Titre franćais


Des vies oubliées : les personnes âgées trans vivant avec une démence à l’intersection du cisgenrisme, du capacitisme/cogniticisme et de l’âgisme

Title English


Title English Forgotten lives: Trans older adults living with dementia at the intersection of cisgenderism, ableism/ cogniticism and ageism

Alexandre Baril, PhD

School of Social Work, University of Ottawa

abaril [at] uottawa [dot] ca

Marjorie Silverman, PhD

School of Social Work, University of Ottawa

marjorie [dot] silverman [at] uottawa [dot] ca

Résumé

Peu de recherches au plan international aident à comprendre les expériences et les besoins des personnes trans vivant avec une démence, en dépit du vieillissement de la population et du nombre croissant de personnes trans, incluant une première cohorte de personnes âgées trans. Il existe donc un besoin de mieux comprendre les contraintes, les discriminations et les maltraitances généralisées auxquelles sont confrontées les personnes âgées trans dans le système de santé et de services sociaux, de même que les craintes que ces personnes expriment à propos du vieillissement et des démences. Des observations anecdotiques présentées dans de rares ouvrages portant sur les populations LGBTQ et la démence suggèrent que les changements cognitifs peuvent avoir un effet sur l’identité de genre. Par exemple, les personnes trans âgées vivant avec une démence peuvent oublier leur transition et se réidentifier au sexe/genre assigné à la naissance ou éprouver une « confusion de genre ». Cela soulève des questions cruciales concernant par exemple les pratiques liées aux pronoms, les soins corporels (rasage, coiffure, habillement, etc.), les interactions sociales genrées, les soins médicaux (poursuite ou abandon de la thérapie hormonale), etc. Le présent article comble une lacune dans la littérature actuelle en offrant une première typologie des réponses offertes par les universitaires qui ont analysé le thème de la démence et de l’identité de genre chez les personnes trans âgées vivant avec une démence pouvant éprouver une « confusion de genre », soit : 1) une approche de neutralisation du genre ; 2) une approche trans-affirmative stable et 3) une approche trans-affirmative fluide. Après avoir proposé une réflexion critique sur chaque approche, nous articulons les fondements d’un quatrième paradigme, ancré dans un dialogue interdisciplinaire sur les systèmes interconnectés d’oppression qu’affrontent les personnes âgées trans vivant avec une démence, soit l’âgisme, le capacitisme/cogniticisme et le cisgenrisme.


Mots-clés: Capacitisme/cogniticisme, âgisme, cisgenrisme/transphobie, démence, personnes trans et non binaires

Remerciements
Les auteur-es tiennent à remercier les directeur-trices scientifiques invité-es de leur soutien attentif tout au long du processus d’édition de ce numéro spécial, ainsi que les deux personnes évaluatrices de l’article pour leurs commentaires clairs et judicieux. Merci également à Françoise Moreau-Johnson et au Centre de leadership académique, qui ont créé des conditions favorables au travail de rédaction.

Mises à jour des remerciements pour la version traduite
Les auteur-es remercient chaleureusement Christine Dumont, traductrice, et Roxane Nadeau, réviseuse, pour leur excellent travail. Les auteur-es remercient également SAGE Publications et la revue Sexualities pour leur autorisation de traduire et reproduire ce texte.

Source originale
Baril, Alexandre et Marjorie Silverman (2019). « Forgotten Lives: Trans Older Adults with Dementia Living at the Intersection of Ageism, Ableism/Cogniticism and Cisgenderism », Sexualities, 22, 6, p. 1-15. OnlineFirst: https://doi.org/10.1177/1363460719876835

Financement Nous souhaitons remercier le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada, dont le financement permet la réalisation de ce projet de recherche sur les personnes âgées trans vivant avec une démence.

1. Quand démence et transitude se rencontrent : « perdre l’esprit »… perdre son identité de genre ?

Il y a quelques années, l’histoire d’Hélène Tremblay-Lavoie, une Franco-Canadienne vivant avec la maladie d’Alzheimer qui menait sa vie exclusivement en anglais depuis 30 ans, avait fait la manchette après qu’elle soit « retournée vers le français, sa langue maternelle » (Waldie, 2018), ce qui lui rendait l’accès aux soins de santé en anglais difficile. Des changements de la mémoire et du langage sont observés chez les personnes vivant avec une démence (McMurtray, Saito et Nakamoto, 2009), ce qui soulève des questions sur la façon d’intervenir auprès des personnes qui, temporairement ou de façon permanente, « vivent dans le passé » en raison d’une démence[1]. Alors qu’il existe des données empiriques documentant les effets de la démence sur la mémoire ou le langage, aucune étude concrète n’a fait l’analyse des intersections de la démence et de l’identité de genre, en dépit d’observations empiriques anecdotiques suggérant qu’une démence peut provoquer une transformation de l’identité et de l’expression de genre (Ansara, 2015; McGovern, 2014; Witten, 2016). Que se passe-t-il lorsqu’une personne âgée trans[2] développe une démence ? Ce sujet sous-documenté mérite l’attention au vu des observations suivantes : 1) la population vieillit rapidement, tout comme le nombre de personnes âgées vivant avec une démence (Alzheimer Society of Canada, 2018); 2) le nombre de personnes trans augmente et celles-ci forment actuellement une première cohorte visible de personnes âgées trans (Witten, 2009 ; 2016); 3) les personnes âgées trans semblent plus à risque de développer une démence étant donné certains facteurs de risque documentés comme la dépression, l’isolement, le tabagisme, l’alcoolisme et la consommation de drogues (Hulko, 2016; Westwood, 2016); 4) ces personnes se heurtent à des contraintes et à des formes de discrimination répandues dans les services sociaux et de santé (Fredriksen-Goldsen et coll., 2014; Namaste, 2000); 5) des personnes trans ont confié que ce qu’elles craignaient le plus avec le vieillissement, c’était de vivre avec une démence, d’oublier l’identité de genre qu’elles avaient choisie et d’être maltraitées par les professionnel-les de la santé (Witten, 2016); et 6) il existe peu de recherches qui nous aident à comprendre les expériences et les besoins des personnes trans vivant avec une démence en raison de l’intersection de leurs identités et des oppressions qu’elles subissent. Par conséquent, il y a une rareté de connaissances ou d’outils pour guider les politiques sociales ou soutenir les praticien-nes, les proches aidant-es et les organisations répondant aux besoins de cette population en croissance (Westwood et Price, 2016)[3].

Selon des études sur des cas cliniques isolés relatés par des professionnel-les de la santé dans de rares documents portant sur le sujet, la démence peut entraîner une « confusion » quant à l’identité de genre ou une détransition. Par exemple, une personne âgée trans ayant oublié sa transition se réidentifie, partiellement ou totalement, au genre qui lui a été assigné à la naissance (Barrett et coll., 2015; Marshall, Cooper et Rudnick, 2015). Le présent article utilise le phénomène de la « confusion de genre »/détransition potentielle comme point d’entrée pour révéler les cadres théoriques et épistémologiques implicites des quelques stratégies d’intervention auprès des personnes trans vivant avec une démence qui ont été suggérées dans la littérature scientifique. En répondant à la question directrice suivante : « quels sont les différents paradigmes qui sous-tendent les stratégies d’intervention auprès des personnes trans vivant avec une démence, incluant leurs postulats et implications théoriques et épistémologiques ? », nous proposons une première typologie des paradigmes d’intervention, soit : 1) une approche de neutralisation du genre; 2) une approche trans-affirmative stable; et 3) une approche trans-affirmative fluide. À la suite d’une réflexion critique sur chaque paradigme, nous amorçons un dialogue interdisciplinaire au sujet des intersections entre les multiples systèmes d’oppression pesant sur les personnes trans vivant avec une démence, soit le cisgenrisme[4], le capacitisme/cogniticisme[5] et l’âgisme. Puis, tirant parti des exemples exposés dans la présente analyse intersectionnelle, nous concluons en posant les fondements d’un quatrième paradigme, celui-là trans-affirmatif[6] et positif en regard du handicap et de l’âge (en anglais crip-positive[7] et age-positive), lequel nous estimons ouvre de nouvelles avenues pour soutenir les personnes trans vivant avec une démence.

Paradigmes théoriques guidant les interventions auprès des personnes trans vivant avec une démence

« […] La démence me terrifie. Cela est relié, je crois, à la perte de mon sens de l’identité. » « Je crains de ne pas pouvoir maintenir mon identité. » « J’ai peur de développer une démence et d’oublier que j’ai transitionné. » (Witten, 2016 : 112- 113).

Les affirmations des trois personnes citées ici reflètent les principales préoccupations liées au vieillissement des 1963 participant es trans au sondage Trans MetLife mené par Tarynn Witten (2016). Ces personnes craignent que le vieillissement implique le développement de handicaps, de démences et de formes de dépendance, des craintes qui sont ancrées, comme nous le verrons, dans des formes d’âgisme et de capacitisme/cogniticisme. Alors que les travaux scientifiques au sujet du vieillissement des personnes trans sont de plus en plus abondants, les recherches qui pourraient répondre aux préoccupations suscitées par la démence sont rares en dépit du fait que la population trans vieillit et qu’on estime entre 3,3 et 9 millions le nombre de personnes trans de plus de 65 ans dans le monde (Witten, 2009). Ces deux dernières décennies, une attention croissante a été accordée aux enjeux LGBTQ dans les études sur le vieillissement, permettant de se pencher sur ces questions sous de nombreux angles (p. ex. : King et coll., 2019; Ward, Rivers et Sutherland, 2012). Cela dit, dans ce créneau, les publications couvrant expressément la démence demeurent rares. Les travaux existants appartiennent à la littérature grise et scientifique (p. ex. : McGovern, 2014; Westwood et Price, 2016) et examinent les écueils, les défis et les formes de violence et de discrimination spécifiques auxquels font face les personnes LGBTQ vivant avec une démence.

Malgré l’inclusion des personnes trans dans l’acronyme LGBTQ, la plupart des travaux reproduisent l’effacement des réalités spécifiquement trans (Namaste, 2000) en les amalgamant avec les expériences des minorités sexuelles. À cet égard, les besoins et les problèmes particuliers des personnes trans sont mieux étudiés dans le corpus limité mais grandissant de recherches portant directement sur la transitude et le vieillissement (p. ex. : Bailey, 2012; Cook-Daniels, 2015; Fabbre, 2015; Finkenauer et coll., 2012 ; Fredriksen-Goldsen et coll., 2014; Pearce, 2019; Persson, 2009). Néanmoins, les publications consacrées expressément à la transitude et à la démence demeurent extrêmement rares (Barrett et coll., 2015; 2016 ; Hunter, Bishop et Westwood, 2016; Latham et Barrett, 2015; Marshall, Cooper et Rudnick, 2015; Westwood, 2016; Withall, 2014; Witten, 2016). Dans ce corpus limité, plusieurs stratégies concernant les interventions en cas de « confusion  de genre »/détransition, anticipée ou observée, y sont exposées. Nous les avons classées selon une typologie comportant trois paradigmes. Nous explorons les postulats épistémologiques et théoriques sous-jacents à chacun d’eux pour en dégager les implications pratiques potentielles.

2.1. Paradigme fondé sur une approche de neutralisation du genre

Le premier paradigme est basé sur le travail de Marshall, Cooper et Rudnick (2015), qui documentent l’une des seules études de cas d’une personne trans vivant avec une démence. Dans ce paradigme, les auteur-es semblent adhérer à une perspective biomédicale binaire du sexe et du genre (Toze, 2018). Leur approche encourage la conformité aux catégories binaires du genre et, en cas de « confusion de genre », elle suggère d’éviter les marqueurs du genre. Nous désignons cette approche par le terme « neutralisation du genre », car elle préconise l’évitement du genre comme une façon de composer avec la fluidité du genre. Nous croyons que ce paradigme, du fait qu’il suggère la neutralisation du genre lorsque des personnes « échouent » à se conformer aux catégories binaires et qu’il adhère à un discours sur la démence impliquant un déclin et une perte de l’identité individuelle (en anglais : personhood), n’est ni trans-affirmatif ni positif en regard du handicap (ou crip-positive). Marshall, Cooper et Rudnick (2015 : 112) exposent le cas de Jamie, une personne trans de 94 ans vivant avec une démence et décrite comme une « patiente qui n’est plus en mesure d’exprimer une préférence de genre cohérente en raison d’une démence au stade modéré ». Cette équipe écrit :

[L]e personnel a remarqué qu’elle était confuse quant à son statut d’homme ou de femme du fait qu’elle posait la question suivante : « Qu’est-ce que je suis ? [What am I?] » Elle examinait fréquemment ses seins tout en s’interrogeant : « d’où viennent-ils ? » Parfois, elle exprimait le désir de se vêtir et qu’on s’adresse à elle en tant que femme, parfois en tant qu’homme. […] Elle pouvait se rappeler avoir « vécu par intermittence en tant que femme » depuis ses 80 ans. Elle se souvenait également d’avoir déjà pris de l’œstrogène. Elle déclarait qu’elle préférerait désormais vivre en tant qu’homme et qu’on s’adresse à elle à l’aide de pronoms masculins. Elle indiquait sa préférence pour des vêtements masculins, mais quand on l’invitait à identifier avec plus de précision ce style vestimentaire, elle pointait du doigt les vêtements féminins dans son placard. Pour dormir, elle continuait à réclamer une chemise de nuit pour femme par souci de confort. Elle voulait conserver le nom de Jamie. Elle affirmait vouloir être homme et quand on l’invitait à en dire plus, elle répondait « … parce que je devrais être un homme » et aussi parce qu’elle ressentait les pressions de sa fille (Marshall, Cooper et Rudnick, 2015 : 113-114).

Dans le cas exposé, le handicap cognitif est perçu comme enlevant à la personne trans son agentivité lui permettant de prendre des décisions. En raison de postulats capacitistes/ cogniticistes, les auteur-es soutiennent que Jamie est confus-e et n’a plus de préférences. Mais à l’évidence Jamie a des préférences marquées dans cet extrait et est capable de faire des choix concernant son nom, ses pronoms, ses vêtements et ainsi de suite. Ce cas met en lumière les formes de capacitisme/cogniticisme en jeu dans les discours sur la démence, où cette dernière est associée à un manque d’agentivité et de pouvoir décisionnel. Il met aussi en évidence une perspective non trans-affirmative, car Jamie est considéré-e comme étant confus-e du fait qu’il/elle ne souscrit pas de manière stable aux catégories de genre binaires. Les auteur-es concluent qu’il existe deux principales solutions en regard de la « confusion de genre » : 1) éviter de genrer Jamie en « se comportant avec Jamie d’une façon aussi neutre que possible quant à son genre; par exemple, en évitant l’utilisation de pronoms et en lui faisant porter des tenues neutres de genre » (Marshall, Cooper et Rudnick, 2015 : 116); ou 2) demander à sa mandataire (sa fille transphobe/cisgenriste) de déterminer le genre en vertu duquel Jamie devrait vivre. En plus du capacitisme/cogniticisme implicite et de l’âgisme inhérent à la seconde solution — qui dépouille Jamie de son agentivité —, il semble qu’une identité de genre instable est considérée comme pathologique (un « état d’esprit confus »), ce qui révèle une posture condescendante à l’égard des identités de genre non binaires et qui fait fi des aspects socialement construits du sexe et du genre (Toze, 2018). En apparence plus respectueuse, la première solution est elle aussi problématique, étant donné que la neutralité de genre peut être ressentie comme une forme de violence par certaines personnes trans pour lesquelles la reconnaissance de leur identité de genre est cruciale (Ansara, 2015; Baril, 2015b).

2.2. Paradigme fondé sur une approche trans-affirmative stable

Si Marshall, Cooper et Rudnick (2015 : 116) avancent que la « confusion de genre »/détransition est possible chez les personnes trans vivant avec une démence, les auteur-es adoptant ce que nous appelons le « paradigme fondé sur une approche trans-affirmative stable » estiment au contraire que les personnes trans vivant avec une démence ne sont pas confuses à propos de leur genre. Cependant, ces auteur-es considèrent que deux facteurs pourraient amener ces dernières à se dissocier du genre qu’elles ont historiquement choisi: 1) une pression cisgenriste externe; 2) un déclin cognitif. Les pressions sociales, institutionnelles, médicales et familiales exercées sur des populations vulnérables, telles que les personnes vivant avec une démence, constituent le premier facteur pouvant les pousser à se conformer à leur sexe/genre assigné à la naissance (Ansara, 2015; Bailey, 2012; Barrett et coll., 2016; Latham et Barrett, 2015). Nous qualifions cette approche de trans-affirmative du fait qu’elle valorise l’identité de genre choisie antérieurement par la personne trans et qu’elle favorise des mesures pour soutenir cette identité face aux contraintes cisgenristes. Barrett et coll. (2015; 2016) ainsi que Latham et Barrett (2015) exposent aussi une étude de cas d’une personne trans vivant avec une démence présentant une « confusion de genre »/détransition, tout en se demandant si la démence est à l’origine de cette « confusion ». Le cas concerne une personne décrite comme une femme trans vivant avec une démence adoptant une identité masculine sous la pression de sa famille. Barrett et coll. (2015 : 36) écrivent :

Les conflits avec la famille d’origine, en particulier les enfants, constituaient également un enjeu pour les personnes trans vivant avec une démence. […] Ce fait peut être illustré par l’histoire d’Edna, qui a été sommée par son fils de se présenter comme homme sous peine de ne plus jamais revoir ses petits-enfants. Si les prestataires de services compatissaient avec Edna, ils et elles ne savaient pas comment confronter sa famille et n’osaient pas s’y risquer par crainte de compromettre l’accès d’Edna à ses petits-enfants. L’expérience d’Edna illustre comment l’expression de genre peut être bafouée par les interventions d’une famille transphobe. Dans ces situations, il est important que les changements d’expression de genre ne soient pas lus comme une perte du désir de conserver son genre (dans le cas d’Edna être une femme).

Ces auteur es ne sont pas les seul es à soutenir que c’est la pression sociale et familiale qui conduit à la détransition et que des mesures trans-affirmatives impliquent d’appuyer la personne trans dans l’identité de genre historiquement et antérieurement autodéterminée (avant la démence); la plupart des scientifiques, tout comme la plupart des organisations LGBTQ et des personnes trans sondées à propos du vieillissement et de la démence adoptent cette approche (p. ex. : Persson, 2009; Withall, 2014; Witten, 2016). Alors que Latham et Barrett (2015:9) ont, dans l’un de leurs textes, nuancé leur position en reconnaissant une plus grande fluidité de genre chez les personnes trans vivant avec une démence, l’approche générale élaborée ici en est une fondée sur l’affirmation et la reconfirmation de l’identité de genre historiquement choisie par la personne trans vivant avec une démence.

Le deuxième facteur expliquant la potentielle « confusion de genre » dans ce paradigme est la condition de santé, stipulant que toute désidentification avec le genre historiquement choisi ne représente pas l’identité « réelle » de la personne. En vertu de cette approche, l’identité de genre est perçue comme une composante stable de l’identité qui est déconstruite par la démence, en particulier dans un environnement cisgenriste qui ne soutient pas l’identité antérieurement choisie. Autrement dit, l’instabilité de l’identité du genre est interprétée comme un symptôme de démence.

Bien que ce second paradigme soit trans-affirmatif, le fait que la transitude prime sur le handicap (ou cripness) produit involontairement des conséquences capacitistes/cogniticistes. Par exemple, comme il est illustré dans le passage suivant, les auteur-es présument que les personnes vivant avec une démence sont dépourvues de la capacité d’exprimer leurs besoins et de se défendre lorsqu’elles dépendent du personnel soignant :

Edna dépendait des prestataires de services pour sa défense […]. En raison de sa démence, elle avait perdu la capacité d’informer le personnel au sujet de ses besoins et était devenue plus vulnérable aux exigences transphobes de sa famille. Elle dépendait des autres, qui ne comprenaient pas suffisamment ses besoins trans et elle était incapable de défendre ses droits (Barrett et coll., 2016 : 103).

Même si nous appuyons le désir de ces auteur es de critiquer le contexte cisgenriste qui alimente le mythe voulant que la plupart des personnes trans vivant avec une démence reprennent leur sexe/genre assigné à la naissance, nous nous soucions du fait que cette position invalide les identités exprimées par les personnes âgées ayant des handicaps cognitifs. Cette perception de la démence entre en contradiction avec les travaux actuels des études critiques sur la démence (p. ex. : Bartlett, 2014; Boyle, 2014; Ward et Price, 2016) qui remettent en cause la façon dont l’autodétermination, l’agentivité et la défense de droits sont souvent considérées et traitées à travers une lentille capacitiste/cogniticiste. En outre, cette approche trans-affirmative pourrait entraîner des conséquences cisgenristes paradoxales, étant donné qu’elle semble privilégier la stabilité du genre au détriment du désir potentiel, chez certaines personnes trans, de fluidité de genre ou de détransition[8].

2.3. Paradigme fondé sur une approche trans-affirmative fluide

Alors que le second paradigme repose sur l’idée que le genre d’auto-identification devrait demeurer stable chez les personnes trans vivant avec une démence, ce que nous désignons comme une « approche trans-affirmative fluide » favorise la flexibilité du genre. Cette approche est centrée sur le moment présent et a pour objectif d’accompagner la personne trans vivant avec une démence dans ses humeurs, ses préférences et ses besoins au fil des jours et des semaines. Par exemple, Hunter, Bishop et Westwood (2016 : 133-134) affirment que de soutenir les personnes trans vivant avec une démence implique d’accepter leur auto-identification au moment où elles la revendiquent (Sandberg, 2018; Ward et Price, 2016; Westwood, 2016). Ces auteur-es suggèrent même que la désinhibition souvent associée à la démence peut encourager une exploration du genre en vivant moins de culpabilité et de honte. En d’autres mots, au lieu d’interpréter l’ambivalence ou la fluidité de genre potentielle comme le symptôme d’une maladie, il serait possible de la conceptualiser comme une forme d’agentivité au regard du genre et la démence comme facilitatrice de cette agentivité. L’approche trans-affirmative fluide respecte les personnes trans binaires et non binaires et l’identité de genre qu’elles choisissent, tout en reconnaissant l’autodétermination des personnes vivant avec une démence. Malgré cela, à notre avis, ce troisième paradigme ne va pas suffisamment loin dans l’engagement à l’égard des théories crip et sur le handicap. Comme nous en discuterons dans les sections suivantes, nous aimerions voir une perspective anticapacitiste/anticogniticiste et anti-âgiste plus affirmée qui prendrait en considération le capacitisme/cogniticisme et l’âgisme qui sont au cœur des expériences des personnes qui vivent à la croisée de la transitude, du vieil âge et d’un handicap cognitif. En outre, il est important de reconnaître qu’une approche trans-affirmative fluide a le potentiel d’écarter l’importance du contexte cisnormatif dans lequel les soins sont prodigués. L’expérimentation du genre expose-t-elle les personnes trans vivant avec une démence à une discrimination accrue ? En pratique, cette approche s’appliquerait-elle aussi aux personnes âgées cisgenres — qui seraient encouragées à explorer leur identité de genre, ou celles-ci se feraient-elles plutôt rappeler leur « véritable » identité de genre alors que les personnes trans vivant avec une démence seraient incitées à détransitionner ? Ces questions soulèvent d’importants défis pour l’application d’une approche trans-affirmative fluide dans des contextes concrets de soins saturés de postulats cisgenristes, capacitistes/cogniticistes et âgistes; d’où l’importance de prendre en considération les dimensions imbriquées des identités et des oppressions lorsqu’on aborde les stratégies d’intervention.

3. Vivre à l’intersection du cisgenrisme, du capacitisme/cogniticisme et de l’âgisme

Suivant cette typologie, nous abordons maintenant les intersections entre le cisgenrisme, le capacitisme/cogniticisme et l’âgisme. La compréhension de ces intersections est fondamentale pour l’élaboration d’un quatrième paradigme trans-affirmatif et positif en regard du handicap et de l’âge. Si l’examen exhaustif de ces intersections dépasse le propos de cet article, nous esquissons tout de même quelques exemples clés dans le but d’articuler les principaux éléments qui devraient selon nous constituer la base des stratégies d’intervention auprès des personnes trans vivant avec une démence. À quelques exceptions près (p. ex. : Hulko, 2016; King et coll., 2019), les approches intersectionnelles demeurent pratiquement absentes de la littérature sur la transitude et le vieillissement. Tout d’abord théorisée par des féministes noir-es (Crenshaw, 1989), l’intersectionnalité permet de comprendre la co-construction des composantes identitaires, tout comme les effets des systèmes imbriqués d’oppression comme le sexisme, le racisme et le classisme. L’absence d’analyses intersectionnelles concernant les personnes trans vivant avec une démence est illustrée par le fait que la gérontologie et les études sur la démence s’intéressent peu aux réalités trans (Sandberg, 2018; Westwood, 2016) et que les études trans ignorent pratiquement le vieillissement et le handicap (cognitif ou non) (Baril, 2015a; 2015b). Les discours dans les champs de la gérontologie et des études sur la démence sont habituellement fondés sur des postulats cisnormatifs voulant que les personnes âgées et celles vivant avec une démence soient cisgenres. Les discours en études trans, eux, centrés sur les jeunes trans et les personnes dites saines de corps et d’esprit, reposent sur des postulats âgistes et capacitistes/cogniticistes. Les études sur le handicap sont elles aussi centrées sur les jeunes/adultes, reléguant la démence au domaine de la gérontologie (Thomas et Milligan, 2018). Comme exemples des intersections entre cisgenrisme, capacitisme/cogniticisme et âgisme, nous identifions trois formes de violence interconnectées auxquelles sont exposées les personnes trans, les personnes âgées et les personnes handicapées (dont les personnes ayant des handicaps cognitifs) : 1) la dégenrisation ; 2) le déni de l’agentivité ; 3) le contrôle excessif de l’accès aux soins (en anglais : gatekeeping).

Les formes de dégenrisation

La dégenrisation, qui est la délégitimation ou la dévaluation du genre auto-identifié d’autrui, est fréquemment imposée aux personnes trans, aux personnes âgées et aux personnes handicapées. Alors que le genre des personnes trans est souvent considéré comme artificiel ou pas tout à fait « réel » (Ansara, 2015), les personnes âgées et handicapées sont souvent qualifiées, en vertu de normes âgistes et capacitistes/cogniticistes, comme étant dépourvues de genre (Baril, 2015a; 2015b; Clare, 2009; Sandberg, 2018). La masculinité et la féminité dominantes reposent sur des normes hégémoniques établies en fonction de la jeunesse et des capacités physiques/mentales, reléguant à la marge les personnes qui ne correspondent pas à ces critères restrictifs. Simultanément, des auteur-es comme Sandberg (2018 : 26) explique que la « perte de son identité individuelle » chez les personnes vivant avec une démence est fortement liée à la « perte du genre et de l’intelligibilité du genre ». Sandberg montre que les sujets vivant avec une démence qui se conforment fidèlement aux normes de genre sont moins exposés à la stigmatisation associée à leur handicap cognitif. Autrement dit, il existe un double piège pour les personnes âgées et les personnes handicapées : elles sont soumises à des formes de dégenrisation par les autres qui les considèrent comme moins masculines ou féminines que les sujets plus jeunes et non handicapé-es de corps et d’esprit, mais elles sont simultanément contraintes, en vertu de ces normes, à continuer de performer une masculinité ou une féminité pour éviter d’autres formes de violence âgistes et capacitistes/cogniticistes. Comme cela est illustré dans l’étude de cas relatée par Marshall, Cooper et Rudnick (2015), le vieillissement et les handicaps cognitifs incitent à la dégenrisation et la personne exprimant une trop forte « confusion de genre » apparaît comme « folle », ce qui renforce le capacitisme/cogniticisme.

Les formes de déni de l’agentivité/autodétermination

Alors que la dégenrisation constitue l’une des manifestations du déni de l’agentivité et de l’autodétermination, ce déni peut prendre plusieurs autres formes. Tout comme la longue histoire de pathologisation de la transitude comme un trouble de santé mentale a restreint les choix des personnes trans (Ansara, 2015; Baril, 2015a; 2015b), la pathologisation des personnes handicapées les a dépossédées de leurs droits à faire des choix sexuels, reproductifs, au plan du logement, de l’éducation et du travail (Clare, 2009). Cela est particulièrement marquant pour les personnes ayant des handicaps mentaux/cognitifs ainsi que pour les personnes âgées, qui sont définies comme étant incompétentes dans de nombreux contextes et dont les droits sont aliénés (Bartlett, 2014; Boyle, 2014; Thomas et Milligan, 2018). Par exemple, on relate que des personnes âgées trans ont été contraintes de cesser leur traitement hormonal sans raison valable après avoir emménagé en résidence (Barrett et coll., 2016; Marshall, Cooper et Rudnick, 2015). De la même façon que les études trans défendent l’agentivité des personnes trans, de récents travaux en études sur le handicap et sur la démence soutiennent que les personnes vivant avec des handicaps cognitifs ont besoin d’être traitées comme des citoyen-nes à part entière qui conservent leurs droits et leur agentivité (Bartlett, 2014; Boyle, 2014).

Le contrôle excessif de l’accès aux soins (en anglais : gatekeeping)

Le déni de l’agentivité mène à des formes de contrôle excessif qui s’étendent à plusieurs sphères, entre autres personnelles, sociales, médicales et juridiques. Baril (2015a; 2015b), dans son analyse intersectionnelle sur la transitude et le handicap, montre comment l’infantilisation, le paternalisme et le déni de l’agentivité dans des contextes capacitistes/cogniticistes désavantagent les personnes trans en ce qui concerne leur transition, ce qui renforce d’autant le gatekeeping :

[L]a transition varie en fonction des capacités physiques, mentales et affectives. Comparée à une personne non handicapée, une personne trans handicapée est désavantagée lorsque vient le temps de « performer » les codes de la féminité ou de la masculinité à travers la gestuelle, la démarche, le discours et l’occupation de l’espace. Il en résulte qu’une transition « réussie » est jugée selon des critères capacitistes dominants auxquels s’ajoutent le sexisme et des stéréotypes de genre. Quel rôle le paternalisme visant les personnes handicapées (infantilisation, délégitimation du discours) joue-t-il dans l’obtention d’autorisations et l’accès potentiel aux soins de santé pour les personnes trans handicapées ? (Baril, 2015a : 38.)

Les personnes âgées trans font face à des formes de contrôle plus rigoureuses (Latham et Barrett, 2015; McGovern, 2014) qui s’intensifient dès lors qu’elles sont jugées incapables aux termes de la loi en raison d’un handicap cognitif. Ce contrôle excessif s’étend au-delà des soins médicaux pour englober les activités et les choix quotidiens en résidence. Par exemple, des postulats âgistes combinés à des normes hétérosexistes encouragent les femmes âgées à se vêtir d’une façon « convenable » pour leur âge (Pearce, 2019; Sandberg, 2018). Ainsi, il est possible d’observer comment l’expression de genre est contrôlée en vertu de normes à la fois cisgenristes et âgistes et comment une expression de genre non conforme à ces normes peut être mobilisée à l’encontre d’une personne pour renforcer la perception de sa « sénilité ».

Cette discussion illustre comment l’analyse intersectionnelle peut complexifier nos perceptions à l’égard des personnes trans vivant avec une démence et nous amener à les nuancer. En fonction d’une perspective non intersectionnelle, nous pourrions penser qu’une personne trans se voit refuser des soins de santé liés à sa transition en raison du cisgenrisme, alors qu’en fait l’âgisme pourrait être plus déterminant dans le refus d’un-e chirurgien-ne de pratiquer une intervention jugée non vitale sur une personne de 75 ans (Pearce, 2019). Nous pourrions également estimer que la dysphorie de genre ressentie par une personne trans peut relever d’enjeux trans, alors qu’en fait elle pourrait être déclenchée par l’expérience d’une dégenrisation des personnes âgées dans des contextes âgistes. Toujours d’un point de vue non intersectionnel, nous pourrions également croire que la démence est le facteur clé gouvernant les comportements d’une personne âgée trans qui s’habille d’une façon « qui ne convient pas à son âge » alors qu’en fait cette personne peut traverser une seconde puberté et explorer l’expression de son genre comme un-e adolescent-e (Ansara, 2015; Bailey, 2012). Ces exemples illustrent à quel point nous avons besoin d’entamer une conceptualisation des relations complexes et enchevêtrées entre l’identité de genre, le handicap (cognitif) et l’âge d’une part, et les expériences d’oppression au cœur de ces identités d’autre part.

4. Quand les approches trans-affirmatives, positives en regard du handicap et de l’âge se rencontrent : un quatrième paradigme

Les exemples précédents illustrant les intersections entre le cisgenrisme, le capacitisme/cogniticisme et l’âgisme nous amènent à ébaucher les principes d’un quatrième paradigme. Comment pouvons-nous éviter la dégenrisation si répandue des personnes trans, des personnes âgées et des personnes handicapées qui prévaut dans le premier paradigme ? Comment éviter de retirer aux personnes âgées et aux personnes avec un handicap (cognitif) leur agentivité et de les soumettre au contrôle excessif qui accompagne ce déni, prévalant à la fois dans le premier et le deuxième paradigme ? Guidé-es par une perspective intersectionnelle, nous proposons les bases d’un quatrième paradigme à partir des principes suivants.

Une approche trans-affirmative fluide : tirant parti du troisième paradigme, nous préconisons une approche trans-affirmative fluide qui appuie la nature potentiellement changeante de l’identité et de l’expression de genre chez les personnes trans vivant avec une démence. Une telle perspective nous incite à recommander de ne pas imposer une identité de genre à qui que ce soit, même si cette identité a été antérieurement revendiquée et incarnée. Inspiré-es par Sandberg (2018), nous avançons l’idée que la notion d’identité individuelle (en anglais : personhood) ne devrait pas être fondée en vertu d’une continuité biographique du genre ou d’une expression de genre facilement identifiable. En pratique, de nombreuses interventions pourraient renforcer le genre d’auto-identification, telles que fournir des épinglettes/écussons qu’une personne pourrait porter pour indiquer les pronoms qu’elle préfère et mettre à sa disposition dans le placard des vêtements d’allure masculine, féminine et « neutre » qu’elle pourrait choisir à son gré. Les zones grises et plus difficiles à gérer concernent davantage les décisions sur la thérapie hormonale, étant donné qu’il n’est pas recommandé de l’arrêter et de la redémarrer fréquemment. En outre, des considérations juridiques peuvent compliquer une telle approche trans-affirmative fluide si, par exemple, une personne trans vivant avec une démence a rédigé des directives anticipées concernant son genre.

Positive en regard du handicap : suivant l’idée que la continuité biographique du genre ne devrait pas être considérée comme intrinsèque aux notions d’identité individuelle, nous affirmons que les changements cognitifs ne représentent pas un déclin de l’identité ou la perte du soi. Inspiré-es par les réflexions de Ward et Price (2016) et leur « politique de la sénilité », ainsi que par la théorie crip, qui vise non seulement à éradiquer les obstacles capacitistes sociaux et structuraux, mais aussi à valoriser l’identité des personnes handicapées[9], nous avançons que toute forme de différence cognitive devrait être appuyée et validée. À partir de perspectives anticapacitistes/anticogniticistes et crip, nous préconisons une vision du soi pluriel, changeable et pas nécessairement « rationnelle » d’un point de vue normatif. Notre perspective poursuit également le travail effectué en études critiques sur la démence pour contrer les discours biomédicaux sur le déclin et pour introduire de nouvelles notions sur le soi (en anglais : selfhood) incluant des éléments incarnés (en anglais : embodied elements) (Kontos et Martin, 2013). Tout en nous appuyant sur ce travail, nous en étendons la portée pour inclure l’identité de genre, reconnaissant que les changements cognitifs qui pourraient avoir une incidence sur l’identité de genre ne devraient pas être considérés comme des formes de déclin.

Positive en regard de l’âge : en complémentant les postures trans-affirmative et positive en regard du handicap, nous affirmons que tout paradigme d’intervention auprès des personnes trans vivant avec une démence doit être anti-âgiste et positif en regard de l’âge. Non seulement toute forme d’âgisme devrait être combattue, mais les personnes trans vivant avec une démence devraient être activement respectées et appuyées dans l’expression de leur identité de genre, qu’elle soit binaire ou fluide, statique ou changeante. Quand il est question des jeunes trans, une approche trans-affirmative implique de faciliter leur transition à leur propre rythme, sans les forcer à débuter des transitions à un rythme qui ne leur conviendrait pas. Cependant, à cause de l’infantilisation et du déni de l’agentivité des personnes âgées et des personnes handicapées, les personnes trans vivant avec une démence ne reçoivent pas toujours le même type de soutien. Nous sommes d’avis que toutes les personnes âgées, qu’elles soient cis ou trans et qu’elles vivent ou non avec une démence, devraient avoir droit à l’autodétermination de leur genre.

Nous reconnaissons que les principes exposés ici peuvent être confrontant sur les plans structurel ou personnel. Nous vivons dans une société cisgenriste/capacitiste/cogniticiste/âgiste dans laquelle les personnes vivant avec une démence subissent davantage de discrimination lorsqu’elles ne peuvent plus être « lues » comme étant binaires (Sandberg, 2018). Le capacitisme/cogniticisme infligé aux personnes vivant avec une démence est plus courant lorsque le soi genré est troublé. Sur cette base, encourager une approche trans-affirmative autorisant la fluidité du genre des personnes âgées trans vivant avec une démence pourrait les exposer à un risque accru de violence cisgenriste, menant elle-même à plus d’attitudes capacitistes/cogniticistes à l’égard de celles qui n’appartiennent pas à un genre normatif (p. ex. : maltraitance infligée par les pair-es et le personnel en institution). Ces réalités structurelles, combinées aux défis qui accompagnent le fait d’être une personne trans, une personne âgée et une personne vivant avec une démence, peuvent rendre la vie quotidienne extrêmement difficile. Nous ne souhaitons pas nier la réalité et les blessures vécues par les personnes trans vivant avec une démence et nous reconnaissons que de nouveaux modèles d’intervention ne changeront pas ces réalités rapidement. Pas plus que nous ne voulons nier les souffrances potentielles de leurs proches aidant-es, qui peuvent trouver difficile d’interagir avec elles si elles expriment une nouvelle identité de genre ou une identité qui est changeante.

Le présent article a ainsi offert une première typologie des stratégies d’intervention auprès des personnes trans vivant avec une démence et des réflexions pour la création d’un nouveau paradigme qui propose une analyse intersectionnelle du cisgenrisme, du capacitisme/cogniticisme et de l’âgisme. Mais le travail n’est pas terminé. Outre des recherches empiriques qui permettraient de comprendre les expériences concrètes des personnes trans vivant avec une démence, de futurs travaux pourraient approfondir l’analyse intersectionnelle ou explorer l’application de directives médicales anticipées en ce qui concerne l’identité de genre. Le bien-être des personnes trans vivant avec une démence dépend de notre capacité collective à ne pas oublier nos erreurs du passé, en particulier en ce qui a trait à l’effacement des relations de pouvoir complexes et imbriquées qui marquent les expériences de vie des populations marginalisées.

Notes

1. Nous utilisons le terme démence pour englober différentes conditions comme la maladie d’Alzheimer et la démence vasculaire.

2. Nous utilisons le mot trans comme un terme générique incluant un spectre d’identités comme celles des personnes transsexuelles, transgenres, non binaires, genderqueer, agenres ou de genre fluide. L’expression personnes âgées trans réfère aux personnes qui vieillissent après avoir transitionné plus tôt dans leur vie — que ce soit sur le plan social, hormonal, chirurgical ou juridique —, de même qu’à celles qui décident d’effectuer une transition tardivement à un âge adulte plus avancé.

3. Des données empiriques sont nécessaires étant donné que les quelques études publiées sur la question sont principalement des revues de la littérature et des études de cas anecdotiques. Notre texte reproduit cette limitation. Voilà pourquoi les auteur-es — l’un homme trans, l’autre femme cisgenre — entameront une recherche empirique sur le sujet.

4. Une personne cisgenre/cissexuelle est une personne non trans/transsexuelle/transgenre. Le concept de cisgenrisme s’apparente à celui de transphobie, mais évite la pathologisation individuelle associée à la notion de phobie et met l’accent sur la violence structurelle dont font l’objet les communautés trans (Ansara, 2015).

5. King (2016 : 59) a créé les termes cognonormative/cognonormativity (pour lesquels nous proposons les équivalents français « cogninormatif/cogninormative et cogninormativité ») en référence aux normes concernant les capacités cognitives qui marginalisent les personnes ayant des handicaps cognitifs/mentaux. Inspiré es par ses concepts, nous avons créé le terme « cogniticisme », compris comme un système d’oppression discriminant les personnes ayant des handicaps cognitifs/mentaux. Nous soutenons que le cogniticisme est en œuvre à de multiples niveaux, notamment politique, social, médical, juridique, économique et normatif. Là où le cogniticisme s’exprime à travers des dimensions normatives, nous utilisons le terme de King, cogninormativité.

6. Nous définissons comme trans-affirmative une approche de soutien à l’identité de genre choisie par la personne trans, qu’elle soit binaire ou fluide. Dans le cas de personnes trans identifiées dans des catégories de genre binaires, une telle approche appuie leur identification binaire (Ansara, 2015).

7. À l’instar de la théorie queer réhabilitant l’insulte queer, la théorie crip proposée par Robert McRuer (2006) redéfinit la signification de l’insulte « crippled » (NDT Le mot « infirme » n’est pas retenu comme équivalent dans ce contexte, car dépourvu de la connotation positive désormais associée au mot crip en anglais) et représente une perspective antiassimilationniste en études sur le handicap. Les perspectives anticapacitistes et crip nous permettent d’adopter une position critique face au modèle biomédical de la démence, qui associe cette dernière au déclin, à la perte de l’identité individuelle (en anglais : personhood) et à l’absence d’agentivité.

8. Merci à l’une des personnes évaluatrices de l’article qui nous a aidé-es à formuler cet argument.

9. Pour une analyse plus détaillée de la théorie crip, voir McRuer (2006) et Clare (2009).

Références