La cécité dans les Mémoires d’aveugle de Derrida :

un renversement paradoxal de sa représentation traditionnelle

Marion Chottin, Chargée de recherche en philosophie, CNRS/IHRIM-Ens de Lyon. marion [dot] chottin [at] ens-lyon.fr

Résumé

En 1989, Derrida est sollicité par le Musée du Louvre pour réaliser une exposition sur le thème de son choix et en écrire le commentaire. C’est alors qu’il découvre qu’il ne peut cligner de son œil gauche, ce qui s’avère être le symptôme d’une maladie d’origine virale. Le sujet s’impose à lui — les dessins d’aveugles, lesquels vont soutenir son questionnement : la cécité serait-elle au fondement de la vue ? L’ouvrage Mémoires d’aveugle. L’autoportrait et autres ruines (Derrida, 1990) reproduit le texte qu’il écrivit pour l’occasion, ainsi qu’une sélection des œuvres exposées. Du point de vue des études sur le handicap, nous nous interrogeons, dans cet article, à notre tour : lorsque l’on soutient, comme Derrida, que l’« aveuglement » est la condition de possibilité du dessin, et plus largement de la visibilité, que dit-on de la cécité ? Refuse-t-on son assignation comme déficience, fait-on d’elle un handicap tel que le conçoivent les Disability Studies, à savoir un empêchement socialement élaboré ? Cet article montre d’abord que Derrida, dans son ouvrage, révèle que la cécité, dans les traditions juive, chrétienne et philosophique, oscille entre excès et défaut de savoir. Puis, il souligne la façon dont le philosophe déconstruit cette représentation au profit d’une conception de l’« aveuglement » comme une puissance dont les aveugles, qui selon lui sont des êtres passifs, demeurent privés.

Abstract

In 1996, the Louvre asked Derrida to curate an exhibition and write an exhibition catalogue on a subject of his choice. At the same time, he had a viral illness which impeded the blink reflex in his right eye. The subject of the exhibition – blind drawing – came to him from this lived experience of blindness and he began asking whether blindness is the basis of sight. Derrida’s work Mémoires d’aveugle. L’autoportrait et autres ruines (Derrida, 1990) contains the text he wrote for the exhibition alongside reproductions of some of the works displayed. This article takes a critical-disability-studies approach to Derrida’s work to ask what happens to blindness given Derrida’s assertion that non-sight is the prerequisite not only of the artistic sketch, but also of the visual more generally. Does Derrida’s theorization of blindness allow us to move from a model of blindness as lack to a social-model-influenced understanding of blindness as a socially constructed phenomenon? This article suggests firstly that Derrida argues that in the Christian, Jewish and philosophical traditions, blindness oscillates between excess and lack of knowledge. The article goes on to underline how Derrida deconstructs this representation in favour of an understanding of “aveuglement” (blinding) as a power which blind people – who, according to him, are passive beings - are deprived of.

La cécité dans les Mémoires d’aveugle de Derrida :

un renversement paradoxal de sa représentation traditionnelle

Marion Chottin, Chargée de recherche en philosophie, CNRS/IHRIM-Ens de Lyon. marion [dot] chottin [at] ens-lyon.fr

Introduction

Bien peu de philosophes ont consacré à la cécité l’un de leurs ouvrages. Dans ce que l’on identifie comme la tradition philosophique, Diderot fait même souvent figure de cas unique, avec sa fameuse Lettre sur les aveugles à l’usage de ceux qui voient de 1749. Mais il en est au moins un autre, contemporain cette fois : Jacques Derrida, qui fait paraître, en 1990, ses Mémoires d’aveugle. L’autoportrait et autres ruines – une œuvre qui, du simple fait de cette rareté, paraît hautement précieuse pour la philosophie de la cécité et plus généralement du handicap. Son contexte d’écriture instruit ses raisons et éclaire un peu son titre pour le moins mystérieux. En 1989, Jacques Derrida est sollicité par le Musée du Louvre pour réaliser une exposition sur le thème de son choix et en écrire le commentaire. C’est alors qu’il découvre qu’il ne peut cligner de son œil gauche, ce qui s’avère être le symptôme d’une maladie d’origine virale. Plus tard, il décrira le clin d’œil comme « cet instant d’aveuglement qui assure à la vue sa respiration » (Derrida, 1990, p. 38) : lors de cette expérience qui l’oblige à reporter le premier rendez-vous prévu avec les conservateurs du musée, le philosophe prend conscience de l’alternance de moments de vue et de non-vue dans l’exercice de la vision. Bien plus, les battements de paupières, qui, plusieurs milliers de fois par jour, nous plongent dans la non-vue, rendent possible la vision : sans eux nos yeux ne sauraient voir[1]. À la suite de cette expérience, le sujet qu’il traitera s’impose à Derrida : les dessins d’aveugles, lesquels vont soutenir son questionnement. La cécité serait-elle au fondement de la vue ? Se logerait-elle, plus largement, au cœur même du visible ? Une seconde expérience, plus habituelle celle-ci, invite Derrida à le penser – celle de l’écriture effectuée les yeux tournés, aveugles, en ce sens, aux traits qui se tracent sur le papier :

Par accident, et parfois au bord de l’accident, il m’arrive d’écrire sans voir. Non pas les yeux fermés, sans doute. Mais ouverts et désorientés dans la nuit ; ou le jour, au contraire, les yeux fixés sur autre chose en regardant ailleurs, devant moi par exemple quand je suis au volant […]. (1990, p. 11)

La cécité semble ainsi participer à la visibilité. Et le philosophe d’inscrire en épigraphe de son œuvre ces quelques lignes de Diderot, auquel il est aussi arrivé, dans l’obscurité, d’écrire sans voir. C’était en 1759 chez Sophie Volland :

J’écris sans voir. Je suis venu. Je voulais vous baiser la main […]. Voilà la première fois que j’écris dans les ténèbres […] sans savoir si je forme des caractères. Partout où il n’y a rien, lisez que je vous aime (Diderot, 1834, p. 84, cité dans Derrida, 1990, p. 9).

Derrida, philosophe de la cécité, s’inscrit dans les pas de Diderot. Mais en un sens il va plus loin en cela qu’il fait de l’écriture aveugle[2], ou « à l’aveugle », une expérience qui, via la réflexion sur les dessins d’aveugles, l’amène à se penser lui-même en philosophe aveugle[3] : si son ouvrage traite (notamment) de l’autoportrait, il en est aussi un en tant que tel. Derrida découvre que la cécité est au principe du dessin et, parce que l’écriture relève également du « trait », comprend de là, que lui aussi, philosophe, est aveugle – que le dessinateur n’est pas le seul à expérimenter la cécité. Du point de vue des études sur le handicap, nous questionnerons à notre tour : lorsque l’on soutient que l’« aveuglement » (Derrida, 1990, p. 100) est la condition de possibilité du dessin, et plus largement de la visibilité, que dit-on de la cécité ? La conçoit-on comme une source et une puissance de création ? Refuse-t-on son assignation comme déficience, fait-on d’elle un handicap tel que le conçoivent les Disability Studies, à savoir un empêchement socialement élaboré ? Nous montrerons d’abord que Derrida, au travers des dessins d’aveugles sélectionnés pour l’exposition du Louvre, révèle la place qu’occupe la cécité dans les traditions juive, chrétienne et philosophique, puis soulignerons la façon dont il déconstruit cette représentation traditionnelle au profit d’une conception de l’« aveuglement » comme puissance paradoxale.

La représentation traditionnelle de la cécité : un impouvoir entre défaut et excès de savoir

Après avoir exhumé le « logocentrisme »[4] de la métaphysique (de Platon à Husserl), Derrida s’est attaché, dans les années qui ont précédé l’exposition au Musée du Louvre, à révéler ce qu’il a nommé l’« héliocentrisme »[5] de cette tradition, c.-à-d. la centralité qu’elle accorde à la métaphore optique. Dans ses Mémoires d’aveugle, le philosophe revient sur ce primat de longtemps accordé à la vue : « Idein, eidos, idea : toute l’histoire, toute la sémantique de l’idée européenne, dans sa généalogie grecque, on le sait, on le voit, assigne le voir au savoir » (Derrida, 1990, p. 18). Dans ce cadre de pensée, le savoir suprême auquel l’homme peut prétendre est conçu comme relation directe ou immédiate de l’esprit avec l’objet connu, lequel surgit alors sur le mode de la présence pleine et entière, sans zone d’ombre. La vision fournit alors le modèle de ce savoir : envisagée elle-même comme appréhension directe et instantanée de son objet par les rayons de lumière, elle donne l’idée d’un tel savoir, ou du moins le rend intelligible, en incarnant son corrélat sensible. À partir d’une série de dessins qui représentent des aveugles, Jacques Derrida s’attache désormais à penser la place de la cécité au sein de ce courant (que l’on pourrait qualifier de mainstream) philosophique, lui-même étroitement lié, selon lui, aux traditions juive et chrétienne.

Le philosophe commence par s’intéresser aux études d’aveugles d’Antoine Coypel, peintre français de la seconde moitié du XVIIe siècle. Celle par laquelle débute son propos[6]montre un homme de trois quarts dos, tout entier enveloppé d’un manteau à capuche, penché en avant du côté gauche de la toile, les mains devant lui. Cet homme semble être tout près de tomber – trait commun à nombre de dessins d’aveugles. Pourquoi ? Est-ce seulement parce qu’une personne aveugle est jugée plus sujette à la chute qu’une autre qui voit ? Pour Derrida, il y a davantage. Une autre étude de Coypel[7] figure elle aussi un homme en train de chuter, cette fois-ci partiellement dénudé et positionné face au spectateur, les mains en avant orientées vers la droite de la toile. Cet homme ne voit pas, mais il n’est pas aveugle : il porte un bandeau sur les yeux. Le titre de l’étude dit ce qu’il faut y lire : ce corps aveugle en tant qu’il chute est une allégorie de « L’Erreur ». Aussi commençons-nous à saisir la place de la cécité dans la tradition héliocentriste : si voir équivaut à savoir, alors ne pas voir revient d’abord à ne pas savoir[8]. Et Derrida de trouver confirmation de cela dans la fameuse allégorie de la caverne, où Platon figure le non-savoir sous les traits de l’obscurité (1990, p. 21). Les prisonniers aveugles représentent l’ignorance des Idées, incarnées quant à elles par les astres et le soleil.

Une telle réduction de la cécité à l’erreur remonte au moins à la Bible hébraïque, qui met en scène beaucoup d’aveugles, représentés par la suite dans l’histoire de l’art. Ainsi de l’œuvre Isaac bénissant Jacob de Primatice. Voici ce que dit la Genèse de cet épisode. Isaac, fils d’Abraham, devient un vieillard aveugle. Il sent la mort approcher et souhaite, de ce fait, bénir son fils aîné, Esaü, pour faire de lui le chef de la fratrie et de ses biens. Mais Rébecca, sa femme, substitue à l’aîné le cadet préféré, Jacob, qui se fait bénir à sa place, pour vivre ensuite la vie que l’on sait. Ce motif de l’aveugle comme « sujet de la méprise » (Derrida, 1990, p. 96) essaime ensuite dans nombre d’œuvres et de récits laïcs – telle cette peinture de Greuze intitulée L’Aveugle trompé[9], dans laquelle on peut voir un vieillard qui a perdu la vue tenir la main de sa jeune épouse et ignorer la présence à ses côtés de l’amant – à tout le moins tant qu’il ne perçoit pas le bruit de la cruche que celui-ci a renversée. L’aveugle berné, l’aveugle dont on se joue, l’aveugle objet de la ruse (mètis) : la cécité, lieu de la « méprise », est dans ce cadre ressort narratif, à la fois dramatique et comique.

Elle est encore associée à l’ignorance dans le christianisme. Les aveugles guéris par Jésus selon les Évangiles sont les analogues chrétiens des prisonniers de Platon – à tout le moins de celui qui brisa ses chaînes et accéda au plein jour : des ténèbres de l’ignorance, ils passent à la lumière de la (vraie) foi. C’est cela qui se dit dans L’Erreur de Coypel : l’aveugle figure celui qui ne sait pas, celui qui erre, parce que la connaissance est lumière, vision de l’esprit. Et Derrida de référer aussitôt cette œuvre à la thèse de Descartes, selon laquelle se tromper résulte d’un « excès de la volonté infinie sur l’entendement fini » (1990, p. 21). Alors l’erreur est toujours mienne, c.-à-d. de ma responsabilité, puisqu’il dépend de moi de ne pas me précipiter pour voir. C’est sans doute la raison pour laquelle l’homme de Coypel est un aveugle artificiel : pour dire qu’il se maintient lui-même les yeux bandés, et que l’erreur – et par là même la cécité – est non seulement ignorance, mais faute.

Nombre de dessins d’aveugles montrent également la cécité comme châtiment. Dans la Bible hébraïque, la cécité d’Isaac est présentée comme l’effet de la vieillesse. Celle de l’aveugle de Greuze semble l’être aussi. Mais, lorsqu’on observe par exemple une esquisse attribuée à Rembrandt, Tobie rendant la vue à son père[10], qui donne à voir, tout à gauche de l’œuvre, le jeune homme, aux côtés de sa mère, placer ses mains sur les yeux du vieil aveugle assis au premier plan, opération qui lui rendra la vue, l’idée de cécité-punition apparaît bien. En effet, cette scène renvoie au Livre de Tobit, lequel perdit la vue après que de la fiente d’oiseaux lui soit tombée dans les yeux, ce qu’il met lui-même en relation, souligne Derrida, avec le soin qu’il prit d’enterrer les membres de sa communauté déportés à Ninive et privés de sépulture. Aussi la cécité est-elle punition divine. Il en est de même de nombreuses autres œuvres, dont la peinture intitulée Élymas frappé de cécité, de Giulio Clovio. À propos de ce personnage du Nouveau Testament, Derrida écrit :

Saul, qui est aussi Paul, le « fixe alors dans les yeux ». On le voit aussi pointer son doigt dans la même direction, sur la gauche du dessin de Giulio Clovio, et les mains de tous les personnages sont tendues : les unes vers les autres, mais aussi vers le centre d’une présence invisible qui oriente tous les corps. (1990, p. 106)

Dans les Actes des Apôtres, Élymas, qualifié de magicien juif, subit l’« aveuglement » divin pour s’être opposé au prosélytisme chrétien de Saint Paul et de Saint Barnabé. Métaphore de l’ignorance, il est logique que la cécité se fasse punition : si, pour les raisons que l’on a dites, la vue est placée au sommet de la hiérarchie des sens, nous comprenons que pour Derrida sa privation puisse constituer un châtiment.

Mais, très souvent, les dessins ou peintures représentant des aveugles donnent aussi à penser une autre dimension de la cécité – et ce, au sein des mêmes peintures et des mêmes dessins. Au sujet de toutes celles et ceux qui représentent Isaac bénissant Jacob, Jacques Derrida rappelle ainsi que le vieil homme, dans son erreur même, choisit le « bon » fils, Jacob, celui avec lequel Dieu fera alliance, dans le droit fil de ses père et grand-père. Bien plus fait-il remarquer que, dans la répétition de l’histoire, Jacob lui-même devenu aveugle bénira le fils élu, Joseph, en croyant bénir l’aîné (Derrida, 1990, p. 102). Isaac et Jacob aveugles trompés accomplissent l’œuvre de Dieu. Le châtiment se double donc d’une compensation, une « prime à l’aveuglement » (1990, p. 111), écrit Derrida, qui prend la forme d’une seconde vue. À propos des enfants d’Abraham, le philosophe écrit : « Deux retournements, qui sont aussi des répétitions, y convertissent l’aveuglement en clairvoyance providentielle » (Derrida, 1990, p. 100). Ainsi, dans cette logique, « [o]n ne voit plus parce qu’on voit trop loin et trop bien » (Derrida, 1990, p. 102). Et plus précisément : « Chaque fois qu’un châtiment divin s’abat sur la vue pour signifier le mystère d’une élection, l’aveugle devient le témoin de la foi » (Derrida, 1990, p. 113). Qu’elle émane de Dieu ou bien du camp adverse, la cécité-punition paraît ainsi le signe paradoxal, voire le lieu même de la vision de l’âme.

D’un point de vue philosophique, il n’y a là nulle contradiction : la cécité peut et doit être aussi un préalable au savoir. Derrida cite ainsi ces quelques paroles de Socrate dans le Phédon :

[…] je craignis de devenir complètement aveugle de l’âme, en braquant ainsi mes yeux sur les choses et, en m’efforçant, par chacun de mes sens, d’entrer en contact avec elles. Il me sembla alors indispensable de me réfugier du côté des idées (eis tous logous) et de chercher à voir en elles la vérité des choses. (1990, p. 22)

Si la vision sensible est la métaphore de la connaissance, et réciproquement la cécité, de l’ignorance, fermer les yeux ou être aveugle est par là même un jalon du savoir : voir de ses yeux n’est pas connaître, mais une simple image du connaître. La cécité joue alors comme occasion de la lumière du dedans – en fermant une lumière, l’autre s’ouvre. La relation mythologique de la cécité-châtiment compensée par la lumière intérieure dit ainsi le lien (de causalité) philosophique entre privation de la vue et saisie de l’eidos. Dans ce cadre, la cécité oscille, sans contradiction, entre défaut et excès de savoir.

Aussi Derrida exhume-t-il dans ce volume la représentation de la cécité propre à la tradition dominante de la pensée occidentale. Par là même, il conçoit la cécité non comme simple déficience organique, mais représentation culturellement située. Si la pensée de Derrida est mobilisée par les tenants des Disability Studies[11], tout se passe comme si le philosophe, dans ses Mémoires, appliquait lui-même sa méthode à l’un des « handicaps » habituellement recensés – autrement dit, se faisait lui-même disability thinker. Huit ans plus tôt, Henri-Jacques Stiker avait fait paraître son Corps infirmes et sociétés, dans lequel il traitait déjà des représentations de la cécité dans les traditions juive et chrétienne, réflexions auxquelles il donnera leur pleine mesure en 2017 dans Religions et handicap. En 1987, avec son Enlightenment, Romanticism, and the Blind in France, William R. Paulson aborde (brièvement) à son tour la place de la cécité dans ces différents courants de pensée. L’écriture des Mémoires d’aveugle n’est ainsi pas entièrement reconductible à l’épisode biographique relaté dans l’ouvrage – elle s’inscrit surtout dans les débuts, mais aussi les débats d’un courant réflexif qui se poursuit aujourd’hui. Si Derrida ne mentionne ni l’ouvrage de Stiker ni celui de Paulson, son propos prend place dans le cadre de leurs prises de position. Aussi souligne-t-il, à l’instar des deux auteurs, le changement introduit par le christianisme : dans les Évangiles, le plus célèbre des aveugles guéris par Jésus Christ n’est pas considéré comme marqué d’une souillure (Derrida, 1990, p. 25). Mais tandis que Stiker voit là une rupture avec le judaïsme, Derrida, comme Paulson, insiste sur la continuité des représentations : cet aveugle qui va recouvrer la vue demeure l’incarnation de l’ignorance. C’est donc plutôt dans la lignée de ce dernier que nous pouvons situer Derrida, d’autant plus qu’il range dans la catégorie de la « violence » les trois évènements que les dessins d’aveugles l’ont invité à penser, à savoir la « méprise », le « châtiment » et la « conversion » (1990, p. 96), et les dénonce comme préjugés, ou « lieux communs de notre culture qui souvent nous jettent la tête la première, par excès d’anticipation, dans une lecture égarée ou séduite » (1990, p. 23). Cependant, Derrida ne se contente pas de répéter Paulson : il articule ces représentations traditionnelles aux conceptions philosophiques qui leur sont liées, offrant ainsi à l’histoire de la philosophie rien de moins qu’un nouvel objet.

Le concept derridien de cécité : une puissance de création

À partir des mêmes dessins d’aveugles, Jacques Derrida élabore sa propre conception de la cécité (à la destruction s’entremêle la construction) : loin d’être l’opposé de la vue, celle-ci se loge au cœur du voir et, plus amplement, conditionne tout le champ de la visibilité.

Ainsi, ce qui frappe dans les différentes études d’aveugles d’Antoine Coypel, c’est, remarque-t-il, la mise en avant des mains, au double sens de l’expression : les mains, qui, nous l’avons vu, sont au-devant du corps de l’homme aveugle, sont aussi ce vers quoi se dirige le regard du spectateur. C’est pourquoi Derrida lit les dessins représentant des aveugles comme figurant l’acte même de dessiner, à l’aveugle : « Si dessiner un aveugle, c’est d’abord montrer des mains, c’est donner ainsi à remarquer ce que l’on dessine à l’aide de ce avec quoi l’on dessine […] » (1990, p. 12). Les dessins d’aveugles représenteraient ainsi non pas seulement la « méprise », le « châtiment » ou la « conversion », mais aussi, voire avant tout, l’acte même de dessiner.

Mais pourquoi figurer le dessinateur à l’œuvre sous les traits d’un aveugle ? Parce qu’à l’opposé de ce que dit la tradition, la cécité peut être conçue comme le principe des arts du visible – à tout le moins du dessin. Selon les Mémoires d’aveugle, cette hypothèse se décline en trois « aspects » (Derrida, 1990, p. 48).

Vient d’abord ce que Derrida nomme l’« aperspective de l’acte graphique » (1990, p. 48), qui ne signifie pas que le dessin est privé de profondeur ou de volume, mais qu’il s’effectue à distance de tout regard, « dans la nuit » (1990, p. 50), écrit le philosophe. De fait, à l’instant où le crayon pose sa pointe sur le papier pour initier son trait, celui-ci échappe à la vue – et ainsi de suite pour chacun de ses points :

Dans son moment de frayage originaire, dans la puissance traçante du trait, à l’instant où la pointe de la main (du corps propre en général) s’avance au contact de la surface, l’inscription de l’inscriptible ne se voit pas. (Derrica, 1990, p. 48-50)

Pas de trait sans un « aveuglement » premier : loin d’être arrimé à la vue et d’appartenir aux « arts visuels », le dessin procède et surgit de la cécité[12]. Dans ce cadre, les dessinateurs aveugles, dont Derrida, en 1990, ignore encore l’existence[13], apparaissent non pas comme ceux qui trahissent le partage des arts relatif aux sens qu’ils sollicitent, en l’occurrence, la relation du dessin à la vue, mais, à l’inverse, comme ceux qui révèlent la véritable nature de cet art prétendument visuel qu’est le dessin[14] – celle d’un art de la non-vue[15]. Ainsi, le spectateur voit l’œuvre parce que l’artiste a dessiné sans voir.

C’est alors que l’interlocuteur de Derrida dans les Mémoires d’aveugle formule une objection : « Je veux bien que, à la pointe originaire du trait, celui-ci soi invisible et que le dessinateur alors s’y aveugle, mais après, une fois la ligne tracée ? » (1990, p. 58). Comment soutenir, à tout le moins faire l’hypothèse que le dessin appartient au monde de la cécité avant de relever du sens de la vue ? Le dessin dont il est question ne se touche pas, il se voit ! Et bien précisément non, pour Derrida, et tel est le deuxième « aspect » de son hypothèse, l’« inapparence différentielle du trait » (1990, p. 58). Revenons à l’aveugle de Coypel (comme à n’importe quel autre dessin) : qui le voit est aveugle au dessin ; et qui voit le dessin ne voit pas l’aveugle – lequel pourrait dès lors représenter, en sus de l’acte de dessiner, le trait lui-même, dans son invisibilité. Aussi Derrida écrit-il :

Un tracé ne se voit pas. On devrait ne pas le voir […] dans la mesure où ce qui lui reste d’épaisseur colorée tend à s’exténuer pour marquer la seule bordure d’un contour : entre le dedans et le dehors d’une figure. (1990, p. 58)

La cécité ne concerne pas seulement l’origine du dessin. Elle qualifie le trait lui-même, entendu comme limite de la forme : en tant qu’il est de son essence de séparer, il ne se voit pas, et, réciproquement, en tant qu’il se voit il ne sépare pas, ne distingue pas de figure, mais constitue lui-même en un sens une figure. Une nouvelle fois, la visibilité est conditionnée par la cécité. Après être surgi, pour le dessinateur, de la « nuit », le trait, du point de vue désormais du spectateur, disparaît à son tour pour révéler ce qu’il n’est pas, à savoir la figure. Derrida, radicalement, soustrait le trait à la vue. Selon le philosophe, cette conception s’apparente à la théologie négative, qui approche Dieu par négation de ce qu’il n’est pas, et plus généralement au « dieu invisible ou […] dieu caché » (Derrida, p. 58) que l’on rencontre dans les grands monothéismes – non parce que le dessin, par la ligne, approcherait la figure en niant ce qui n’est pas elle, mais au sens où la ligne elle-même, ou le trait, serait cet invisible dont on ne fait que s’approcher : coupé en deux, une partie contour appartenant à la figure, et l’autre entour, du côté de l’espace, le trait en son essence de frontière ne relève pas du visible.

Le troisième « aspect » qui arrime le dessin à l’invisible est nommé par Derrida la « rhétorique du trait » (1990, p. 60). Là encore, c’est sur le mode de l’hypothèse qu’il questionne :

Le retrait de la ligne, ce qui la retire au moment où le trait se tire, n’est-ce pas ce qui laisse la parole ? Et du même coup interdit de séparer le dessin du murmure discursif dont le frémissement le transit ? (1990, p. 60)

Le trait est invisible, nous l’avons vu. Cependant, est-ce la figure seule qu’il donne à voir en s’éclipsant ? Ne laisse-t-il pas en même temps, ou davantage place à la parole, par essence invisible ? Ainsi le trait ne se suffirait pas à lui-même, mais appellerait le discours. Par ce questionnement, Derrida cherche à comprendre comment a pu s’imposer l’« autorité du dire sur le voir » (1990, p. 60), c’est-à-dire le geste par lequel la principale tradition du monde occidental a toujours fait prévaloir le logos (la raison se faisant verbe) sur la vision – ce qui est cohérent avec sa subordination du sensible à l’intelligible. Comme l’énonce Derrida dans Penser à ne pas voir, cette prévalence est aussi lisible dans l’art : pendant longtemps, les œuvres ont renvoyé, via leur titre, à des histoires, tels les récits bibliques précédemment signalés, qui leur donnaient sens et allaient jusqu’à conditionner leur valeur – une œuvre jugée belle était celle qui représentait fidèlement le texte qu’elle peignait. Cependant Derrida montre dans les Mémoires que ce n’est pas parce que le dessin se situe du côté de la vue, mais qu’il appartient au contraire à l’« invu » (1990, p. 59), qu’il appelle le logos. Il défait ainsi le lien vision/logos et se demande si ce n’est pas plutôt par l’invisible qui le structure que le visible contient du discursif.

De là, le philosophe s’éloigne plus encore de cette tradition (à la fois religieuse, philosophique et picturale) et propose d’interpréter la « rhétorique du trait » non pas comme la subordination du dessin au « dessein » du peintre de figurer une histoire, mais comme le « retrait de la ligne » devant le « point-source » (1990, p. 61) du dessin, à savoir la cécité. Selon cette hypothèse, lorsque le dessinateur dessine un aveugle, il se dessine lui-même, tel qu’il crée dans la non-vue. Ainsi, l’hypothèse de Derrida permet de lire dans les dessins d’aveugles des représentations non seulement de l’acte de dessiner, ni même de l’invisibilité du trait, mais, plus fondamentalement encore, de l’artiste lui-même – autrement dit, des autoportraits. C’est ce que signifie la formule de Derrida « un dessin d’aveugle », le nom « aveugle » écrit en italiques pour signifier le génitif objectif (un dessin qui représente un aveugle), « est un dessin d’aveugle » (1990, p. 10), la préposition « de » l’étant à son tour, pour marquer le génitif subjectif (un dessin réalisé par un aveugle). En somme, à représenter des hommes sans vue, le dessinateur se représente lui-même, tel qu’il est à dessiner. Celui que la tradition a toujours envisagé comme un voyant est bien plutôt un aveugle. Réciproquement nous pouvons dire, pour Derrida, que tout autoportrait – tels ceux de Fantin-Latour, qu’il commente longuement – est un dessin d’aveugle, c.-à-d. représente cet aveugle qu’est l’artiste. Il est en effet impossible, pour le dessinateur, de se dessiner en train de se voir (et cela vaut d’ailleurs pour tout dessin figuratif), puisqu’on ne peut voir l’objet et le peindre d’un seul geste – le regard est condamné à l’alternance, comme l’est le voir par les clignements d’yeux qui le font vivre. Dans le cas précis de l’autoportrait, la figure dessinée sur la toile est un visage qui ne se voit pas lui-même – un visage aveugle face à la toile. D’où l’œil gauche de Fantin-Latour, plongé dans la nuit, dans l’Autoportrait[16] qui fait la couverture des Mémoires. Cet œil figure la condition du dessiner. L’artiste tâche cependant de déjouer cette non-vue de lui-même, de se peindre voyant, et, peut-être – car il ne peut y avoir là qu’une hypothèse[17] – de se peindre se voyant. Mais la tentative échoue du fait de cette nécessaire alternance du regard, du miroir à la toile. D’où l’œil droit de Fantin-Latour, en pleine lumière celui-ci, mais œil qui paraît mort, œil vu, mais non voyant – comme le sont pour Derrida les yeux d’aveugles. En même temps que la condition (de possibilité) du dessin, à savoir la cécité, l’autoportrait figure ainsi celle (existentielle) du dessinateur, privé de vue dans l’expérience même de la vue.

Bien plus, à la place de son image dans le miroir que l’artiste essaie de peindre, qu’y a-t-il finalement ? Le spectateur, qui aussitôt lui cache son reflet, l’empêche de se voir et l’aveugle. Derrida conclut ainsi : « […] la fiction performative qui engage le spectateur dans la signature de l’œuvre ne donne à voir qu’au travers de l’aveuglement qu’elle produit comme sa vérité » (1990, p. 69). Autrement dit, celui qui voit et lit le nom de l’œuvre fait d’elle un autoportrait, en même temps qu’il l’empêche d’en être un, en masquant le reflet de l’artiste[18]. C’est pourquoi, selon Derrida, « [l]e retrait transcendantal appelle et interdit à la fois l’autoportrait » (1990, p. 61). La cécité est à la fois sa condition de possibilité et d’impossibilité.

Ainsi, l’« impouvoir » de l’œil qui ne voit pas, écrit Derrida, « n’est pas impuissance ou défaillance, il donne au contraire sa ressource quasi transcendantale à l’expérience du dessin » (1990, p. 48). Loin d’être ce qu’on appelle une « déficience »[19], la cécité s’érige en puissance, tandis que cette conception fait de Derrida davantage qu’un philosophe historien de la cécité : l’auteur des Mémoires d’aveugle ne se contente pas de montrer que la représentation de la cécité qui a longtemps dominé l’Histoire s’inscrit dans un cadre de pensée particulier, conforté par une philosophie déterminée (le « phono-logocentrisme ») ; il renverse l’idée d’empêchement pour promouvoir un concept d’« aveuglement » que l’on peut rapprocher de l’idée d’empowerment, en tant que la cécité ainsi promue apparaît agissante et « capacitante ».

Bien plus, selon Derrida, le dessinateur n’est pas le seul à être aveugle. Toute personne fait l’expérience de la cécité. En effet, le dessin d’aveugle révèle la structure même de la perception visuelle, qui, elle aussi, a pour condition la cécité. Si la vision ne surgit pas de la nuit à la manière du dessin, elle est porteuse d’invisibilité aussi bien que lui, dans la mesure où les traits qui la composent, lignes de séparation entre les choses, n’échappent pas moins à la vue :

« Avant » toutes les « tâches aveugles » qui, littéralement ou par figure, organisent le champ scopique […], il y aurait donc le rythme écliptique du trait, […] la contraction aboculaire qui donne à voir « depuis » l’invu. (Derrida, 1990, p. 59)

Lorsqu’il souligne que le trait ou le dessin, en tant qu’il est coupure, séparation, est proprement invisible, Derrida s’oppose de front à la conception platonicienne de la vision, au fondement de celle de l’eidos comme « contour visible » : « La lucidité de ladite spéléologie porte en elle un autre aveugle, non pas le caverneux, mais celui qui ferme les yeux sur cet aveuglement-ci » (Mémoires 59). Davantage que ses prisonniers, Platon s’aveugle : voir n’est pas saisir les silhouettes des choses d’un seul regard, mais faire surgir celles-ci des profondeurs. Les dessins d’aveugles exhument ainsi l’inhérence de la cécité à la perception même, et peuvent dès lors se lire encore comme représentations de la condition de possibilité de la vision : quiconque voit de ses yeux connaît la cécité.

Quiconque écrit également : si la vue contient de l’« invu », l’écriture aussi, et peut-être davantage, dans la mesure où elle n’est rien d’autre que traces et traits. D’où cet autoportrait du philosophe en aveugle qu’est cet ouvrage de Derrida qui, ainsi, renoue avec son frère dessinateur, dont l’aptitude à dessiner et faire ainsi l’admiration des parents fut longtemps jalousée (1990, p. 43). Par là même, les dessins d’aveugles surgissent aussi comme portraits d’écrivains et philosophes. Mais Derrida n’a rien de Socrate aux yeux fermés qui cherche à approcher les Idées : il est un philosophe qui sait que quand il pense en écrivant les yeux ouverts, la cécité le fait penser.

Dans les dernières années de sa vie, Derrida explicitera cette idée qu’il est en quelque sorte lui-même un aveugle. À la fin des années 1990, il accepte la proposition de Safaa Fathy, poète, cinéaste, dramaturge et essayiste égyptienne, d’être le « sujet » d’un film qui s’intitulera « D’ailleurs, Derrida » et sortira en 2000. Vers le début de ce film, on aperçoit à l’écran, dans une rue de Tolède en Espagne, un homme aveugle, d’âge mûr, la barbe blanche, vêtu de beige, assis sur le pas d’une porte, les yeux clos, tenant sur ses genoux un épais volume dont il est en train de lire une page avec les doigts. Derrida découvrira cet homme en même temps qu’il visionnera le film : lors du tournage, il ne l’avait pas vu, de même que cet homme ne l’avait pas vu, lui, Derrida. Mais il lui donne l’idée d’écrire des « Lettres sur un aveugle », en un retournement de la Lettre sur les aveugles de Diderot : c’est-à-dire un abécédaire, de A (comme AVEUGLE) à Z (comme ZOO), qui rappelle celui de Deleuze. Ce texte paraît en 2000 dans un ouvrage coécrit avec Safaa Fathy, Tourner les mots. Au bord d’un film. Dans la lignée des Mémoires d’aveugle, Derrida y souligne que cet aveugle aperçu dans le film, c’est lui (2000, p. 80). Ainsi, selon l’auteur des Mémoires, mais aussi des « Lettres sur un aveugle », ce n’est pas la vision (intellectuelle) qui se loge au cœur de la cécité, mais la cécité qui se loge au cœur de la vision (sensible). L’« aveuglement » conditionne la visibilité non pas au sens où il faudrait fermer les yeux pour voir vraiment, c’est-à-dire avec les yeux de l’esprit, mais en cela qu’il faut ne pas voir pour voir avec les yeux du corps.

Ce faisant, Derrida ne se contente pas de passer « d’un aveuglement l’autre ». Au moyen de la sienne propre, il achève de renverser la représentation traditionnelle de la cécité. En effet, si voir suppose de ne pas voir, ne pas voir ne peut être l’opposé du voir et du savoir : la cécité ne saurait être la métaphore de l’ignorance. Elle ne saurait non plus être le préalable au savoir, car l’opposition du sensible et de l’intelligible n’est pas plus valable que celle du voir et du non-voir : l’analogie platonicienne du voir et du savoir, fondée sur la distinction des deux termes, c.-à-d., finalement, du sensible et de l’intelligible, vole en éclats par l’analyse des dessins d’aveugles. Quand Derrida soutient que le trait est invisible, ce n’est en effet pas pour le ranger, lui ou la cécité, du côté de l’intelligible, par opposition avec le proprement sensible :

Nous avons quitté la caverne parce que cette spéléologie de Platon manque, incapable d’en tenir compte sinon de le voir, l’inapparence d’un trait qui n’est ni sensible ni intelligible. (1990, p. 59, nos italiques)

Ainsi, la thèse derridienne selon laquelle l’invisibilité est au principe du visible ne recoupe pas la distinction platonicienne de l’intelligible et du sensible – laquelle doit être dépassée : le trait, invisible, non sensible, n’est pas pour autant intelligible, puisque c’est un invisible contenu dans le visible (l’épaisseur du trait). Par là même, Derrida défait les préjugés que l’on a vus associés à cette philosophie : ni symbole d’ignorance ni condition d’intuition, la cécité accompagne la vision sensible, lieu de mémoire et de savoir.

Dans ses Mémoires d’aveugle et depuis les questions qui nous occupent, Derrida accomplit ainsi deux principaux gestes. Il montre d’une part comment la cécité consiste d’abord en un ensemble de représentations culturellement déterminées, que nous pouvons lire, en tant que négatives et même « violentes », comme les véritables causes du handicap pris comme empêchement. Il défait d’autre part cette représentation traditionnelle en réfutant la métaphysique qui la sous-tend, au moyen de l’élaboration d’une conception de la cécité tout à fait autre : sous sa plume, la cécité devient une puissance qui se loge au cœur du voir et du savoir. Ainsi, comme l’atteste a posteriori le titre de son texte « Penser à ne pas voir », Jacques Derrida, dans ses Mémoires, fait faire à ceux qui voient l’expérience les yeux ouverts du « ne pas voir ». L’opposition vision/cécité est dépassée – et le philosophe d’affirmer non pas que la cécité est en même temps vision, mais le contraire.

Si, à l’inverse des aveugles dessinés, que Derrida, dans ses Mémoires, interprète comme des allégories de dessinateurs (1990, p. 10), cette cécité située à même le voir et le savoir n’est pas métaphorique, mais bien physique – il s’agit au propre de ne pas voir – elle n’est cependant pas celle des aveugles, dont Diderot notamment a traité. Dans « Penser à ne pas voir », Derrida s’en montre parfaitement conscient : « [i]l faut voir au sens courant du terme pour déployer ces puissances d’aveuglement » (2013, p. 77). Et s’il émaille ses Mémoires de citations d’aveugles fameux tels que Milton, Borgès et Joyce, c’est pour exhumer les représentations qu’il s’agit pour lui de déconstruire, au premier chef celle de l’aveugle voyant – et non, à la façon de Diderot, pour penser autrement la cécité des aveugles. Ainsi, tout se passe comme si Derrida n’était parvenu à défaire le lien traditionnel entre ne pas voir et ne pas savoir qu’au profit d’un concept de cécité qui concerne ceux qui voient, mais nullement les aveugles – quand il serait possible et opportun de souligner, à partir de dessins et même de peintures d’aveugles[20], réalisés par des aveugles (nous soulignons), que la cécité au sens propre peut parfaitement concerner et renouveler les « arts visuels ».

Bien plus, quand il l’évoque en passant, la cécité entendue au sens d’état de celle ou celui qui ne voit pas apparaît sous la figure de l’impuissance. Pour qualifier « l’aveuglement » qu’il situe au principe de la vue, Derrida, dans « Penser à ne pas voir », écrit ainsi : « Cet aveuglement n’est pas une infirmité » (2013, p. 77) – ce qui ne signifie autre chose que la cécité, quant à elle, en est une. Dans « À dessein, le dessin », il précise : « […] l’aveuglement [n’est] pas toujours […] cette infirmité congénitale ou accidentelle qui consiste à priver de la vue au sens strict […] » (2013, p. 151). Cette définition, qui semble tout droit tirée du Dictionnaire de l’Académie française[21], insiste sur l’idée de privation, à laquelle se réduirait la cécité. C’est tout le travail de Diderot, dont la fameuse Lettre souligne qu’un homme aveugle n’a rien d’un amputé, d’un individu mutilé[22], qui paraît ainsi renversé. Si l’emploi du mot « aveuglement » s’explique peut-être, sous la plume de Derrida, par sa volonté de souligner l’opposition de deux conceptions de la cécité, mais aussi de mettre en avant sa charge symbolique et les peurs pour partie inconscientes qu’elle véhicule, l’usage de ce terme, dont on connaît le double sens propre et figuré, peut aussi être lu comme un symptôme de la conception non seulement privative qu’il s’en fait, mais encore fort proche de celle qu’il voulait dépasser – laquelle précisément associait privation de la vue et errance de l’esprit.

Ses « Lettres sur un aveugle » viennent confirmer ce point : si l’aveugle de Tolède, c’est lui, c’est aussi que Derrida fut non pas l’« Auteur » du film, mais seulement son « Acteur », c’est-à-dire l’objet, davantage que l’agent de l’action : « Jamais, comme en connaissance de cause », écrit-il, « je n’ai ainsi agi en aveugle […]. Jamais je n’ai été aussi passif, au fond, jamais je ne me suis laissé faire, et diriger, à ce point » (2000, p. 73). C’est ainsi la représentation traditionnelle de l’aveugle comme être passif que Derrida réactive[23], et qu’il associe à celle, que nous avons signalée, de la cécité conçue comme ignorance : « […] de même que je n’ai rien vu, moi, au moment du tournage et n’ai découvert l’aveugle qu’une fois le film tourné-monté […], de même ou plus gravement, plus radicalement encore, l’aveugle, lui, l’aveugle lui-même ne saura jamais rien de ce qui lui est arrivé là. Il n’aura jamais accès à ce savoir » (2000, p. 80). Tandis que Derrida découvre cet homme aveugle une fois le film achevé, celui-ci, d’après le philosophe, ne saura jamais qu’il a été filmé[24]. Pour Derrida, la cécité semble être davantage encore qu’une métaphore de l’ignorance – à savoir son lieu même, en tant que l’absence de vue sensible paraît selon lui faire obstacle au savoir. Ainsi le philosophe aveugle semble-t-il ne pas avoir tout à fait échappé lui-même à ces « lieux communs de notre culture qui souvent nous jettent la tête la première, par excès d’anticipation, dans une lecture égarée ou séduite » (Derrida, 1990, p. 23). 

Références

  1. Les battements de paupières permettent en effet l’hydratation des yeux et limitent la quantité de lumière qui y pénètre.

  2. Sur le concept d’« écriture aveugle », voir Céline Roussel, 2015.

  3. Il est cependant possible de soutenir que Diderot a déjà adopté une telle posture : le Saunderson philosophe de la Lettre sur les aveugles n’est-il pas un double de son auteur ?

  4. Sur ce point, et les liens entre logocentrisme et héliocentrisme, voir Marie-Louise Mallet, 2006.

  5. Sur le renversement derridien de l’héliocentrisme dans les Mémoires d’aveugle, voir Éliane Escoubas, 2007.

  6. Coypel, Antoine. Étude d’aveugle. Musée du Louvre. Reproduite à la page 13 des Mémoires d’aveugle.

  7. Coypel, Antoine. L’Erreur. Musée du Louvre. Reproduite à la page 20 des Mémoires d’aveugle.

  8. Cette lecture est aussi celle du sociologue allemand Michael Schillmeier dans son ouvrage Rethinking disability. Bodies, Senses, and Things.

  9. Greuze, Jean-Baptiste. L’Aveugle trompé. Moscou, musée Pouchkine. Reproduite à la page 98 des Mémoires d’aveugle.

  10. Rembrandt (attribué à). Tobie rendant la vue à son père. Musée du Louvre. Reproduite à la page 32 des Mémoires d’aveugle.

  11. Par exemple Tom Shakespeare et Mairian Corker, 2002 ; Simi Linton, 1998.

  12. Pour cette raison, Derrida préfère parler d’« arts du visible ».

  13. Ce qui n’est plus le cas en 2002, date à laquelle il prononce la conférence « Penser à ne pas voir ».

  14. Sur ce point, voir Jacques Derrida, « Le Dessein du philosophe ».

  15. En un autre sens, le cinéma sera aussi pour Derrida un art de la cécité, en tant qu’un film ne se donne à voir que sur ce fond d’invisible qu’est l’ensemble des plans laissés dans l’ombre au montage : « Il faut s’aveugler à tous ces possibles pour voir ce qu’on voit en effet » (Derrida 2000, p. 79).

  16. Fantin-Latour, Henri. Autoportrait. Musée du Louvre, fonds du musée d’Orsay. Reproduite à la p. 63 des Mémoires d’aveugle.

  17. Le spectateur ne peut jamais avoir la certitude que l’artiste s’est représenté en train de se voir (dans un miroir) : celui-ci a très bien pu se peindre en train de regarder autre chose.

  18. C’est en ce sens que l’autoportrait est une ruine : « Ruine est ce qui arrive ici à l’image dès le premier regard » (Derrida, 1990, p. 72). Pour le philosophe, les tableaux de ruines peuvent donc réciproquement se lire comme des autoportraits. Dans ce cadre, la ruine n’est pas un thème artistique, mais renvoie à l’expérience esthétique elle-même. Sur l’autoportrait comme ruine dans les Mémoires d’aveugle, voir Joana Masó, 2007.

  19. Selon la terminologie employée par l’Organisation mondiale de la santé, y compris dans la Classification internationale du fonctionnement, du handicap et de la santé (2001), qui en cela ne fait pas rupture avec la Classification internationale du handicap (1980).

  20. Voir par exemple le travail du peintre aveugle contemporain John Bramblitt.

  21. Le Dictionnaire de l’Académie française définit le mot « infirmité » de la façon suivante : « Affection congénitale ou accidentelle qui gêne ou empêche le fonctionnement normal d’un organe ou d’une partie du corps » ; et cite la cécité parmi les rares exemples énumérés : « La surdité, la cécité, la claudication sont des infirmités ».

  22. Sur ce point, voir Francine Markovits, 1999.

  23. Sur ce stéréotype attaché à la cécité, voir Hannah Thompson, 2017, en particulier le chapitre 2.

  24. Aujourd’hui, les progrès de la société inclusive peuvent heureusement donner tort à Derrida : il suffirait que le film « D’ailleurs Derrida » soit (précisément) audiodécrit pour que l’homme aveugle qui y figure, s’il est encore en vie, accède à ce savoir.