Au-delà des apparences: quand le handicap croise l’identité de genre

Alexandre Baril, PhD

École de service social, Université d’Ottawa

abaril [at] uottawa [dot] ca

Annie Pullsen Sansfaçon

École de service social, Université de Montreal

a [dot] pullen [dot]sansfacion [at] umontreal [dot] ca

Morgane A. Gelly, MA sociologie

École de service social, Université de Montreal

gelly [dot] morgane [at] gmail [dot] com

Résumé

Cet article est issu d’une recherche-action participative et communautaire menée dans la province de Québec auprès de 54 jeunes trans (15-25 ans). Il décrit la difficile réalité à laquelle font face les jeunes étant à la fois trans et handicapé-es et vivant à l’intersection du cisgenrisme (ou transphobie) et du capacitisme. Le projet de recherche, qui a fait appel à la méthodologie de la théorisation ancrée, s’est déroulé en deux vagues de collecte de données entre 2016 et 2019. Au total, 39 jeunes sur les 54 rencontré-es en entrevues (72.2%) se sont auto-identifié-es comme handicapé-es. Cet article se focalise donc sur l’expérience de ces jeunes. Nous débutons l’article par une recension des écrits sur la thématique «transitude et handicap». Ensuite, nous présentons le concept sensibilisateur dans notre recherche, soit l’intersectionnalité, de même que le cadre méthodologique ayant guidé le projet, à savoir la théorisation ancrée. Puis, nous présentons et discutons les résultats de recherche. Après avoir montré que, pour les jeunes trans, le handicap a des implications à tous les niveaux dans leur vie et ne peut être séparé de leur identité trans, nous explorons les intersections entre transitude et handicap dans la vie de ces jeunes à travers deux grands axes. D’une part, nous montrons comment les handicaps et le capacitisme deviennent parfois des obstacles à la réalisation de l’identité de genre et, d’autre part, comment l’identité de genre et le cisgenrisme peuvent parfois devenir handicapants.

Mots clés: Personnes trans – personnes handicapées – jeunesse – analyse intersectionnelle – Québec – identité de genre – in/capacités – cisgenrisme – capacitisme/sanisme – théorisation ancrée



Remerciements
Les auteur-es veulent remercier Stefanie Gude pour la traduction de cet article en anglais et Gefen Bar-On Santor pour sa révision de la version anglaise du texte, de même que les deux personnes évaluatrices anonymes pour leurs commentaires utiles et Jay Dolmage pour son précieux soutien dans le processus de publication.

Financement
Ce travail a été financé par le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada.

1. Introduction[1]: vivre à l’intersection du cisgenrisme et du capacitisme

«Ça me fâche tellement parce qu’on est infantilisé-es. J’ai l’impression […] que je serai jamais une vraie personne. […] [À] cause de ma santé mentale, à cause de ma transidentité, à cause de mon orientation sexuelle […]. […] [J]’ai pas eu accès à l’hormonothérapie de façon légale, euh, à cause de mon statut de personne vivant avec des problèmes de santé mentale» (Addison, 25 ans, transmasculin/genderfluid/non binaire).[2]

La citation en exergue, présentant les propos d’un jeune trans[3] interviewé lors d’une recherche-action participative et communautaire menée au Québec auprès de 54 jeunes trans, décrit avec acuité la difficile réalité à laquelle font face celleux[4] étant à la fois trans et handicapé-es[5] et vivant à l’intersection de plusieurs systèmes d’oppression, dont le jeunisme[6], le cisgenrisme[7] et le capacitisme[8]. Addison dénonce la délégitimation dont il est victime, en fonction d’une identité marginalisée qu’il occupe au croisement de sa santé mentale (il est bipolaire et schizophrène) et de sa transitude[9], et les effets délétères des oppressions croisées qu’il vit, comme se voir refuser des soins trans-affirmatifs. S’il est possible de croire que la réalité d’Addison représente une infime fraction de la population trans, ses propos trouvent cependant écho dans plusieurs témoignages de jeunes dans notre étude, qui ne portait pas sur les intersections entre transitude et handicap, mais plutôt sur les divers facteurs affectant le bien-être des jeunes trans. Après avoir constaté que 17 jeunes sur 24 (70,8%) s’auto-identifiaient comme handicapé-es lors des premiers entretiens, nous avons décidé d’inclure quelques questions d’approfondissement sur le handicap lors de la deuxième phase d’entretiens, dans laquelle 22 jeunes sur 30 (73,3%) se sont auto-identifié-es comme handicapé-es[10], pour un total de 39 jeunes sur 54 (72.2%).

Cette grande proportion de jeunes trans handicapé-es – soit près des trois-quarts de notre échantillon – ne semble être ni le résultat d’un biais de recrutement, ni d’un faible nombre de participant-es ni un phénomène isolé. De fait, les études quantitatives canadiennes et américaines concluent qu’un pourcentage significatif de la population trans est handicapé: 55% de la population trans ontarienne vit avec un handicap ou une maladie chronique (Bauer et al., 2012) et 39 % aux États-Unis (James et al., 2016: 57)[11]. De surcroît, les formes d’oppressions comme le capacitisme ou l’hétérosexisme amplifient les difficultés vécues par les jeunes (Pullen Sansfaçon, 2019). Il n’est pas anodin de noter que l’évaluation du bien-être des 22 jeunes trans handicapé-es de la deuxième phase d’entretiens de notre étude est plus bas que celle de celleux n’ayant pas déclaré de handicaps, avec une moyenne de bien-être autodéclaré de 5,56/10 comparativement à 7,94/10. Alors que ces résultats et ces chiffres sont notables, les travaux qui se penchent spécifiquement sur ces intersections demeurent rares et principalement théoriques. Les études empiriques visant à analyser les réalités des personnes trans handicapées sont quasi inexistantes en anglais et absentes en français. Cet article vise à combler cette lacune.

Nous débutons l’article par une recension des écrits sur la thématique «transitude et handicap» et constatons le caractère lacunaire de la littérature sur le sujet. Ensuite, nous présentons les concepts sensibilisateurs dans notre recherche, incluant l’intersectionnalité, de même que le cadre méthodologique ayant guidé le projet, à savoir la théorisation ancrée. Puis, nous présentons et discutons les résultats de recherche. Après avoir montré que pour les jeunes trans le handicap a des implications à tous les niveaux dans leur vie et ne peut être séparé de leur identité trans, nous explorons les intersections entre transitude et handicap dans la vie de ces jeunes à travers deux grands axes. D’une part, nous montrons comment les handicaps et le capacitisme deviennent parfois des obstacles à la réalisation de l’identité de genre et, d’autre part, comment l’identité de genre et le cisgenrisme peuvent parfois devenir handicapants. Nous concluons sur certaines limites de cette étude.

2. Recension des écrits: trans et handicapé-es, une (im)possibilité?

Dans ses travaux sur les intersections entre transitude et handicap, Baril (2015a; 2015b; 2018) conclut que quatre facteurs ont empêché et continuent de freiner les alliances entre les personnes trans et handicapées et les études trans et du handicap. Premièrement, l’absence d’une vision holistique du corps a permis la construction de deux champs disciplinaires distincts – les études trans versus du handicap – qui s’intéressent à des parties du corps et de l’identité souvent traitées comme indépendantes (Baril, 2015a: 37-38). Cependant, il est impossible de disjoindre les caractéristiques sexuelles et genrées des autres parties du corps. Deuxièmement, bien que les études du handicap se penchent parfois sur des handicaps ou maladies touchant les caractéristiques sexuelles et genrées, ce n’est généralement pas le cas lorsque ces conditions résultent de transitions, démontrant le caractère cisnormatif des études du handicap (Baril, 2015b: 64). Troisièmement, à l’instar de quelques auteur-es comme Clare (2009; 2013; 2017) ou Withers (2012), Baril (2015a; 2015b: 64) démontre que les mouvements et les études trans sont capacitistes, tant à travers des formes passives de capacitisme comme l’absence de théorisation du handicap ou de mesures d’accessibilité, qu’à travers des formes actives comme dans les campagnes de dépathologisation des identités trans où ces dernières sont distinguées des handicaps et maladies mentales, perpétuant ainsi des formes d’altérisation des personnes handicapées. Quatrièmement, Baril (2018: 8-10) soutient que les champs des études trans et du handicap entretiennent certains discours contradictoires à propos du corps, bref adoptent des postures ontologiques et normatives différentes sur la notion d’embodiment. Il écrit:

«[…] [E]n études du handicap, […] une insistance est mise sur l’acceptation du corps tel qu’il est […]. Cela se traduit dans l’adage bien connu “Change the world, not our body-minds” (Clare, 2017, 181). […] Dans les études trans, l’insistance est plutôt mise sur la possibilité et la liberté, pour les personnes désireuses de le faire, de changer leur corps pour vivre en conformité avec leur identité de genre» (Baril, 2018: 9).

De plus, bien qu’il existe de nombreux travaux qui s’attardent à démontrer les impacts négatifs du cisgenrisme sur la santé mentale et physique des populations trans (Bauer et Scheim, 2015; Davidson, 2015; James et al., 2016; Veale et al., 2017), ces études ne se penchent pas directement sur les intersections entre transitude et handicap[12].

Du côté des études du handicap et des mad studies[13], très peu d’auteur-es se sont intéressé-es à l’identité de genre, comme le démontre la relative absence des enjeux trans dans les tables des matières d’ouvrages dans ces champs (Davis, 2013; LeFrançois et al., 2013; Burstow et al., 2014). Comme le mentionne Withers (2012: 100), «[d]isability politics often re-establish whiteness, maleness, straightness and richness as the centre when challenging the marginality of disability». Il existe toutefois un engouement récent en études du handicap pour les questions de genre et de sexualité (McRuer, 2006; Siebers, 2008; McRuer et Mollow, 2012; Martino, 2017; Brasseur et Nayak, 2018). Cependant, comme le notent Riggs et Bartholomaeus (2017: 67), plusieurs des travaux qui s’intéressent aux questions de genre le font à partir d’une perspective cisnormative. Du côté des études trans, malgré le déploiement fréquent d’analyses intersectionnelles pour explorer l’enchevêtrement de l’identité de genre avec d’autres dimensions identitaire et d’oppression, celles qui se penchent sur les capacités demeurent rarissimes. Dans les ouvrages de référence en études trans, tels les Transgender Studies Readers (Stryker et Whittle, 2006; Stryker et Aizura, 2013), seuls trois chapitres, parmi la centaine des deux volumes, abordent les intersections entre transitude et handicap[14].

On peut néanmoins souligner les travaux pionniers de quelques auteur-es à la croisée des études trans et du handicap, comme ceux de Clare (2009; 2013; 2017), Withers (2012), Marshall et al., (2014), Marshall et Ware (2014) ou Baril (2015a; 2015b; 2016; 2017; 2018). Il y a également eu, au cours des dernières années, une forte croissance d’un intérêt sur ce sujet (Adair, 2015; Brown, 2017; Durban-Albrecht, 2017; Kattari et al., 2017; Puar, 2017; Wahlert et Gill, 2017; Chin, 2018; Slater et al., 2018; Slater et Liddiard, 2018; George, 2019; Thornton, 2019). Malgré ce développement, les projets de recherches empiriques restent marginaux. Ces travaux qui pointent d’ailleurs l’absence de recherches portant sur les liens entre transitude et handicap et entre cisgenrisme et capacitisme, discutent des impacts de ces aspects inextricables les uns sur les autres, de même que de l’importance d’analyser ces dimensions simultanément. Plusieurs abordent l’histoire similaire de pathologisation des communautés trans et handicapées/mad, de même que les avantages à bâtir de meilleures coalitions entre ces groupes et champs d’études. Quelques textes fournissent des réflexions pertinentes pour penser aux questions d’accessibilité, notamment à travers la question des toilettes accessibles et non genrées (Kafer, 2013; Adair, 2015; Baril, 2015b; 2016; 2018; Slater et al., 2018).

Parmi les quelques travaux empiriques, l’article de Riggs et Bartholomaeus (2017), portant sur la réalité des hommes trans vivant des enjeux de santé mentale, fait d’importants constats au regard de cette (im)possible prise en considération des intersections entre transitude et handicap. D’une part, les hommes trans enquêté tendent à ne pas discuter de leurs problèmes de santé mentale avec les professionnel-les de la santé par peur que celleux-ci freinent leur transition (Riggs et Bartholomaeus, 2017). Autrement dit, un phénomène d’autocensure est à l’œuvre. Plusieurs auteur-es, comme Pearce (2018: 75-78, 131-137) ou Bauer et Scheim (2015), ont documenté cette méfiance («mistrust») des personnes trans envers les professionnel-les de la santé. D’autre part, lorsqu’ils acceptent d’en discuter, trois cas de figure surviennent. Premièrement, les professionnel-les tendent parfois à tout voir à travers le prisme de l’identité de genre, oubliant les enjeux de santé mentale, comme si ceux-ci n’étaient que les effets secondaires d’une dysphorie de genre (Riggs et Bartholomaeus, 2017: 76-77). Deuxièmement, iels ont tendance à négliger les impacts du cisgenrisme et ses conséquences sur la santé mentale (Riggs et Bartholomaeus, 2017: 77-78). Troisièmement, lorsque les problèmes de santé mentale sont considérés, ils deviennent si centraux qu’ils obscurcissent l’identité de genre; les désirs de transition sont interprétés comme des symptômes de maladies mentales et délégitimés (Riggs et Bartholomaeus, 2017: 78). Dans tous les cas, les imbrications entre transitude et handicap demeurent ignorées, empêchant de répondre aux besoins de cette population.

3. Concepts sensibilisateurs et méthodologie

Proposée par Glaser et Strauss en 1967, la théorisation ancrée est une méthodologie de recherche qualitative et inductive qui est particulièrement utile pour comprendre des phénomènes ou des processus peu étudiés. Cette méthodologie qui fait généralement appel à des collectes de données systématiques permet d’atteindre une compréhension plus théorique tout en restant solidement ancrée dans les données et les expériences des participant-es. En cohérence avec la théorisation ancrée, nous avons fait appel à des concepts sensibilisateurs plutôt qu’un cadre théorique. L’éthique de la reconnaissance (Honneth, 1995) et l’intersectionnalité (Crenshaw, 1989) ont ainsi permis de développer des outils de recherche et d’orienter l’analyse. L’intersectionnalité a permis de mettre en exergue l’importance de construire un échantillon diversifié sur le plan du genre, de l’âge, de l’origine culturelle et de la race et de considérer les interactions de ces composantes dans la vie des jeunes trans. L’éthique de la reconnaissance, elle, a orienté la recherche en proposant une compréhension du concept de bien-être comme étant conditionné par la reconnaissance sur le plan affectif, social et juridique (Honneth, 2015).

Le projet a été développé en partenariat avec des organismes communautaires de la grande région de Montréal et de Québec, mais visait les jeunes partout dans la province. Le recrutement s’est fait à partir d’annonces sur les réseaux sociaux et dans les organismes partenaires. Les jeunes intéressé-es à participer et sélectionné-es en fonction de critères pour diversifier l’identité de genre, l’âge, la localisation géographique et l’origine ethnique ont été rencontré-es par un-e assistant-e de recherche trans pour une entrevue détaillée. La première vague d’entrevues a permis de rencontrer 24 jeunes. Les données ont été transcrites, codées et analysées et ont servi à construire la seconde grille d’entrevue. Avant de débuter la deuxième vague, une consultation auprès des jeunes a été organisée afin de vérifier la validité de l’analyse. Ensuite, le même processus de recrutement fut déployé, en portant une attention particulière à la localisation géographique et l’origine culturelle; 30 entrevues additionnelles ont été réalisées. Les données ont été analysées selon un codage axial, puis sélectif.

Les participant-es des deux vagues ont aussi été invité-es à remplir un questionnaire sociodémographique pour mieux comprendre leurs différentes identités. Des questions sur le handicap, l’âge, la race, le statut autochtone et la classe sociale ont été posées. Les participant-es ont été invité-es à autodéclarer tout handicap, qu’il soit physique, cognitif, mental/psychologique ou autre. L’analyse par théorisation ancrée a permis de mettre en lumière la diversité des expériences qui s’articule autour des différentes localisations sociales des participant-es. Cet article fait appel à l’ensemble des données du projet, mais se concentre spécifiquement sur les intersections entre la transitude et le handicap en se servant particulièrement des données recueillies auprès des 22 jeunes sur 30 (72.2%) s’étant auto-identifié-es comme handicapé-es lors de la deuxième vague d’entretiens.

Tableau 1. Données sociodémographiques

Handicaps déclarés 15 personnes déclarent un ou des handicaps mentaux
1 personne déclare un handicap physique
6 personnes déclarent à la fois des handicaps physiques et mentaux
6 personnes ne déclarent pas de handicaps
2 personnes ne déclarent pas de handicap mais évoquent par la suite respectivement un handicap mental et un handicap physique en entrevue
Identité de genre déclarée 6 hommes trans/transmasculins
2 femmes
22 non binaires
Sexe assigné à la naissance 19 personnes assignées femmes à la naissance
10 personnes assignées hommes à la naissance
1 personne déclare non applicable
Ethnicité déclarée 20 personnes blanches
2 personnes arabes
2 personnes asiatiques
6 personnes LatinX/métisses/autochtones
Âge Groupe d’âge: 15-25 ans
Moyenne : 21 ans
Total de personnes participantes 30 personnes


4. Résultats et discussion: des intersections complexes

Bien que notre étude ne portait pas prioritairement sur les liens entre transitude et handicap, le concept sensibilisateur de l’intersectionnalité et les données recueillies ont permis l’émergence de matériau riche sur les intersections complexes de ces éléments dans la vie des jeunes. Quatre thématiques, rassemblées dans les quatre prochaines sous-sections, sont ressorties.

4.1. Le handicap et ses diverses implications

La majorité des jeunes rapportent que le handicap affecte l’ensemble des sphères de leur vie, qu’il s’agisse de leur vie relationnelle, amoureuse, familiale, scolaire, sociale et personnelle. Validant les constats faits par certain-es auteur-es en études du handicap (Siebers, 2008; Withers, 2012; Davis, 2013; Kafer, 2013), leurs handicaps, qu’ils soient physiques, mentaux, cognitifs, etc., produisent des réalités particulières (épuisement, anxiété élevée, douleurs chroniques, fatigue) qui ont des impacts sur diverses sphères de vie, comme à l’école, quand la fatigue ou la douleur interfèrent avec la concentration. Les handicaps peuvent aussi compliquer la socialisation entre pair-es, comme l’ont rapporté plusieurs participant-es, car il peut être plus difficile pour une personne ayant un handicap de sortir pour socialiser avec d’autres (ex: la douleur engendrée par les mouvements, l’anxiété de rencontrer de nouvelles personnes). Comme l’indique Jim, «[…] Asperger’s plus the social anxiety makes it hard, […] that’s why I haven't really gone to any like trans events. […] Cause like going to a place by myself is not a thing that I do» (Jim, 22 ans, non binaire/demiboy). Cela provoque beaucoup d’isolement et de solitude comme le rapporte Greta, une personne agenre avec diverses incapacités. «I've gotten a little bit used to just walking through the pain, but it's hard to not really be able to fully appreciate the time I spend walking with my friends because they're doing fine and I'm kind of trying to connect with them through this veil of pain.»

Les incapacités en elles-mêmes ne sont ni les seules ni les principales sources des limitations que vivent ces jeunes. Si, par exemple, des mesures d’adaptation/accessibilité ne seraient pas suffisantes pour certain-es pour accomplir certaines activités, d’autres vivent des limites et handicaps qui pourraient être facilement abolis par des mesures sociales, politiques, économiques, communicationnelles, architecturales, comme l’explique Dakota, une personne neuro-atypique[15] vivant avec des douleurs chroniques: «Everything is inaccessible. All the subway stations are so inaccessible it’s unbelievable. Many of the buildings here have just stairs.» (Dakota, two-spirit/nonbinary trans woman).

Bien que les jeunes aient peu parlé des barrières d’accessibilité dans les milieux et événements trans – une explication possible est que la recherche posait peu de questions sur ce sujet –, il est possible de penser que s’iels sont confronté-es au manque d’accessibilité en général, cela constitue aussi une réalité dans les espaces et milieux trans. Comme l’indique Lydia X.Z. Brown, les personnes handicapées vivent beaucoup de violence au sein même des communautés trans et queers: «And although queer and trans spaces often aim to transgress social norms or expectations for sexual and gender expressions, they nevertheless are sites of violence for many disabled queer and trans people who still find themselves excluded and isolated […]» (Brown, 2017: 165). Bref, le manque d’accessibilité et le capacitisme reproduits dans certains cercles trans peuvent contribuer à l’isolement des personnes trans handicapées vis-à-vis des communautés, des ressources et des lieux qui pourraient s’avérer des facteurs clés de résilience contre le cisgenrisme. Il importe donc, comme le rappelle Tina, une personne sourde et souffrant d’anxiété sévère, de demeurer à l’affût des privilèges des personnes non handicapées et de ne pas présumer «[…] que tout le monde entend, ou que tout le monde voit […]» (Tina, 17 ans, personne trans non binaire). Cela est important au regard du fait qu’un bon nombre de handicaps sont invisibles, comme le rappelle Ludo, un homme trans/FTM qui, bien que ne s’auto-identifiant pas comme handicapé, a parlé dans son entretien des formes de capacitisme qu’il rencontre au regard de ses douleurs chroniques, notamment lorsque les gens s’attendent à ce qu’il accomplisse certaines tâches qu’il ne peut faire en prenant pour acquis qu’il est un «jeune […] en pleine santé».

Les propos des jeunes valident finalement ce qui est rapporté par plusieurs auteur-es en études du handicap, à savoir qu’iels vivent plusieurs formes de violence capacitiste (McRuer, 2006; Siebers, 2008; Withers, 2012; Davis, 2013; Kafer, 2013; Parent, 2017). Plusieurs ont subi des formes de ridiculisation, de harcèlement de la part des pair-es, d’exclusion, de marginalisation et de délégitimation. Cela a d’énormes impacts sur leur épanouissement et leur bien-être personnel.

4.2. Des identités et des oppressions inextricables

«[…] [J]’ai toujours vécu de la discrimination parce que je suis autiste, j’ai le TPL[16], je suis pas blanche, je suis latinx, j’ai des descendances noires, j’ai été désigné-e femme à la naissance, je suis non binaire, je suis biromantique, je suis asexuel-le, par rapport à l’identité de genre, l’identité de soi plutôt, y’a beaucoup de choses que ça me met en minorité» (Clay, 19 ans, genderfluid).
«It [the disability] affects, it interacts […] with the trans issues, and when people see me. Because they don’t just see a crippled person or they don’t just see a tranny, they see a crippled tranny, so it’s like double the dehumanization» (Dakota, 24 ans, two spirit/ nonbinary trans woman).

Les propos de Clay et Dakota montrent comment les oppressions se combinent de manière unique pour placer des individus dans des postures difficiles. Plusieurs jeunes rapportent qu’il y a un effet «cumulatif» entre la transitude et le handicap, c’est-à-dire que de vivre à l’intersection de deux identités marginalisées est vécu comme une difficulté additionnelle: «My physical health and being trans... It just feels like another drop in the bucket of having a hard time» (Greta, 21 ans, agenre). Comme Baril (2015b: 71-72; 2017: 37-38; 2018) le rappelle, les liens entre transitude et handicap et entre cisgenrisme et capacitisme sont multidirectionnels. Il indique par exemple que l’anxiété peut augmenter la peur déjà présente pour les personnes trans de se faire mégenrer[17] et que la peur de se faire mégenrer peut être à la source d’une anxiété accrue, voire déclencher des crises émotives: «Puis, autant aussi mon anxiété, quelqu’un qui va me mégenrer, comme je suis capable de gérer mon stress mais si tu pousses trop tu vas me faire perdre mes moyens puis là le fait de perdre ses moyens, que je dramatise ou que mon TPL embarque» (Emily, 20 ans, demigirl).

Ces expériences rappellent l’importance de considérer ces identités et oppressions de façon intersectionnelle, puisqu’une approche non intersectionnelle positionne les personnes qui vivent au croisement de diverses oppressions aux marges des groupes qui pourraient les soutenir pour résister à ces oppressions, comme l’indique Addison: «[…] quand je suis avec des personnes cisgenres, je vais confronter leur rapport à la binarité pis au genre, pis quand je suis avec des personnes queers qui vivent pas avec des troubles de santé mentale, ben, je vais confronter leur rapport à la réalité» (Addison, 25 ans, transmasculin/genderfluid/non binaire). En somme, les jeunes trans handicapé-es démontrent à quel point, d’une part, les identités et oppressions qu’iels vivent sont indissociables et, d’autre part, qu’il importe d’appréhender, dans les mouvements sociaux, la société, les institutions, les services et les réflexions sur le sujet, ces réalités de manière imbriquée[18].

4.3. Quand le handicap et le capacitisme deviennent des obstacles à la réalisation de l’identité de genre

4.3.1. La remise en question de l’identité trans

Les travaux en études du handicap ont démontré qu’un phénomène de délégitimation de la parole des personnes handicapées est à l’œuvre dans des sociétés capacitistes/sanistes[19]. Cela est particulièrement le cas lorsque le handicap est invisible, non mesurable «objectivement» et repose sur le récit qu’en font les personnes, comme pour certaines formes de conditions chroniques (ex.: douleurs chroniques) ou mentales (ex.: anxiété) (Kafer, 2013; Riggs et Bartholomaeus, 2017: 78). Dans le cas des enjeux de santé mentale, le handicap en lui-même est utilisé pour invalider les personnes trans handicapées, prétextant que ces personnes sont incompétentes sur le plan du jugement ou irrationnelles pour prendre des décisions (LeFrançois et al., 2013; Burstow et al., 2014). Cette invalidation est ressortie dans les propos de quelques participant-es, comme Dakota : «[…] people treat me like I’m a lesser human being because of it. People think that they know better than me […]» (Dakota, 24 ans, two spirit/ nonbinary trans woman).

Étant donné qu’une majorité des jeunes dans notre étude présentent un handicap invisible et mental, comme la schizophrénie, la bipolarité, le TDAH[20], le TPL, ou l’anxiété et la dépression sévères, iels sont particulièrement à risque de vivre ce type d’invalidation capacitiste/saniste. Si cette forme de violence est difficile à vivre, elle prend un sens particulier dans des contextes jeunistes et cisgenristes, dans lesquels les voix des jeunes sont invalidées en prétextant qu’iels sont trop jeunes pour décider pour elleux-mêmes et dans lesquels les voix des personnes trans sont délégitimées au profit de celles des professionnel-les de la santé (Clare, 2017; Baril, 2018; Pearce, 2018).

Les jeunes ont indiqué vivre des formes de délégitimation, notamment de la part de leur famille: «My parents always said my opinions didn’t matter because I have Asperger's» (Anabelle, 23 ans, female). Plusieurs jeunes nous ont aussi confié que les professionnel-les de la santé délégitiment leur transitude en fonction de leur santé mentale et remettent en question leur transition en interprétant cette dernière comme un symptôme d’une maladie mentale. C’est le cas d’Addison, qui, du fait de sa schizophrénie, sent que ses paroles sont délégitimées et que sa capacité de consentir à recevoir des soins est remise en question. Il nous indique que les professionnel-les «invalident [sa] transidentité» et que le système de santé et son «[…] fonctionnement [n’]est pas pensé pour les gens comme [lui] […]» (Addison, 25 ans, transmasculin/genderfluid/non binaire).

Il importe enfin de noter que cette invalidation peut se répercuter sur la façon dont ces jeunes vivent leur propre identité de genre. Le fait que leur transitude soit souvent suspectée d’être un symptôme de maladie mentale peut amener certain-es à remettre en question la validité de leur transitude. Greta indique: «I also recently got the diagnosis of bipolar, which has been really confusing for me and makes me question everything about myself» et ajoute «[…] sometimes when I'm in a really bad place, I start to think that maybe I've made up being trans, which is a really, really, horrible experience» (Greta, 21 ans, agenre). Les jeunes avec des troubles de personnalité limite, comme Louis, parlent de comment iels se sentent influençables et comment leurs identités (de genre ou autre) semblent volatiles en fonction des ami-es fréquenté-es, ce qui peut les amener à douter du bien-fondé de leur transition. C’est le cas d’Anto, qui raconte comment à certains moments il remet tout en question: «[T]here was a lot of doubt in my identity crisis. […] [H]aving anxiety definitely affects my identity. And it’s definitely a daily thing where I doubt my pronouns and I’m like, “Is it really those things?” […] [A]m I making this up?» (Anto, 17 ans, nonbinary male).

Il devient difficile de départager dans ces situations si ce sont les incapacités en elles-mêmes qui amènent à vivre des doutes ou s’il s’agit des discours capacitistes/sanistes qui sont intériorisés ou les deux[21]. Quoi qu’il en soit, plusieurs jeunes ont partagé ces remises en question de leur identité de genre, une réalité peu discutée dans les travaux se penchant sur ces enjeux.

4.3.2. La complexification de l’expérience de la transitude et de la transition

Les handicaps et le capacitisme peuvent aussi parfois devenir des barrières dans la réalisation de l’identité de genre puisqu’ils complexifient l’expérience de la transitude et de la transition. D’abord, lorsque les jeunes ont réussi à cerner leur identité de genre, les incapacités ont par la suite des implications sur l’affirmation de cette identité. Certain-es jeunes rapportent que la dépression, l’anxiété ou la paranoïa interfèrent avec leur capacité à s’afficher et s’affirmer. Arthur raconte comment le moment du dévoilement (coming out), qui constitue un épisode stressant pour les jeunes trans, est plus anxiogène pour les personnes vivant avec des problèmes de santé mentale; la peur du jugement et du rejet devient parfois envahissante au point de ralentir le processus d’affirmation identitaire, comme dans son cas. Plusieurs jeunes rapportent également que l’anxiété amène un stress additionnel en ce qui concerne le mégenrage; ce qui est déjà vécu comme des micro-agressions par les personnes trans devient un terreau fécond d’anxiété pré- et post-événement de mégenrage; la personne appréhende constamment de se faire mégenrer et a plus de difficulté à se remettre de ce stress lorsqu’il survient. De plus, une fois l’identité dévoilée, les jeunes rapportent aussi que l’intersection entre cisgenrisme et capacitisme rend plus difficile l’acceptation de leur identité de genre par les autres.

Ensuite, certaines incapacités peuvent prévenir les jeunes d’accomplir certaines démarches en vue de leur transition, que celles-ci soient linguistiques (pronoms), sociales, légales ou médicales. Comme le partage Marlie, qui vit avec une dépression, une anxiété et un TPL, la peur de commettre des erreurs et d’être jugé-e empêche l’action. Arthur, lui, qui vit avec de multiples handicaps, précise que son anxiété le bloque d’avancer dans certaines démarches, comme prendre des rendez-vous: «Des fois, ben chu pas capable d’appeler. C’est vraiment vraiment tough pour moi appeler pour prendre mes rendez-vous […]» (Arthur, 17 ans, demiboy). Un grand nombre de jeunes ont aussi dit rencontrer des difficultés dans l’affirmation de leur identité et la mise en œuvre de leur transition, car iels manquent d’énergie ou de motivation pour adopter une apparence conforme au genre ressenti, en fonction de leur niveau de douleur ou de fatigue. La dépression sévère peut générer un état de fatigue et de démotivation qui rend difficile l’accomplissement de démarches ou de soins corporels, comme en témoigne Sophie:

«Par rapport à mon expérience trans, c’est sûr que ces pensées négatives-là affectent ma vision de moi-même pis souvent […] j’ai tellement pas d’énergie […] j’vais jamais être capable de (pause) chais pas, prendre l’énergie pour prendre soin de moi pis devenir un peu plus cis-passing [«passer» pour une personne cisgenre] […]. […] J’ai pas l’énergie de me raser, mais ça me fait tellement de dysphorie […]» (Sophie, 24 ans, femme trans non binaire)

D’autres jeunes parlent plutôt de la difficulté, pour des personnes qui vivent avec un TDAH, à s’organiser et gérer les différents éléments de leur vie, ce qui complique les démarches liées à leur transition, comme la prise régulière d’un traitement hormonal.

Qui plus est, les difficultés causées par le handicap dans les démarches de transition peuvent accentuer le sentiment de dysphorie de genre. En effet, le fait de ne pas être en mesure ou d’avoir des difficultés à affirmer et exprimer son identité de genre ou d’effectuer des actions pour mettre en œuvre sa transition peut amener à se sentir moins confortable dans son corps et son identité. En retour, cette dysphorie peut augmenter l’anxiété et la dépression, créant un cercle vicieux. D’ailleurs, les enjeux de santé mentale peuvent déclencher un plus grand sentiment de dysphorie de genre, comme le note Greta, qui dit être parfois dégoûtée de son identité de genre durant certains épisodes de vulnérabilité, ou August, qui indique que son insatisfaction corporelle est accrue à cause de sa dépression et de son anxiété.

Enfin, rappelons que le capacitisme devient souvent un ancrage pour justifier le cisgenrisme (Baril, 2015a; 2015b; 2016; 2018; Kattari et al., 2017; Riggs et Bartholomaeus, 2017; Pearce, 2018). De fait, les handicaps deviennent des prétextes pour exercer davantage de régulation et de contrôle (gatekeeping) au regard des identités des personnes trans, comme c’est le cas de plusieurs jeunes dans notre étude. Sous le prétexte que la personne n’a pas la condition physique pour effectuer une transition ou la condition mentale pour déterminer si elle est trans, certain-es professionnel-les posent des embûches dans les parcours de transition. Pire encore, l’éradication de l’identité trans devient parfois le symbole de réussite d’un traitement en santé mentale. En somme, les handicaps et le capacitisme/sanisme ont de profonds impacts sur la vie quotidienne de ces jeunes, incluant leur identité de genre.

4.4. Quand l’identité de genre et le cisgenrisme deviennent handicapants

4.4.1. La transitude, la dysphorie de genre et la santé mentale et physique

Bien que la transitude ne soit plus considérée comme un trouble de santé mentale en soi, plusieurs jeunes observent que celle-ci peut être handicapante dans certains contextes ou peut complexifier leur expérience du handicap. Par exemple, le fait de ressentir une dysphorie de genre peut accroitre les symptômes anxieux ou dépressifs ou avoir des répercussions sur d’autres aspects de la santé mentale/physique comme dans le cas d’Émily qui est anorexique: «[…] l’autre fois j’étais fâchée, j’ai pas fait mes devoirs parce que j’avais tellement à gérer ma dysphorie que j’ai pas fait mes devoirs puis là j’ai fait “ben t’as pas fait tes devoirs, conséquence tu manges pas”» (Emily, 20 ans, demigirl). On voit que la culpabilité de ne pas avoir fait ses travaux à cause de sa dysphorie la conduit à s’infliger des punitions comme se priver de nourriture. D’autres rapportent comment la dysphorie de genre est parfois difficile à vivre au point de ne pas sortir de la maison.

Puis, pour certain-es jeunes, la réalité corporelle d’une transition devient handicapante. Colin précise comment le fait d’avoir recours à certaines prothèses, comme le gilet de compression (binder) pour camoufler la poitrine, le prévient de pratiquer certaines activités à l’école:

«Ben le binder c’est invisible, mais physique, parce que t’as pas le choix de le porter. […][Donc ça nuit ] à peu près toute qu’est-ce que je fais. […] C’est pas connu comme être un handicap, mais pour certains ça devient un handicap» (Colin, 18 ans, homme).

Les propos de Colin confirment ainsi certaines discussions que l’on retrouve dans la littérature voulant que la transitude, les transitions et les diverses technologies qu’elles impliquent, qu’il s’agisse de prothèses, de traitements hormonaux ou de chirurgies, puissent devenir handicapantes ou être à l’origine de handicaps iatrogènes (Baril, 2015a; 2015b; 2018; Puar, 2017; Pearce, 2018). Les complications suivant la prise d’hormones, les chirurgies, le port de certaines prothèses ou les injections de silicones industriels utilisées par certaines personnes trans peuvent survenir et/ou se transformer en handicaps ou conditions de santé chroniques (Namaste, 2015). Il ne faudrait pas cependant passer sous silence un autre facteur crucial qui influe sur la santé des personnes trans: le cisgenrisme.

4.4.2. Le cisgenrisme et la santé mentale et physique

Les travaux sur la santé trans ont montré que le cisgenrisme est «handicapant» et produit des conséquences «handicapantes» (Ansara, 2015; Davidson, 2015; Riggs et Bartholomaeus, 2017; Veale et al., 2017). Une majorité des jeunes dans notre étude ont indiqué que les formes de discrimination et de violence vécues ont des impacts sur leur santé mentale et augmentent la détresse émotive qu’iels vivent, qu’il s’agisse de leur dépression, de leur anxiété ou de leur humeur en général. Ces violences cisgenristes sont parfois des déclencheurs de crises importantes pour les personnes vivant avec la schizophrénie ou un TPL, comme Emily.

Au-delà des effets documentés sur la santé mentale, le cisgenrisme et la cisnormativité qui en découle et qui se répercute dans les institutions et leur architecture (ex.: les toilettes genrées) ont de graves conséquences physiques sur certain-es jeunes. Jim, vivant avec le syndrome de la vessie douloureuse, raconte qu’il doit souvent se retenir d’aller aux toilettes, car il est difficile de trouver des toilettes neutres de genre. Cette situation répétée a même causé des infections urinaires. Simultanément, s’il ne peut plus se contenir, il est forcé d’utiliser les premières toilettes trouvées qui ne correspondent habituellement pas à son identité de genre. Le dilemme dans lequel se trouve Jim n’est pas unique. Comme le montrent les études (Bauer et Scheim 2015; James et al., 2016; Pearce, 2018), plusieurs personnes trans développent des pratiques d’évitement de ces espaces publics cisnormatifs, ce qui se répercute sur leur santé. Par exemple, 32% des personnes trans aux États-Unis évitent de boire ou manger lorsqu’elles sortent dans les espaces publics pour ne pas être confrontées aux problèmes d’accès aux toilettes et près d’une personne sur dix (8%) rapporte des problèmes urinaires ou rénaux suite à l’évitement systématique des toilettes (James et al., 2016: 229). Bref, le cisgenrisme, la cisnormativité et leur configuration des espaces sociaux créent chez les personnes trans des effets non seulement handicapants, mais des incapacités, maladies et conditions chroniques. Comme l’ont montré certain-es auteur-es (Kafer, 2013; Marshall et Ware, 2014; Adair, 2015; Slater et al., 2018), il faut ainsi commencer à réfléchir aux questions d’accessibilité de façon élargie à la fois en études trans et du handicap. En effet, comme le nombre de toilettes accessibles pour les personnes handicapées et accessibles en matière de genre pour les personnes trans est souvent très limité, les deux groupes vivent d’importantes barrières d’accès à des lieux nécessaires pour combler leurs besoins vitaux et ceci a d’importantes conséquences sur leur santé physique et leur bien-être.

5. Conclusion : un labyrinthe d’identités, un labyrinthe d’oppressions

«When oppressions are discussed [in disability studies] in [sic] an intersectional road, it is commonly treated like a country road: two, and only two, separate paths meet at a well-signed, easy-to-understand location. […] Intersectionality is a multi-lane highway with numerous roads meeting, crossing and merging in chaotic and complicated ways. There are all different kinds of roads involved: paved and gravel roads, roads with shoulders and those without and roads with low speed limits, high speed limits and even no speed limits» (Withers, 2012: 100).

Cette citation nous prévient des dangers à concevoir les identités et les oppressions en silo et à mettre en œuvre une «practice of over-simplifying intersectionality» (Withers, 2012: 100). Malgré le fait que nous adhérons à une conception intersectionnelle des identités et oppressions, nous n’avons pas été en mesure d’éviter ce piège. De fait, tant dans notre projet de recherche et ses publications que dans cet article, une limite est la difficulté à théoriser plus de deux ou trois facettes identitaires et d’oppression. Pourtant, nos outils de collectes de données, nos données et nos cadres d’analyses permettraient des réflexions plus complexes. Bien qu’il soit impossible ici d’évoquer tous les facteurs contribuant à cette limitation, l’un d’entre eux est le format de publication des articles dans les revues qui ont souvent une limite de 6000 à 8000 mots. Alors qu’une approche intersectionnelle peut être développée en profondeur à l’intérieur d’une monographie, la facture imposée aux articles, qui se doivent de rendre compte de plusieurs composantes dans une limite d’espace, rend difficile la prise en considération de plus de deux ou trois facettes d’oppression.

Alors même que nous traitons des jeunes trans handicapé-es, la catégorie d’âge et de jeunisme, bien qu’en filigrane de nos analyses, demeure absente de notre article[22]. L’âge n’est qu’un exemple parmi d’autres. En effet, 8 jeunes sur 22 auto-identifié-es comme handicapé-es dans notre deuxième cohorte sont racisé-es. Alors que les catégories de race et le racisme devraient être au cœur de nos analyses intersectionnelles, les contraintes d’espace ne nous permettaient pas de développer sur les impacts du processus de racialisation et du racisme que vivent ces jeunes[23]. Reconnaissant les biais racistes qui imprègnent les pratiques de plusieurs profesionnel-les de la santé, il serait pertinent de voir comment le fait de vivre à l’intersection du cisgenrisme, du capacitisme et du racisme influence les expériences de vie de ces jeunes.[24]

Nous pensons ainsi que l’intersectionnalité comme concept sensibilisateur devrait non seulement éclairer la multiplicité des identités et des oppressions que vivent les jeunes, mais également servir à sensibiliser le lectorat et les comités éditoriaux à repenser les normes de publication. Autrement dit, l’intersectionnalité ne devrait pas seulement être un outil permettant de repenser le contenu des travaux publiés, mais également le contenant. Les revues en études trans ou du handicap faisant la promotion de l’intersectionnalité devraient repenser le format imposé aux auteur-es afin de permettre aux analyses intersectionnelles d’être développées de manière complexe et nuancée. Malgré cette limite de notre article, nous espérons que l’analyse de deux éléments clés dans l’expérience de ces jeunes aidera à amorcer des conversations nécessaires sur les imbrications du cisgenrisme et du capacitisme. En somme, le «potentiel intersectionnel» des riches données de ce projet de recherche n’a été qu’effleuré et pointe vers un ensemble d’avenues possibles à explorer.

Endnotes

1. Alexandre Baril (pronom il) est un homme trans et handicapé et professeur spécialisé sur les questions trans et du handicap. Annie Pullen Sansfaçon (pronom elle) est une femme cis, titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur les enfants transgenres et leurs familles. Morgane A. Gelly (pronoms elle/iel) est une personne non-binaire, titulaire d’une maîtrise en sociologie et spécialisé-e dans les enjeux de genre et de santé.

2. Les noms des participant-es dans cet article ont été changés par des pseudonymes et les termes décrivant leur identité de genre sont ceux utilisés par les personnes elles-mêmes pour se décrire lors des entretiens. Nous avons décidé de conserver ces termes inchangés, dans leur diversité, afin de respecter l’identité de chaque personne.

3. Le terme trans est mobilisé dans un sens inclusif de multiples identités de genre (personnes transsexuelles, transgenres, non binaires de genre, fluides de genre, bigenrées, agenres/sans genre, bispirituelles, etc.), bref l’ensemble des identités non cisgenres (ou cis). Les personnes cis sont des personnes non trans.

4. Afin de respecter la diversité des expressions de genre, nous privilégions une écriture inclusive en alternant entre ce que l’Office québécois de la langue française appelle une rédaction non genrée et bigenrée, cette dernière juxtaposant les deux genres dans des formes pronominales néologiques, comme «iel» pour combiner il et elle, ou «celleux» pour combiner celles et ceux.

5. À l’instar de plusieurs auteur-es en études du handicap qui théorisent le handicap comme une construction sociale dans des sociétés non adaptées aux diverses in/capacités, nous utilisons le terme «personne handicapée» pour mettre l’accent sur le fait que les personnes sont handicapées en grande partie par les institutions, les structures et les normes sociales et qu’il s’agit d’un terme mobilisé par les communautés elles-mêmes (Clare, 2009; Withers, 2012; Davis, 2013; Kafer, 2013; Marshall et Ware, 2014; Parent, 2017). La notion de handicap se veut inclusive de multiples handicaps, comme les handicaps physiques et moteur, sensoriels, cognitifs, environnementaux, mentaux/psychologiques/émotifs (ou ce qui est aussi appelé «problèmes de santé mentale»), les maladies chroniques, etc. Nous utilisons le terme handicap au singulier afin de référer au phénomène complexe du handicap et au pluriel pour référer à ce qui est parfois nommé «incapacités». Nous utilisons aussi alternativement in/capacités. 6. Le terme «jeunisme» est utilisé pour référer à l’oppression fondée sur l’âge, bien que le terme «âgisme» soit plus commun. Nous choisissons le premier plutôt que le second étant donné que la notion d’âgisme, bien que non exclusivement réservée à l’oppression que vivent les personnes âgées, est habituellement associée au champ de la gérontologie et des études sur le vieillissement (Ansara, 2015). Nous tenons aussi à préciser que les limites d’espace dans cet article nous empêchent de faire une analyse plus spécifique du trio identitaire et d’oppression qui inclurait l’âge. Nous nous focalisons donc sur l’identité de genre et les in/capacités, tout en conservant en filigrane de nos analyses la catégorie d’âge et le jeunisme que vivent ces jeunes trans et handicapé-es et qui façonnent leur quotidien. Par exemple, plusieurs de ces jeunes habitent toujours chez leurs parents, sont dans des institutions scolaires, n’ont pas l’âge de majorité légale afin de pouvoir exercer certains de leurs droits, etc., ce qui les amène à vivre différemment leur transitude et handicap que s’iels étaient adultes. 7. Ansara (2015: 15) distingue le cisgenrisme de la transphobie: «Unlike “transphobia”, which emphasises individual hostility and negative attitudes, the cisgenderism framework incorporates both unintentional and well-intentioned practices. Cisgenderism often functions at systemic and structural levels […]». Baril (2015c: 121), lui, définit le cisgenrisme ainsi: «Le cisgenrisme est un système d’oppression qui touche les personnes trans, parfois nommé transphobie. Il se manifeste sur le plan juridique, politique, économique, social, médical et normatif. Dans ce dernier cas, il s’agit de cisgenrenormativité [ou cisnormativité]. Je préfère la notion de cisgenrisme à celle de transphobie, car elle s’éloigne des origines pathologiques et individuelles de la “phobie”».

8. Nous avons choisi, afin de référer au système d’oppression à l’égard des personnes handicapées qui s’exerce à de multiples niveaux, d’utiliser le terme «capacitisme», qui semble de plus en plus populaire dans le contexte francophone canadien, alors qu’en France, le terme «validisme» est davantage mobilisé. Comme l’indique Parent (2017: 184), «[l]es concepts d’ableism et de disablism sont bien connus dans les disability studies et sont de plus en plus utilisés par les activistes et artistes. Pourtant, ils commencent à peine à émerger dans la littérature francophone. Ces concepts importants ont jusqu’à présent été traduits de diverses façons (capacitisme, handicapisme, incapacitisme et validisme) sans qu’aucune traduction ne parvienne à s’imposer.»

9. Baril a créée le terme «transitude» en 2014 qu’il définit ainsi: «Le néologisme “transitude” en français équivaut à “transness” en anglais. Composé du terme “trans” et du suffixe “itude” désignant un état, la transitude réfère à l’état d’être trans» (Baril, 2018: 22).

10. Il importe de préciser que parmi les huit personnes non auto-identifiées comme handicapées dans cette deuxième cohorte de jeunes trans, deux (Ludo et Louis) ont des handicaps (physiques ou mentaux) qui sont rapportés durant les entretiens. Si on ajoute ces deux jeunes aux 22 autres auto-identifié-es comme handicapé-es, cela constitue 24 jeunes sur 30 (80%) qui sont handicapé-es dans cette cohorte. Ces deux jeunes ont parlé dans leur entretien de certaines formes de capacitisme vécues et c’est pourquoi leurs propos ont aussi été retenus dans cet article.

11. Une vaste recension des écrits à l’échelle nord-américaine conclut également que plus d’une personne trans sur deux (52 %) vit avec un handicap, y compris des taux élevés de maladies mentales/psychologiques (Davidson 2015: 43).

12. Il est intéressant de noter que l’un des champs disciplinaires dans lequel les intersections entre transitude et handicap ont davantage été traitées est en études juridiques. Cela s’explique par le fait qu’historiquement, au Canada et aux États-Unis, plusieurs cas de discrimination envers les personnes trans ont été dénoncés en se servant des lois protégeant les personnes handicapées. Bien qu’il serait intéressant de se pencher sur ces travaux, les réflexions des juristes sur ces intersections débordent du cadre de cet article. Voir notamment les articles de Wahlert et Gill (2017) et George (2019) pour davantage d’information et de références sur le sujet, de même que Withers (2012: 102).

13. Les mad studies, ou les études sur la folie, représentent un champ disciplinaire qui s’ancre dans les revendications du mouvement mad. De façon similaire aux mouvements/études queers pour le terme «queer», les mouvements/études mad ont permis la réappropriation et la resignification de l’insulte «mad» afin de promouvoir le respect des personnes psychiatrisées ou ex-psychiatrisées. Pour plus d’informations, voir: LeFrançois et al. (2013) et Burstow et al. (2014).

14. Il serait possible d’ajouter que plusieurs travaux ou ouvrages sur la santé trans, comme le très récent ouvrage de Ruth Pearce (2018), font souvent abstraction du handicap, pourtant au cœur de la notion même de santé. Il est possible de remarquer cet oubli du handicap à travers les index exhaustifs des ouvrages, comme celui de Pearce, qui couvrent un ensemble de concepts liés à la santé sans toutefois jamais traiter en soi du handicap..

15. Le terme neuro-atypique réfère aux personnes qui sont catégorisées comme vivant sur le spectre de l’autisme. La neuro-atypie et la neurodivergence sont des concepts mis de l’avant par les personnes catégorisées comme autistes et qui tendent à s’éloigner des définitions médicales et psychiatriques de l’autisme afin d’insister sur la diversité neurologique (Brown, 2017).

16. Le TPL réfère à ce qui est diagnostiqué comme un trouble de personnalité limite.

17. Tina dit par exemple : «[…] [M]on anxiété […] je dirais que ça joue plus par rapport à ça parce que ça me stresse comme plus que la normale de me faire mégenrer […]» (Tina, 17 ans, trans non binaire).

18. Il est important de rappeler que ce ne sont pas toutes les personnes interviewées qui voyaient des liens entre la transitude et le handicap. De fait, sur les 22 personnes auto-identifiées comme handicapées, 5 (22,7%) ont indiqué ne pas voir de liens entre ces deux réalités. Il est possible que dans leur cas, aucun lien n’existe entre ces dimensions identitaires et d’oppression ou encore que la présence de ces liens ne soit pas perçue, conscientisée et conceptualisée, en fonction notamment de certains facteurs freinant la théorisation imbriquée de la transitude et du handicap présentés dans la recension des écrits.

19. Le sanisme peut être défini comme «[…] the systematic subjugation of people who have received mental health diagnoses or treatment. Also known as mentalism […], sanism may result in various forms of stigma, blatant discrimination, and a host of microaggressions» (LeFrançois et al., 2013: 339).

20. Le TDAH réfère à ce qui est diagnostiqué comme un trouble déficitaire de l’attention avec ou sans hyperactivité.

21. Par exemple, Anabelle semble indiquer que c’est sa neuro-atypie en elle-même qui a retardé sa prise de conscience par rapport à son identité de genre: «And it took me a little bit longer to realize I'm trans. 'Cause it’s hard for me to understand things that I... like, people with Asperger's tend to have trouble expressing themselves» (Anabelle, 23 ans, female).

22. Pourtant, le fait qu’une personne trans handicapée soit adolescente, vive chez ses parents et dépende d’elleux pour ses besoins n’est pas anodin. Lorsque l’on connaît le paternalisme, la surveillance et la régulation auxquels sont souvent soumis-es les jeunes handicapé-es de la part de leurs parents, mais aussi de la part du système scolaire, médical, etc., il est possible de se demander comment ce capacitisme s’articule différemment lorsque cette personne trans atteint l’âge de majorité et n’habite plus chez ses parents.

23. Nous avons par ailleurs publié certains articles dans ce projet liant cisgenrisme et racisme.

24. Par exemple, certain-es jeunes trans handicapé-es racisé-es ou migrant-es nous ont dit qu’iels cherchaient à éviter les diagnostics officiels de santé mentale, contrairement à d’autres qui cherchent à les obtenir afin d’avoir accès à certains droits, compensations financières ou mesures d’adaptation, puisqu’en étant trans et racisé-es, les effets de la pathologisation et de la discrimination sont si intenses qu’un diagnostic additionnel aurait d’importantes conséquences négatives. Par exemple, Gabriel dit: «Ben j'ai comme de l'anxiété sociale. Même si ça a pas été diagnostiqué et tout à 100% validé par un ou une psy, c'est, c'est quand t'es une personne trans migrante tu peux juste pas cumuler les diagnostics de santé mentale parce que tu vas comme juste perdre, jamais t'en sortir» (Gabriel, 19 ans, non binaire). Voir notamment les travaux suivants qui se penchent sur la question du racisme lié au cisgenrisme et au capacitisme: Brown (2017), Chin (2018) et Durban-Albrecht (2017).influence les expériences de vie de ces jeunes

References