à travers une approche chronologique, comment évoluent les figures de musiciens aveugles associées aux différentes périodes de l’histoire du Japon. Dans un premier temps, on reviendra sur les origines de l’association entre cécité et musique, puis on analysera les spécificités des musiciens aveugles du Moyen Âge et de la période Edo, notamment en matière de vie communautaire, avant de s’interroger sur les liens ambigus entre les musiciens aveugles et la « modernité ». On montrera ainsi que ces figures de musiciens aveugles sont en grande partie le produit d’une autodéfinition par les communautés d’aveugles elles-mêmes qui ont travaillé à se construire et à faire reconnaître une identité spécifique.

Les origines religieuses de l’association entre cécité et musique.

L’association entre cécité et musique au Japon existe depuis les temps antiques. Cependant, il ne s’agit pas d’une association directe : elle est la conséquence logique de deux autres associations : d’une part, celle entre cécité et croyances religieuses et, d’autre part, celle entre pratiques religieuses et musique.

En effet, il semble que, d’aussi loin que remontent les sources anciennes, la cécité ait toujours été associée, dans la tradition japonaise, à la religion. Elle est en effet considérée comme la manifestation (ou la contrepartie) d’une capacité à communiquer avec l’au-delà. Pour l’historien de la littérature Hiromi Hyôdô (2009, p. 11), cette association peut s’expliquer par la croyance populaire en une différence d’image de soi / de conscience de soi entre les personnes aveugles et les personnes voyantes. L’aveugle qui ne peut se voir dans un miroir aurait ainsi une plus grande capacité à laisser s’exprimer à travers lui différentes personnes, plutôt que lui-même, ce qui ferait de lui un parfait intermédiaire pour faire revivre les morts.

C’est pourquoi, dès l’Antiquité[1], des personnes aveugles sont sollicitées pour réaliser des rites, en particulier dans le monde agricole. On considère alors que les travaux agricoles endommagent le corps des kami[2] de la terre (Hyôdô, 2009 , p. 45) et qu’il est nécessaire d’accomplir des rites de purification pour réparer le mal infligé. Les môsô, « prêtres aveugles », jouent un rôle actif dans ces rites et leur intervention se traduit notamment par la récitation des jijinkyô (« sûtra des kami de la terre »), accompagnée par des instruments de musique, en particulier le biwa (cf. infra). Cette tradition n’est pas propre au Japon : la trace de rites très similaires a été retrouvée en Corée (quoique les musiciens aveugles coréens soient réputés pour s’accompagner principalement au tambour).

Il semble en effet que l’association entre cécité, religion et musique soit venue du continent. Le luth qui deviendra l’instrument de prédilection des musiciens aveugles sous la forme du biwa naît en Perse et se diffuse rapidement en Inde. C’est là qu’il commence à être utilisé par des musiciens aveugles. Une légende colportée par les musiciens indiens prétend qu’il s’agirait là d’une suggestion de Bouddha lui-même qui aurait recommandé aux musiciens aveugles cet instrument. Cette légende paraît cependant sans fondement, car le luth n’était pas connu à l’époque du bouddha historique (Matissof, 2006, p. 28) ; on peut plutôt penser qu’elle a été créée et transmise par les musiciens aveugles indiens eux-mêmes, dans le but de rehausser leur statut social. C’est néanmoins après l’émergence de cette association que le luth se diffuse en Chine et dans la péninsule coréenne (au IIIe siècle avant J.-C.), d’où il est transmis à l’île de Kyûshû, territoire qui entretient d’importantes relations commerciales et culturelles avec le continent, puis à tout le sud du Japon. Ainsi naît le môsô biwa, luth qui possède initialement six cordes. Toutefois, d’autres types de biwa apparaissent également au Japon : contrairement au môsô biwa qui se diffuse au Japon directement à partir du sud sans l’intermédiaire du gouvernement de la capitale, le gagaku biwa (à quatre cordes) est introduit dans la région de Kyoto dans le cadre des relations diplomatiques entre le gouvernement central et le continent à la période Nara (710-794). Il devient rapidement l’instrument favori des nobles de la cour et se diffuse ensuite peu à peu dans toute la population. Les môsô s’approprient alors cet instrument et, tout au long des périodes Nara puis Heian (794-1185), alors que certains s’installent à proximité de la capitale tandis que d’autres parcourent le pays, ils ne cessent de modifier et d’améliorer la forme du biwa, en changeant notamment le nombre de cordes. Ils se distinguent ainsi non seulement par leur talent musical, mais par leur inventivité en matière technique qui les amène finalement à créer ce qui deviendra leur instrument de prédilection au Moyen Âge, le Heike biwa, qui est une réplique du gagaku biwa de plus petite taille possédant cinq cordes au lieu de quatre (Hyôdô, 2009, p. 24).

À partir du VIIe siècle apparaît une esquisse de système de soutien pour les pauvres, les personnes âgées et les personnes handicapées. Les lois successives définissent différentes catégories « d’infirmités » et le type d’aide qui doit être apportée aux personnes concernées (Uyama, 1997). L’existence de ce principe dans la loi témoigne d’une volonté de secourir les miséreux, inspirée par le principe bouddhique de compassion. Néanmoins, il n’est pas certain que ces règles aient été véritablement appliquées et, en pratique, beaucoup de personnes aveugles mènent des vies de mendiants ou sont recueillies dans des temples où elles participent à la récitation des sûtra qui sont généralement chantés en s’accompagnant au biwa (Taniai, 1996, p. 12-24).

C’est également à travers le prisme de la religion que sont présentées les premières figures d’aveugles connues dans la littérature japonaise. Il ne s’agit alors pas de musiciens. La première mention écrite d’une personne aveugle dans un texte japonais apparaît dans le Kojiki[3], au chapitre 72 du deuxième livre : la rencontre d’une personne aveugle, comme celle d’une personne qui boite, y est présentée comme de mauvais augure, dans une perspective qui est celle des croyances populaires. À l’inverse, le Nihon ryôiki (« Récit des événements miraculeux du Japon »), fortement marqué par la perspective bouddhique, relate des histoires de personnes aveugles pieuses, par exemple celle d’une femme aveugle qui retrouve la vue en priant Yakushi Nyôrai, le bouddha de la guérison. Ces différents textes donnent à voir des aveugles traités avec un mélange de respect, de crainte et pitié. Les croyances associant la cécité à des dons spécifiques sont en effet mêlées à d’autres plus négatives. Dans le Bouddhisme, introduit au Japon à partir des Ve et VIe siècles, le handicap est interprété comme la rétribution des mauvaises actions réalisées dans une vie antérieure. Les aveugles portent donc la marque de leurs fautes passées, ce qui justifie des formes de méfiance et de mépris à leur égard. Néanmoins, la tradition bouddhique considère qu’il est possible de se délivrer de cette punition en faisant le bien dans la vie présente. C’est une autre raison pour laquelle les personnes aveugles sont encouragées à la prière et la pratique religieuse.

Ainsi, qu’il s’agisse des môsô, intermédiaires entre les vivants et les morts, ou des miséreux recueillis dans les temples et éduqués à la musique dans le cadre des rituels bouddhistes, beaucoup de Japonais aveugles nouent, durant la période antique, des liens étroits avec la musique et la pratique instrumentale par l’intermédiaire de la religion. Toutefois, ces liens demeurent indirects et la musique n’est pas encore affirmée comme une composante de l’identité sociale des aveugles.

La figure du biwa hôshi médiéval : le musicien aveugle comme conteur

C’est à la période médiévale que les « musiciens aveugles » émergent véritablement en tant que groupe social structuré revendiquant une identité propre : celle de conteurs. Les premiers biwa hôshi (« prêtres au biwa ») apparaissent à la période Heian (794 - 1185) : ils viennent dans les maisons pour chanter des sûtra, notamment dans le cadre de rites pour la guérison des malades. Il existe alors un très fort écart entre ceux qui se produisent à la cour ou dans les maisons des nobles, au cours des banquets, et ceux qui mènent une vie itinérante, marchant de ville en ville, à la merci des aléas climatiques et en fonction de la générosité des auditeurs. L’un des plus célèbres biwa hôshi de cette période est le légendaire Semimaru qui inspirera nombre d’histoires et de pièces de théâtre (Matissoff, 2006). Peu de documents nous sont parvenus pour retracer l’évolution de l’art des biwa hôshi au cours de la période Heian, mais il semblerait que cette époque ait été marquée par le passage progressif d’une pratique musicale essentiellement fondée sur des chants religieux à des performances plus diversifiées, dans lesquelles la religion perd de sa centralité (Ôkuma et Namase, 1998, p. 43-44).

C’est à partir du 11e siècle qu’apparaît un nouveau genre qui va profondément marquer l’histoire des biwa hôshi et de la culture japonaise en général : les katarimono, récits guerriers relatant les conflits entre clans et les exploits des combattants, émergent en tant que genre littéraire et musical populaire (la narration se fait avec un accompagnement instrumental, le plus souvent au biwa).

L’année 1185 est un tournant majeur dans l’histoire du Japon. Elle marque la fin de la guerre qui a opposé le clan Taira et le clan Minamoto : ces derniers, après avoir été défaits par les Taira (dits aussi Heike) en 1160, prennent leur revanche et déciment les Heike. Or, trois mois plus tard, un grand tremblement de terre ravage Kyoto, puis les incendies et catastrophes naturelles se multiplient. La rumeur se répand alors qu’il s’agirait là de l’œuvre des âmes furieuses des défunts Heike en quête de vengeance, notamment de l’esprit de Kiyomori, le chef du clan, qui serait devenu dragon (Hyôdô, 2009, p. 55). Il apparaît donc nécessaire d’accomplir des rites pour apaiser les esprits vengeurs (Brisset, 2004). En particulier, la récitation de sûtra de pacification s’impose et les musiciens aveugles, du fait de leurs statuts d’intermédiaires privilégiés avec le monde des esprits, sont tout naturellement désignés pour mener à bien cette mission. On les appelle alors biwa hôshi, « prêtres au biwa ». C’est dans ce contexte que naît le principal chef d’œuvre de la littérature médiévale japonaise, le Heike Monogatari (dit des Heike) et l’art musical qui lui est associé, le heikyoku qui, bien que dérivant musicalement de la manière traditionnelle de chanter les sûtra bouddhiques, perdra au fil des siècles son caractère religieux pour devenir simplement une forme artistique appréciée de toutes les couches de la population. La narration et l’accompagnement au biwa ne sont pas simultanés ; il s’agit plutôt de frapper le biwa entre les mots. Le biwa utilisé, dit Heike biwa, est un instrument spécifique aux biwa hôshi. Dans sa fabrication, il est un croisement entre le môsô biwa des moines aveugles de Kyûshû et le gagaku biwa utilisé à la cour.

Il existe plusieurs hypothèses sur la création du Heike Monogatari (Brisset, Struve, Brotons, 2011 ; Hyôdô, 2009, p. 53), mais la plus communément admise est la suivante : Yukinaga, ancien aristocrate banni de la cour, aurait trouvé refuge dans un monastère du mont Hiei où il aurait rédigé le manuscrit entre 1218 et 1221. Il aurait alors enseigné le texte à l’aveugle Shôbutsu pour que celui-ci le diffuse. Néanmoins, il est plus probable que le récit ait été écrit collectivement et transformé peu à peu au fil de son appropriation par les biwa hôshi. On en veut pour preuve l’existence de différentes versions écrites du texte, transcrites à partir des versions orales colportées par différents groupes de musiciens.

La version « officielle » ne sera fixée qu’au XIVe siècle. En effet, c’est à cette période que l’art des biwa hôshi est unifié à travers le pays, à l’initiative d’Akashi Kakuichi (1299-1371) qui bénéficie du soutien de l’Empereur Go-Daigo. Vers 1371, peu avant sa mort, il établit la version « définitive » du Heike Monogatari qui sera transcrite à l’écrit. Il crée également une organisation, le tôdôza, qui fédère les associations de biwa hôshi qui existaient aux quatre coins du pays. En effet, dès le début du Moyen Âge, les biwa hôshi se sont réunis en groupes dans le but d’obtenir des formes de reconnaissances et de faire valoir leurs droits. Au XIVe siècle, il existe au moins trois de ces groupes à Kyoto et chacun d’entre eux défend ses propres intérêts au détriment des autres, ce qui génère des querelles. Cela s’explique en particulier par le fait que les groupes de biwa hôshi sont généralement rattachés à des temples puissants qui possèdent différentes versions du texte écrit et interfèrent dans les relations entre les groupes en fonction des variations des enjeux de pouvoir. Le processus d’unification entamé par Kakuichi vise à rassembler les différentes factions qui se font concurrence et à obtenir des privilèges dont bénéficierait toute la communauté (Hyôdô, 2009, p. 130). Le tôdôza obtient finalement la reconnaissance du gouvernement central et un monopole sur la récitation du Heike Monogatari. L’art du heikyoku se transmet de maître à disciple, selon la logique de la transmission secrète qui caractérise les arts japonais à cette période, en suivant les règles établies par Kakuichi. Toutefois, le processus d’unification est loin de s’achever à la mort de Kakuichi et l’histoire de l’organisation sera marquée par des querelles d’influence (Hyôdô, 2009, p. 151).

« Tôdô » signifie littéralement « notre voie » : la guilde souligne ainsi le fait qu’elle défend un art codifié de manière stricte et met en avant le sentiment d’appartenance à un collectif qui doit être suscité chez ses membres. Précisons toutefois que ce type de structure n’a rien de spécifique au groupe social des musiciens aveugles : dans le Japon médiéval, il existe toute sorte de corporations associées à diverses professions. Ce type d’organisation permet à des groupes sociaux variés d’affirmer une identité sociale non liée à la possession ou à l’exploitation d’une terre. Le tôdôza met également en place un système financier complexe à travers lequel les musiciens reçoivent des formes de dividendes à la hauteur des « parts » qu’ils possèdent dans la société. Il permet ainsi à ses membres d’obtenir une forme de protection sociale par l’intermédiaire de la communauté.

Cependant, le tôdôza est loin de regrouper tous les musiciens aveugles de cette période. D’une part, tous les biwa hôshi ne se soumettent pas à son contrôle, même s’ils pratiquent le heikyoku. D’autre part, les groupes de môsô du Sud du pays refusent de rejoindre l’organisation. Leur résistance s’explique en particulier par leur volonté de préserver la tradition religieuse qui les caractérise : ils souhaitent conserver leur affiliation historique à la secte Tendai et leur rôle traditionnel de récitants de sûtra (Ôkuma et Namase, 1998, p. 179). En pratique, il leur est cependant difficile de maintenir ce positionnement, car leur public est désireux d’entendre un répertoire plus varié.

On peut noter que les biwa hôshi sont exclusivement des hommes. Il existe également des femmes musiciennes, que l’on appellera plus tard les goze, qui jouent de la musique pour divertir les nobles ou vivent dans des temples et participent aux pratiques religieuses en chantant ou en jouant du tambour. Cependant, elles jouent un répertoire différent de celui des hommes et ne participent pas, à cette époque, à la récitation du Heike Monogatari (Groemer, 2014, p. 32-40). Si les travaux historiques permettent de reconstituer de manière relativement précise la vie de ces femmes à partir de la période Edo (cf. infra), les sources médiévales demeurent rares sur ce sujet.

Au Moyen Âge, les biwa hôshi sont classés parmi les marginaux, au même titre que les kawaramono.[4] Les aveugles résidant à Kyoto vivent avec ceux-ci dans des quartiers à l’écart de la ville, au bord des rivières, en particulier dans le quartier de Higashiyama. Il s’agit cependant plus d’une forme de marginalisation que d’une véritable exclusion, certains biwa hôshi exerçant leur art au contact des puissants : par exemple, des biwa hôshi peuvent exceptionnellement être autorisés à entrer au Palais impérial afin de jouer pour l’Empereur.

Les biwa hôshi se choisissent comme divinité protectrice Amayo no mikoto, prince impérial du IXe siècle. Ils organisent une grande célébration en son honneur chaque année, le 2e jour du 2e mois. Leur prétention à une ascendance princière est encore renforcée par leur identification au personnage de Semimaru qu’ils vénèrent comme une divinité et qu’ils considèrent comme un prince devenu mendiant, par association avec la légende indienne du prince Kunala. Ils se veulent ainsi auteurs de leur propre histoire, dans le but d’asseoir leur position sociale et de revendiquer des formes de reconnaissance.

Leur rite religieux le plus important est sans conteste le suzumi qui a lieu le 6e mois. Il s’agit d’une fête en l’honneur de Benzaiten, divinité de la musique (souvent représentée avec un biwa). Mais ils participent également aux rituels liés aux saisons, notamment aux bénédictions pour le Nouvel An. Ainsi les biwa hôshi continuent de pratiquer certains rites confirmant leurs liens avec le monde du sacré. Leur apparence est également celle de moines : ils portent notamment la tonsure. Les noms qu’ils portent évoquent également des noms de religieux, ou plus exactement des noms religieux féminins (Hyôdô, 2011, p. 66). Ainsi, leur identité se trouve progressivement codifiée, tant sur le plan des performances que sur celui de la vie quotidienne.

Le heikyoku atteint l’apogée de sa popularité à la période Muromachi (1333-1573) qui est une période d’épanouissement artistique général, surtout dans les classes aisées. Il est alors apprécié à la cour et dans les familles de guerriers. Des biwa hôshi sont invités à divertir les couches supérieures de la population au cours de leurs banquets et reçoivent un fort soutien des shôgun Ashikaga qui voient dans la récitation du Heike Monogatari une glorification de leur pouvoir (les Ashikaga descendent en effet du clan Minamoto, vainqueur de la guerre narrée dans le récit). Cependant, en parallèle du développement des arts, le pays est fréquemment ravagé par des révoltes et des guerres civiles. La famille impériale et certains clans guerriers, ainsi que le peuple des régions touchées, se trouvent ruinés, et les biwa hôshi sont sans cesse soumis aux aléas de fortune de leur public. Néanmoins, il semble également que ces temps troublés contribuent à exacerber le besoin de protection religieuse et le désir de divertissement des populations épargnées, ce qui, d’une certaine façon, profite également aux musiciens (Ôkuma et Namase, 1998, p. 86).

Le Japon médiéval permet donc aux musiciens aveugles d’occuper une place centrale dans le développement des arts : grâce à une organisation communautaire solide, les biwa hôshi parviennent à s’assurer une position sociale reconnue, grâce à leur monopole sur le Heike Monogatari. Ils parviennent à développer un « art des aveugles » reconnu dans la société et jouant un rôle central dans la culture de cette période. C’est ainsi que la figure du conteur-musicien aveugle s’ancre dans l’imaginaire historique associé au Moyen Âge : en témoigne notamment l’histoire de Miminashi Hôichi, citée en introduction, qui met en scène un biwa hôshi dupé par un mystérieux visiteur qui l’invite à réciter le Heike Monogatari devant ce qui s’avère être une assemblée de fantômes du clan Heike.

La période Edo : entre reconnaissance politique et diversification des figures d’aveugles

À l’issue de plusieurs siècles de guerres civiles, le Japon est finalement unifié à partir de la fin du XVIe siècle et la période Edo (1603-1868), où règnent les shôgun Tokugawa, est une période de paix. Cette période est à la fois celle de la consécration des liens officiels entre les musiciens aveugles et l’Etat par l’intermédiaire du tôdôza et celle d’une diversification générale des activités exercées par les personnes aveugles et d’un délitement du lien entre « cécité » et musique.

Le premier shôgun Tokugawa, Ieyasu, est particulièrement favorable aux biwa hôshi. D’une part, en soutenant la récitation du Heike Monogatari, il veut affirmer sa filiation avec le clan Ashikaga (Hyôdô, 2009, p. 160). D’autre part, Izu Ennichi (1540-1621), à la tête du tôdôza pendant l’avènement d’Ieyasu, connaît celui-ci de longue date et dispose donc d’une certaine influence (Ôkuma et Namase, 1998, p. 97) dont il use pour orienter la politique du gouvernement concernant les musiciens aveugles. Ainsi, dès 1614, le tôdôza est reconnu par le gouvernement qui lui accorde officiellement le pouvoir de contrôler ceux-ci.

La période Edo est une période de consolidation générale du contrôle social et l’autorité exercée par le tôdôza se renforce progressivement : l’adhésion à l’organisation devient même obligatoire pour toutes les personnes aveugles en 1776, ce qui permet à l’État d’exercer un contrôle sur ceux-ci par l’intermédiaire de la guilde. Le mot zatô, littéralement « membre de la guilde », devient ainsi l’une des manières les plus courantes de désigner les musiciens aveugles.

Le tôdôza est une société fortement hiérarchisée. Les charges et rangs au sein de l’organisation s’obtiennent par achat, à travers des versements réguliers qui sont également pour les musiciens itinérants un moyen de déposer en lieu sûr l’argent gagné au cours de leurs voyages. Ils reçoivent ensuite des dividendes en proportion des sommes versées (Ôkuma et Namase, 1998, p. 123). Par extension de ce système, le tôdôza développe progressivement une activité de prêt d’argent, avec l’autorisation du gouvernement. L’organisation prête en particulier aux guerriers de hauts rangs et surtout aux seigneurs locaux en difficulté financière. Cette activité permet aux titulaires des plus hauts rangs de l’organisation de s’enrichir fortement et de mener une vie luxueuse.

Les musiciens itinérants, s’ils possèdent un certificat délivré par la guilde, bénéficient de la gratuité de l’hébergement pendant leurs voyages. En contrepartie, ils s’engagent à respecter les règles de l’organisation qui encadrent tous les aspects de la vie, qu’il s’agisse des relations sociales (concernant les rapports entre maîtres et disciples, ou l’interdiction de se marier entre aveugles, quoique celle-ci ne soit pas forcément respectée en pratique) ou des aspects pratiques de la vie quotidienne. Par exemple, le bois des cannes utilisées pour se guider diffère selon la fonction de la position de la personne dans la hiérarchie de l’organisation (Ôkuma et Namase, 1998, p. 125-130). Ainsi, le tôdôza devient un organisme qui participe du contrôle social exercé par le gouvernement des Tokugawa : il permet aux musiciens aveugles de bénéficier de certains avantages et d’affirmer une identité collective reconnue par l’Etat, tout en encadrant leur vie quotidienne par des règles strictes (Groemer, 2001).

Cependant, dans les limites de ce cadre, on assiste à la même période à une diversification sans précédent des activités des personnes aveugles, à la fois dans le domaine musical et au-delà. En effet, à la période Edo, le heikyoku cesse d’être l’activité centrale des zatô : seuls ceux issus des classes supérieures, ainsi que les môsô de l’Ouest[5], jouent encore du biwa. Celui-ci a été supplanté par d’autres instruments, en particulier le shamisen, luth à trois cordes d’origine chinoise, introduit au Japon à la fin du XVIe siècle. Dès son apparition au Japon, le shamisen est apprécié par les musiciens aveugles qui apprennent non seulement à en jouer, mais à le fabriquer, et en améliorent progressivement la forme et les caractéristiques (Ôkuma et Namase, 1998, p. 136). Il leur devient si fortement associé que, durant toute la période, un grand nombre de musiciens voyants viennent apprendre le shamisen auprès de maîtres aveugles.

Il existe également une diversité de répertoires et d’activités pratiquées par les musiciens aveugles selon les régions. À cet égard, on dispose d’une quantité substantielle d’archives concernant les goze de la province d’Echigo[6] (actuel département de Niigata). Précisons que les goze sont des femmes aveugles musiciennes. Comme évoqué précédemment, les archives datant d’avant la période Edo traitent principalement des musiciens aveugles de sexe masculin, même si les femmes, comme les hommes, pratiquent traditionnellement la musique[7] et se réunissent, à partir du XVe siècle, en groupements de musiciennes-mendiantes aux portes de certains temples. À la période Edo, certaines goze se produisent devant les guerriers des classes supérieures au cours des banquets, mais elles sont peu nombreuses et elles-mêmes issues de familles aisées (Groemer, 2014, p. 42-49). D’autres, appartenant aux classes moyennes, vivent dans les villes, bénéficiant de l’essor de l’urbanisation à cette période. Elles sont invitées à se produire dans les maisons des commerçants ou d’autres membres de la classe moyenne en plein développement. Nombre d’entre elles enseignent la musique à des élèves voyants, pour des tarifs inférieurs à ceux des maîtres de sexe masculin. Mais la majorité d’entre elles se produisent dans les campagnes où elles créent des groupes locaux pour se soutenir mutuellement.

La vie quotidienne des goze d’Echigo a pu être reconstituée avec beaucoup de détails. Elles vivent en communautés composées d’un maître (une « mère ») et de ses disciples et constituées sur le modèle de la vie familiale, dans le strict respect d’une hiérarchie fondée sur l’âge. L’hiver, elles vivent en communauté dans la maison de la « mère » et, pendant la belle saison, elles partent en tournée dans les villages de la région, parcourant de longues distances à pied, y compris dans les zones montagneuses. Le risque est alors fort d’être attaquées, volées ou violées sur la route, d’où la nécessité absolue de se déplacer en groupe et non seules). Au retour, elles partagent en parts égales le bénéfice financier des tournées, ce qui permet d’assurer la survie des goze âgées ou malades (Groemer, 2014, p. 58).

Les goze jouent principalement du shamisen. Elles ont un répertoire varié, mêlant des airs de théâtre populaire, des kudoki (chansons relatant des événements dramatiques, notamment des doubles suicides amoureux) et surtout des pièces du répertoire saimon matsuzaka, c’est-à-dire des poèmes chantés, souvent à caractère religieux, qui constituent leur répertoire spécifique.

Elles officient au cours de certaines cérémonies, en particulier au Nouvel An et au printemps. En Echigo, où l’on pratique la sériciculture, la croyance populaire veut que leur musique soit bénéfique pour la bonne croissance des vers à soie, et elles chantent donc aussi à cet effet. Mais, dans les campagnes où les loisirs se font rares, elles ont également pour rôle de divertir les paysans. Dans ce but, elles adaptent leur répertoire aux demandes du public.

En théorie, le tôdôza est censé contrôler les goze mais, en l’absence de règles précises, ce sont plutôt les règlements des groupes locaux qui gouvernent leur existence, sans être véritablement unifiés au niveau national. Au sein des groupes, les règles sont strictes et la hiérarchie forte. Groemer (2016) montre que, pour gagner le respect du public, elles doivent lui apporter des performances musicales de grande qualité, posséder un haut niveau de compétences et veiller à ne pas être confondues avec des prostituées. Elles se plient à une discipline sévère et à un code moral strict qui leur interdit en particulier tout lien avec des hommes : celles qui entretiennent des liaisons ou tombent enceintes se voient exclues de leur groupe, un motif que l’on retrouve dans le roman de Mizukami Tsutomu Hanare goze Orin (« Orin la goze exclue »). En plus d’une formation musicale qui nécessite de longues années d’entraînement, elles acquièrent leur identité de goze à travers un apprentissage des choses de la vie quotidienne : tenir la maison, cuisiner, s’orienter[8], et surtout se fortifier pour résister aux voyages. En particulier, l’un des éléments essentiels de l’entraînement est la « pratique dans le froid » qui consiste à pratiquer le chant et le shamisen pieds nus dans la neige (les leçons ayant lieu surtout en hiver, lorsque le professeur n’est pas en tournée) (Shimojû, 2003, p. 43-47).

Pour les hommes comme pour les femmes, au XVIIIe siècle, avec le renforcement du contrôle sur la population et l’interdiction progressive de la mendicité, un système est mis en place pour que la survie des musiciens itinérants ne dépende plus uniquement de la charité individuelle des villageois : les associations de musiciens reçoivent de l’argent du gouvernement central, notamment à l’occasion de certaines fêtes, ainsi que de la part des gouvernements locaux. En contrepartie, les artistes ont interdiction de quitter le territoire du fief qui les rétribue (Groemer, 2014, p. 94-118).

En dépit de ce renforcement des liens entre les musiciens aveugles et les gouvernements, la période Edo est aussi et surtout une période où émerge une nouvelle figure d’aveugle qui supplantera progressivement celle de l’aveugle musicien : celle de l’aveugle masseur-acupuncteur. En effet, Sugiyama Waichi (1610-1694), dirigeant du tôdôza, met au point de nouvelles techniques d’acupuncture que les personnes aveugles peuvent pratiquer et acquiert une grande renommée en prodiguant ses soins au shôgun Tsunayoshi. Il ouvre la première « école d’aveugles » du Japon, l’École Sugiyama de formation à l’acupuncture, en 1680. Cette nouvelle activité se développe très rapidement et les praticiens de ces nouveaux métiers adhèrent également au tôdôza. Dans le contexte des troubles économiques du début du XIXe siècle et de la politique d’austérité économique et morale des années 1830-1840 qui aboutit à l’interdiction de la musique dans les campagnes[9], le nombre de musiciens parmi les personnes aveugles diminue fortement, celles-ci se tournant très majoritairement vers les métiers du massage et de l’acupuncture (Taniai, 1996, p. 73-101). C’est pourquoi, dans les fictions historiques mettant en scène des personnages aveugles de cette époque, ces derniers sont souvent dépeints dans l’exercice de ces nouvelles fonctions et non plus comme musiciens, la figure emblématique de ce nouvel archétype étant le personnage de Zatôichi, masseur-acupuncteur itinérant et justicier maniant le sabre à la perfection, héros d’une vingtaine de films et d’une série télévisée.

La période Edo marque donc l’aboutissement de l’organisation d’un système social qui permet aux musiciens aveugles d’obtenir autonomie financière et reconnaissance d’une identité spécifique définie par leurs propres communautés. Ils parviennent à une position sociale qui contrebalance leur marginalité, quoique l’acquisition de cette position sociale se fasse, pour les individus, au prix d’une subordination à un système de contrôle et de discipline qui ne tolère guère d’écart. En plus de leur contribution traditionnelle aux rites religieux, les musiciens itinérants apportent des divertissements au peuple des campagnes. Ils sont à la fois porteurs d’une tradition musicale propre aux aveugles et passeurs de chanson, contribuant à diffuser dans diverses régions des musiques de genres variés. Cependant, c’est aussi une période où la musique perd de sa centralité dans les activités professionnelles des personnes aveugles : leurs métiers se diversifient et la crise économique et politique de la fin de la période Edo accélère le déclin des musiciens itinérants qui bientôt ne trouveront plus leur place dans une société « moderne ».

Les musiciens aveugles : victimes du passage à la « modernité » ?

À partir des années 1850, le Japon connaît des bouleversements sans précédent à tous les niveaux. L’ouverture forcée du pays par les navires américains en 1853, l’afflux d’idées nouvelles venues de l’Occident et la politique volontariste de « modernisation » menée à l’ère Meiji (1868-1912) modifient en profondeur la société, d’une manière qui va précipiter le déclin des musiciens aveugles.

Le nouveau gouvernement démantèle toutes les guildes, et en particulier le tôdôza, ce qui a pour effet de dissoudre les solidarités communautaires entre les aveugles. En remplacement, des écoles d’aveugles « modernes » sont créées sur le modèle des écoles spécialisées occidentales, par des associations inspirées par une logique de charité. Ce système contribue paradoxalement à réduire la capacité d’autodétermination dont les personnes aveugles disposaient auparavant. Néanmoins il favorise leur accès à l’alphabétisation, surtout avec la création du Braille japonais à partir de 1890. La « modernisation » ne touche pas seulement l’éducation des enfants, mais aussi la formation professionnelle : avec le développement de la médecine occidentale, le gouvernement souhaite faire des métiers de masseur et acupuncteur des professions régulées et met donc en place des formations officielles, au sein des écoles spécialisées. Ce sont alors les seules formations reconnues par l’État ouvertes aux étudiants aveugles, ce qui explique que tous ceux d’entre eux qui intègrent le système scolaire s’orientent vers ces métiers, à l’exception des personnes malvoyantes ayant des résidus visuels suffisants pour prendre des postes d’ouvriers non qualifiés dans les industries naissantes (Ri, 2013, p. 48). Néanmoins, avant l’obligation de scolarisation de 1948, il demeure courant, notamment dans les campagnes, que les enfants aveugles n’intègrent pas le système scolaire et entrent directement en apprentissage chez un maître de massage-acupuncture ou de musique. Ainsi, la tradition des musiciens aveugles perdure, quoique le nombre d’artistes diminue drastiquement.

Avec l’exode rural et les transformations de la société et des modes de vie, l’intérêt du grand public pour les musiciens itinérants se tarit. À partir de l’ère Taishô (1912-1926), les Japonais sont avides de divertissements « modernes » et l’intérêt pour la musique traditionnelle décline fortement, d’autant plus que le développement de l’industrie du disque bouleverse les manières d’écouter de la musique. Si des groupes de recherche sur les chansons traditionnelles se forment dans le même temps, ils ont pour but premier de les promouvoir comme expressions de la pureté de la Nation, dans des versions « nettoyées » de toute forme de « mauvaise prononciation » et de mots en dialectes (Groemer, 1999, chap. 3) ; cette standardisation contribue elle aussi à dévaloriser les parlers locaux des musiciens itinérants. La crise économique est encore un autre facteur qui accentue la précarité des conditions de vie des musiciens aveugles, même lorsqu’ils adaptent une partie de leur répertoire à l’air du temps. Pendant la guerre, la musique est considérée comme superflue et les musiciens itinérants sont victimes de l’interdiction de la mendicité et de la mobilisation de toutes les ressources au service de la Nation qui amènent notamment de nombreuses goze à abandonner leur activité pour fonder une famille, dans le cadre de la politique nataliste (Groemer, 2016, chap. 5). Quelques communautés de goze et quelques hommes musiciens continuent tant bien que mal à pratiquer leur art en dépit des difficultés jusque dans les années 1960.

La dernière « famille » de goze, qui représente la tradition des goze de Takada en Echigo, est composée de trois membres : la « mère » Sugimoto Kikui (1898-1983) et ses deux « filles » Sugimoto Shizu (1916-2000) et Namba Kotomi (1915-1997). Ces deux dernières entreront après la mort de Kikui dans une maison de retraite où elles rejoindront la dernière représentante d’une autre tradition locale de goze, Kobayashi Haru (1900-2005), ce qui leur permettra de donner jusqu’à la fin de leur vie des représentations et des leçons (à des musiciennes voyantes) et ainsi de transmettre leur art et leurs souvenirs. Leurs témoignages permettent de reconstituer ce que fut la tradition des goze : une vie strictement encadrée par le code des goze local qui interdit toute relation avec des hommes et sanctionne toute absence aux rites annuels et tout retard sur le calendrier de la tournée fixé pour l’année. Leurs tournées se déroulaient de la même manière que celles des goze de la période Edo : de longs trajets à pied, en portant un lourd balluchon de voyage (Sugiyama, 1995, p. 48), le risque de se faire détrousser en chemin (Sugiyama 68), les concerts dans les maisons de goze des villages, parfois jusqu’à l’aube, le départ dès le lendemain matin vers un autre village. À la suite de la réforme agraire d’après-guerre, les maisons de goze où celles-ci étaient traditionnellement accueillies pendant leur tournée disparaissent. Leur dernière tournée a lieu en 1964, l’année où la modernité japonaise triomphe sous les yeux du monde entier avec l’organisation des Jeux olympiques à Tokyo : elles ne sont plus que trois à y prendre part, contre encore une centaine à la fin de l’ère Meiji.

Du côté des hommes, l’évolution est sensiblement similaire. Groemer (1999, p. 83-84) cite l’exemple de Shirakawa Gunpachirô (1909-1962), virtuose du shamisen qui enseigne son art à de nombreux élèves, mais meurt néanmoins dans la misère, car, du fait qu’il ne possède pas d’adresse fixe, il ne peut recevoir aucune aide sociale ni aucune prise en charge de ses frais médicaux. Le musicien Takahashi Chikuzan (1910-1998) connaîtra, lui, un destin plus favorable en devenant célèbre grâce à l’industrie du disque pour ses performances de Tsugaru jamisen (shamisen typique du nord du Japon). Son autobiographie (Takahashi) nous renseigne néanmoins sur l’existence itinérante qu’il a menée pendant la plus grande partie de sa vie : les longues marches dans le froid à travers le Japon septentrional, la difficulté à récolter de l’argent pour ses performances, les nuits passées dehors lorsqu’il ne trouve pas d’hébergement, la difficulté à maintenir en bon état et entretenir son shamisen, l’impossibilité d’emmener dans ses tournées sa femme et leur enfant qui mourra en bas âge. Ce n’est qu’à partir des années 1950-1960 qu’il accède à la célébrité et à la stabilité financière. Le « dernier biwa hôshi » Yamashika Yoshiyuki (1901-1996) passe lui aussi la plus grande partie de sa vie dans l’anonymat et la précarité, gagnant sa vie tant bien que mal par ses performances de biwa à travers l’île de Kyûshû ; il suscite un engouement médiatique à partir de 1973, lorsque le gouvernement déclare la tradition du biwa de Kyûshû « bien culturel immatériel » dans une optique de revalorisation de « l’identité japonaise » (De Ferranti, 2009). Il est alors présenté comme le dernier représentant de la tradition des biwa hôshi et transmet lui aussi son art à des élèves voyants.

Ainsi, la cause finale de la disparition des musiciens aveugles n’est autre que la perte d’intérêt du grand public qui, d’une part, ne pratique plus guère les rituels religieux auxquels ceux-ci étaient associés et, d’autre part, dispose avec l’essor de la radio et de l’industrie du disque de nouveaux moyens d’accès à des styles de musique de plus en plus diversifiés. Les musiciens aveugles ont donc perdu à la fois leur rôle religieux et leur rôle de vecteur de divertissement. Néanmoins, en parallèle de cette disparition, on assiste, à partir des années 1970, à l’émergence d’artistes voyants qui viennent auprès des derniers représentants de ces traditions pour apprendre leur art et le perpétuer. Ainsi, si la musique des artistes aveugles disparaît en tant que « culture de la cécité » dont la pratique serait l’apanage des personnes aveugles, elle demeure vivante en tant que patrimoine culturel faisant l’objet de recherches et d’un travail de mémoire qui attire l’attention médiatique, selon une logique qui n’est pas toujours exempte d’enjeux politiques liés à la préservation d’une « identité nationale » dont les musiciens aveugles seraient partie intégrante.

Conclusion

On a ainsi retracé de l’histoire des musiciens aveugles du Japon, telle qu’elle est narrée dans les travaux des historiens japonais d’aujourd’hui, pour comprendre l’origine des figures archétypales d’aveugles observables dans la culture populaire. L’espace imparti ici ne permet que d’en esquisser les grands traits, sans pouvoir reconstituer la complexité des contextes et la diversité des variations régionales.

Si l’on veut cependant en restituer la teneur générale, cette histoire donne à voir la création progressive de communautés solidaires bénéficiant d’une relative autonomie. Née de l’association entre cécité et religion, la pratique de la musique et de la récitation par les personnes aveugles a permis à une partie de ces dernières à la fois d’assurer leur propre subsistance, mais aussi d’obtenir des formes de reconnaissance sociale sur la base d’une identité définie par elles-mêmes.

Le caractère oral de la transmission de ces arts a sans nul doute favorisé leur appropriation par des personnes qui, jusqu’à l’introduction du Braille à la fin du XIXe siècle, n’avaient guère accès à la lecture. Dans ce contexte, la cécité, loin d’être une barrière à la création, a favorisé le regroupement de certains individus en communautés fondées sur le partage d’une situation commune (la déficience visuelle), mais orientée vers les pratiques artistiques. Quoique codifiées par les communautés, ces pratiques ont laissé une part importante à l’interprétation individuelle des artistes, chaque performance étant une recréation de l’œuvre présentée dans la logique de la « composition orale » (Hyôdô, 2017), même si certains groupes, notamment parmi les goze, se sont au contraire défendus de toute forme d’interprétation individuelle (Groemer, 2016).

Ainsi, les musiciens aveugles du Japon ont laissé leur empreinte sur l’histoire culturelle, musicale et littéraire de leur pays et leur histoire montre à quel point ils sont parvenus, par la création de communautés officiellement reconnues, à définir leur propre identité et à jouer un rôle actif dans les discours portés sur eux. Ils ont ainsi contribué à produire leurs propres représentations, sur la base desquelles les historiens d’aujourd’hui peuvent montrer que, dans les conditions sociales du Japon d’autrefois, la déficience visuelle n’a pas toujours été vécue comme une « situation de handicap ».

Références


  1. Dans l’historiographie japonaise classique, on appelle « Antiquité » (kodai) la période qui s’étend de 250 (après J.-C) à 1185, ce qui ne coïncide donc pas avec « l’Antiquité » occidentale.

  2. Les kami sont les « dieux » japonais. Dans la mesure où ce terme renvoie à des croyances animistes et non à l’image d’un « Dieu » comparable à celle qui existe dans le monde monothéiste, on le traduit également parfois par « esprit ».

  3. Recueil de mythes concernant la création du Japon et les premiers dieux et relatant également la construction de la dynastie impériale.

  4. On regroupe communément sous ce terme les personnes qui pratiquaient des métiers considérés comme « impurs », comme les bouchers, les tanneurs ou les croque-morts.

  5. Cela s’explique par la persistance de la tradition religieuse mentionnée ci-dessus, quoique celle-ci se transforme, avec le développement de la transmission de cette tradition à des « môsô voyants ».

  6. Il s’agit à la fois des archives écrites des communautés musiciennes et des des récits oraux transmis par les dernières représentantes de cette tradition, dont les témoignages ont été longuement recueillis à partir des années 1960 (cf. infra).

  7. Des femmes aveugles musiciennes sont mentionnées dans les textes de la période Heian, mais elles jouent principalement du tambour.

  8. En voyage, les goze se déplacent toujours ensemble, en se tenant par la main ou en s’encordant, guidées par celles qui ont le plus de résidus visuels (celles-ci suivent un entraînement spécifique de deux à trois ans plus long que celui des autres goze). Néanmoins, il est essentiel que toutes aient une maîtrise parfaite de leur marche, pour pouvoir se déplacer à travers les montagnes, y compris dans la neige.

  9. La musique est accusée de distraire le peuple de la production agricole et de promouvoir « l’extravagance ».