Nos mains qui vibrent – Un texte à huit mains sur une recherche-création en musiques sourdes Our Vibrating Hands: An Eight-Handed Text on a Research Creation on Deaf Music

Véro Leduc

Professeure, Département de communication sociale et publique

Université du Québec à Montréal

Titulaire, Chaire de recherche du Canada sur la citoyenneté culturelle des personnes sourdes et les pratiques d'équité culturelle

leduc [dot] veronique [at] uqam [dot] ca

Daz Saunders

Doctorant en linguistique

Université du Québec à Montréal

m [dot] dazze [at] gmail [dot] com

Hodan Youssouf

Artiste et travailleure culturelle

hodyouf89 [at] gmail [dot] com

Pamela Witcher

Signed music composer and performer

Résume

Musiques sourdes? Face à cette expression, plusieurs se représentent les efforts pour donner aux personnes sourdes un « accès » à la musique, considérée ici dans sa forme entendante normative (p. ex. une piste sonore musicale). Traduction de chansons vocales en langues des signes diverses, transformation de pistes sonores en expérience vibratoire, rythmes musicaux traduits par des haut-parleurs visuels, etc. Les initiatives d’accessibilité sont multiples, mais la plupart du temps unidirectionnelles : elles visent à rendre la musique entendante accessible aux personnes sourdes, réputées vivre dans un « monde de silence ». Nos mains qui vibrent vise à déconstruire le concept d’accessibilité : et si c’étaient les personnes entendantes qui avaient accès aux musiques signées?

Inspirée par l’artiste sourde Christine Sun Kim qui se réapproprie le son, Nos mains qui vibrent est une recherche-création menée grâce à la collaboration de quatre artistes sourd-es québécois-es d’origines diverses. Quatre ateliers réalisés en 2018 nous ont permis d’explorer la musique signée, en utilisant langues des signes (québécoise et américaine), gestes et vibrations. Diffusée pour une première fois lors du symposium VIBE : affronter le capacitisme et l’audisme à travers les arts, elle fait ici l’objet d’une réflexion à huit mains, écrite en 2019. Quel(s) attachement(s) avons-nous eu avec la musique? En quoi la musique signée est-elle différente de la musique entendante? Qu’est-ce que ça veut dire pour nous déconstruire l’audisme en musique? Voilà les questions qui ont guidé cet échange multilingue en langue des signes québécoise, en français et en anglais.

Abstract

“Deaf music?” Faced with this question, many people think about the attempts to give Deaf people "access" to music, used here in its normative hearing form (eg a musical soundtrack). Translation of vocal songs in various sign languages, transformation of sound tracks into vibratory experience, musical rhythms broadcast by visual speakers... accessibility initiatives are numerous, but more often than not unidirectional: they aim to make hearing music accessible to Deaf people, reputed to live in a "world of silence". Our vibrant hands aim to deconstruct this concept of accessibility: what if hearing people had access to signed music? You can’t sign? Enjoy these creation by letting yourself be captivated by the vibrations.

Inspired by the Deaf artist Christine Sun Kim who reclaims sound, Our vibrant hands is a research-creation carried out thanks to the collaboration of four Quebec Deaf artists of various origins. Four workshops held in 2018 allowed us to explore signed music, using (Quebec and American) sign languages, gestures and vibrations. Screened for the first time at the VIBE symposium: Challenging ableism and audism through the arts, it is here the subject of an eight-handed reflexion, produced in 2019. What attachment do we have with music? How is signed music different from hearing music? What does it mean for us to deconstruct audism in music? These are the questions that guided this multilingual exchange in Quebec sign language, French and English.

Mots clés: Musique, musique sourde, recherche-création, création, langue des signes québécoise (LSQ), artistes sourds, culture sourde, audisme, déconstruction, réappropriation.

Keywords: Music, Deaf music, research-creation, creation, Quebec sign language, Deaf artists, audism, deconstruction, reclaiming.



Inspirée par l’artiste sourde Christine Sun Kim[1] qui se réapproprie le son, Nos mains qui vibrent est une recherche-création[2] fondée sur la collaboration de quatre artistes sourd-es québécois-es d’origines diverses.

Quatre ateliers réalisés en 2018 nous ont permis d’explorer la musique signée et de produire quatre vidéos de musique signée (Leduc, 2018 ; Saunders, 2018; Witcher, 2018 et Youssouf, 2018), en utilisant langues des signes (québécoise et américaine), gestes et vibrations. Diffusée pour une première fois lors du symposium VIBE : affronter le capacitisme et l’audisme à travers les arts, cette recherche-création fait ici l’objet d’un retour réflexif à huit mains.

Dans le cadre de l’exposition Vibrations[3], trois œuvres ont été présentées : Sur la nuit, Masques et.[4] Créée par Daz Saunders, Sur la nuit (2 min 37 s) est une exploration de la notion du temps qui passe. Ce temps qui nous touche quotidiennement est un exemple d’épreuve pour que nous soyons libéré-es... mais de quoi, exactement? Cette musique signée est composée de signes lexicaux, de verbes à classificateur et de représentations corporelles en langue des signes québécoise (LSQ) dont l’opacité (ou la transparence) rend la signification variable pour les initié-es et non-initié-es à la LSQ. Masques (1 min 11 s) d’Hodan Youssouf, ce sont tous ces masques avec lesquels les personnes sourdes doivent composer. Les langues des signes font partie de cette histoire qui relie les communautés sourdes. Face à l’adversité, on est tentés de cheminer chacun-e pour soi. « Ne nous quittez pas, signe Hodan. Il nous faut être solidaires. » L’œuvre de Pamela Witcher s’intitule [5] (4 min 39 s) et c’est une chanson est purement expérimentale. Pas de plan, pas de scénarisation pas d’anticipation du résultat. Le tournage a eu lieu dans un local du département de danse de l’UQAM, avec du matériel de l’université – un trépied, une caméra vidéo et deux projecteurs lumineux. Pamela s’est retrouvée à improviser des superpositions de créations, et l’improvisation s’est poursuivie dans le processus de montage.

Ces trois musiques signées ont été exposées en format vidéo, accompagné de ce texte : « Musiques sourdes? Face à cette expression, plusieurs se représentent les efforts pour donner aux personnes sourdes un “accès” à la musique, considérée ici dans sa forme entendante normative (p. ex. une piste sonore musicale). Traduction de chansons vocales en langues des signes diverses, transformation de pistes sonores en expérience vibratoire, rythmes musicaux traduits par des haut-parleurs visuels, les initiatives d’accessibilité sont multiples, mais la plupart du temps unidirectionnelles : elles visent à rendre la musique entendante accessible aux personnes sourdes, réputées vivre dans un “monde de silence”. Nos mains qui vibrent vise à déconstruire le concept d’accessibilité : et si c’étaient les personnes entendantes qui avaient accès aux musiques signées? »

Lors de la soirée artistique VIBE, la chanson Masques d’Hodan Youssouf a été projetée, Daz Saunders a performé Sous la neige, Pamela Witcher a performé Nice and Slow et Véro Leduc a présenté Dissonances, une performance accompagnée d’une vidéo.

Sous la neige explore la propension de la société à tirer le rideau sur certains sujets qui nous touchent. Cette œuvre crée une métaphore entre la chute de neige conduisant à une accumulation et l’acte de mettre une nappe blanche propre pour couvrir des taches indésirables. Sous la neige pose la question suivante : dans quelles mesures continuons-nous d’empiler des nappes les unes par-dessus les autres pour cacher ces sujets qui méritent pourtant une attention collective?

Nice and Slow was performed for the second time at this event, but her first performance was done at Society for American Sign Language’s Celebration of Sign Language 2015: Revisiting the Language, Literacy, and Performing Arts Symposium held at Towson University. Please take the chance to enjoy the song publicly published[6]. This song expressed the need to slow down in a busy and oppressive society, especially when it comes to becoming a mother of a first newborn. The song gently affirms against the chaotic pressure to rush. There is no hurry, let’s take time to breathe, enjoy and slow down. So, three years later at the VIBE Symposium, Pamela is no longer a new mother and found herself expressing the song differently and more aggressively.

Dissonances est une évocation des dimensions affectives de l’oppression et de l’agentivité. La notion de dissonance affective, qui habite le travail de Véro depuis 2012, est particulièrement reliée à la notion de passing et au malaise relié au sentiment de ne jamais correspondre à l’idée que les gens – sourds comme entendants – se font de ce qu’est ou devrait être une personne sourde.

S’échelonnant sur quelques mois, le processus de création de ces œuvres a permis de générer différentes réflexions sur nos attachements à la musique, nos expériences et conceptions de la musique, nos interrogations des distinctions entre les musiques entendantes et les musiques sourdes, et sur la déconstruction de l’audisme en musique. Nous avons souhaité échanger sur ces questionnements qu’a suscités la recherche-création, à travers un dialogue multilingue, élaboré à partir de trois questions.

QUEL(S) ATTACHEMENT(S) AVONS-NOUS EU AU FIL DU TEMPS AVEC LA MUSIQUE?

>Hodan – LSQ : https://youtu.be/rs7W7_5Ostw

[Traduction en français : La manière dont j’ai grandi avec la musique, c’était avec la danse. C’était très visuel. J’aimais sentir les vibrations. J’observais ma famille, surtout ma mère. Elle faisait une danse qui vient de la culture somalienne. C’est une danse très corporelle, avec les fesses qui bougent. Les femmes s’habillent de tissus particuliers et dansent en cercle. C’était merveilleux pour moi de les regarder. Je me rappelle que je ressentais les vibrations et je les contemplais, dansant en cercle, à l’intérieur duquel se trouvaient deux femmes, entourées par la horde synchronisée. J’ai souvenir d’aimer regarder ma mère danser ainsi.

Quand j’étais jeune, je regardais aussi la télévision. Je montais toujours le volume au maximum et je la regardais de près, pour apprécier la musique et la danse. J’étais fascinée par Mickael Jackson. Je le regardais, et ça m’inspirait vraiment. En grandissant, j’ai toujours essayé de copier ses danses. C’était beau à voir. Je ne percevais pas la dimension auditive de sa musique, mais elle était compensée par la musique du corps, les vibrations, la dimension visuelle. Il y a plein de types de musique que j’aimais, surtout parce qu’il y a beaucoup de visuel dans la musique].

Daz – LSQ : https://youtu.be/c3bBKckrYGM

[Traduction en français : C’est intéressant ton commentaire, Hodan, sur le fait d’être attiré-e par Michael Jackson. C’était un chanteur très populaire, mais il était aussi connu comme danseur. Les mouvements qu’il faisait étaient vraiment typiques : aucun autre danseur ne les faisait comme lui. On peut facilement identifier ces mouvements comme étant ceux de Michael Jackson. Il est probable que les entendant-es soient tout d’abord attiré-es par sa musique, tandis que les Sourd-es sont attiré-es par ses danses. Ce sont deux choses différentes, venant pourtant du même musicien-danseur.]

Daz – LSQ : https://youtu.be/MgZG5_DBe9I

[Traduction en français : Depuis quand ai-je une affinité avec la musique? En fait, c’est depuis ma naissance, comme vous. Les nouveaux parents font beaucoup de mouvements rythmiques avec leurs bébés afin qu’ils cessent de pleurer. Quand le bébé continue de pleurer, certains parents vont conduire leur voiture avec le poupon à l’arrière, afin d’utiliser la vibration du moteur et les mouvements de la voiture en marche pour distraire l’enfant de ses pleurs. Au fond, c’est bien le mouvement qui nous donne le plaisir. Quand nous sommes stressé-es, nous bougeons, par exemple, en faisant une marche. La répétition du mouvement nous fait du bien. Pour moi, notre affinité avec la musique est créée par le mouvement.

Il y a des familles entendantes qui chantent pour leur bébé au début de sa vie. Étant Sourd de parents Sourds, ma mère me signait de façon rythmique avec des mouvements de signes qui m’ont donné du plaisir. Ça me donnait le goût de signer de façon rythmique en réponse à ma mère. Cela m’a permis de développer le langage grâce à la langue de signes et l’intuition rythmique. Plus j’étais exposé à cette nourriture créative, plus je pouvais répondre avec créativité, en jouant avec les signes. C’est l’un des souvenirs les plus anciens que j’aie à ce jour. Cet acte de signer « musicalement » n’est pas quelque chose que nous avons appelé « musique », mais en rétrospective, c’est pourtant bien de la musique que nous avons faite! Avec les signes, nous signions avec divers mouvements rythmes qui nous plaisaient.

C’est bien ça qui nous donne un fondement dans nos blagues, nos expressions amusantes : c’est le mouvement qui peut changer mon humeur, en me donnant la possibilité de me changer les idées, en me remontant le moral. Quand on chante, on fait des mouvements avec la langue, la mâchoire et les lèvres. Quand on signe musicalement, ce sont les mouvements des mains qui nous touchent. C’est le mouvement de nos expressions partagées avec d’autres qui nous permet de construire une communauté. On peut faire un échange d’idées entre nous « musicalement ». On ne l’appelle jamais « musique ». Mais c’est la culture générale qui fait fortement un lien entre la musique et les oreilles, point final. Lorsqu’on signe de façon rythmique, si on prend une distance avec ce qu’on fait et qu’on y réfléchit, on peut bel et bien appeler cela de la « musique ».

Lorsqu’on signe « musicalement », de façon visuelle, on est aussi éventuellement attiré par le rythme qui vibre au niveau physique de la musique sonore, comme on le fait dans la sphère des entendant-es. Pendant nos années d’adolescences, on devient plus attiré-es par la culture populaire associée à la musique populaire, aux vedettes, etc. Mais c’est aussi le rythme physique avec lequel nous pouvons ressentir cette musique qui est attirant! C’est pareil pour les Sourd-es et les entendant-es. Les entendant-es peuvent s’amuser avec les éléments auditifs de la musique et des chansons. Je peux bien essayer de les suivre avec l’aide d’une partition et des paroles, en essayant d’accéder à la musique « entendante », par les rythmes ressentis. Socialement, on ne considère jamais ce que nous faisons avec les signes comme de la musique, puisque nous la voyons comme quelque chose qui appartient aux entendant-es. Mais au fond, c’est deux choses qui se ressemblent.]

Véro : Je suis vraiment émue d’entamer ce dialogue avec vous. La recherche-création est pour moi un espace précieux où nous pouvons envisager ensemble des nouveaux possibles. Le sujet des liens entre la musique et les personnes sourdes est très chargé, affectivement et politiquement. Entre les personnes entendantes qui pensent que les Sourd-es vivent dans un monde de silence et les personnes sourdes qui méprisent la musique comme une affaire d’entendant-es, il y a beaucoup à défricher, à déconstruire, à réinventer. Je me sens privilégiée de partager cet espace d’échange avec vous, qui se fonde sur un lien de confiance qu’on a su créer au fil du temps, afin d’explorer ce sujet délicat, tissé au fil de nos expériences d’oppression certes, mais surtout au fil de nos sensibilités et de nos audaces.

Véro - LSQ : https://youtu.be/b1YVGXzawS0

[Traduction en français : Je viens d’une famille de musicien-nes. Mon grand-père Julien était un violoneux. Ma grand-mère Rita, qui vient d’une famille de 18 enfants, me racontait comment ses parents défaisaient les murs de pin embouvetés pour faire de la place pour danser, toute la nuit durant. Moi aussi, j’ai toujours aimé la musique. Quand j’étais jeune, j’allais à l’école alternative l’Étoile filante, que nous fréquentions moi et mes frangins. Les parents s’impliquent souvent dans ce type d’école et ma mère animait la chorale. Les mercredis après-midi, nous étions une vingtaine de bambins éparpillés dans mon salon à s’égosiller, accompagnés de ma mère au piano. Les fenêtres s’ouvraient sur le printemps, laissant s’échapper les voix de ce chœur d’enfants.

Je résume souvent ma surdité en disant que j’entends les voyelles et je lis les consonnes sur les lèvres. Je fais beaucoup de déduction auditive, en associant les sons que j’entends à des mots que je devine selon le contexte. C’est en lisant les paroles d’une chanson que je fais le lien entre les sons que j’entends et le texte. Et c’est en l’écoutant quasi ad nauseam que je l’apprends par cœur. Il fut un temps où je n’avais que vaguement conscience que la musique pouvait être dans une autre langue que le français. Ainsi, lorsque j’écoutais une chanson à la radio ou sur une cassette, je ne me souciais pas dans quelle langue elle était chantée.

Vers l’âge de 11 ans, j’ai découvert Madonna, avec ses chansons populaires Like a Virgin et Like a Prayer que j’adorais. J’écoutais sa musique rythmée, mais je n’avais pas lu les paroles. Et la déduction auditive ne fonctionne pas toujours… Un jour en allant à l’école, j’ai trouvé mes amies écoutant de la musique avec leur radiocassette : « - Qu’est-ce que vous écoutez? » « - Madonna » « - Moi aussi, j’adore ça! » J’ai mis le casque d’écoute et j’ai commencé à chanter… avec des mots en français. Mes amies m’ont dévisagée : « - Madonna, elle chante en anglais! » « - Oui! Oui! J’le sais », ai-je répondu, humiliée.

À ce moment-là, je n’étais pas consciente que ma façon d’agir, c’était du passing, c’est-à-dire de me comporter comme si j’étais entendante. Dans mon rapport à la musique, j’essayais de copier les personnes entendantes. Avec le temps, j’ai découvert d’autres façons d’être reliée à la musique. Ni entendante, ni sourde profonde, je chevauche différentes appartenances à la musique.]

Pamela : My Deaf mother. She loves music; watching musical comedies, cabaret shows, etc. She bought me records and record players, then tapes and tape players. She took me to enjoy the Nutcracker ballet. She agreed to my involvement in various performances throughout elementary and high school, and sat through my adulthood performances when I do poetry and songs on the stage.

However, the transference journey from the ear-mouth music to eye-hand music is another story.

Daz – LSQ : https://youtu.be/Ieif1-O5GGw

[Traduction en français : Ce que tu mentionnes, Pamela, ton amour pour la musique venant de ta mère sourde qui était attirée par le monde de la musique populaire, c’est le cas pour moi aussi, avec ma mère. Je me demande si l’attirance du monde de la musique populaire par ma mère m’a permis d’avoir une distance vis-à-vis ce monde qui est principalement établi par et pour les entendant-es. Cela m’a permis d’imaginer la musique différemment, en tant que Sourd, puis de créer de la musique à mon tour. Je me demande si nos mères étaient comme un pont entre la musique entendante et celle qui est sourde.

Véro : C’est vraiment intéressant, Pamela et Daz, que vous souligniez le thème de la transmission. Il est vrai que je suis pleine de gratitude vis-à-vis ma famille qui m’a transmis l’amour de la musique. Et je dirais que je le suis tout autant vis-à-vis vous, grâce à qui le voyage dans ce vaste univers de la sourditude est sans cesse renouvelé. Vous êtes né-es de parents sourds, mais la plupart des personnes sourdes naissent de parents entendants. Ainsi, contrairement à d’autres cultures minoritaires où les parents peuvent transmettre une certaine appartenance, dans le cas des personnes sourdes, les pairs et la communauté ont un énorme rôle à jouer dans la transmission culturelle.

EN QUOI LA MUSIQUE SIGNÉE EST-ELLE DIFFÉRENTE DE LA MUSIQUE ENTENDANTE?

Pamela :

Physical difference Eye-hand music ≠ Ear-mouth music
Cultural difference Sign language(s) ≠ Spoken language(s)

Actually, either one or another, they share the same ‘musica’ as declared by Boethius (477 – 524 AD). In one of his works within De institutione musica, Boethius said that "music is so naturally united with us that we cannot be free from it even if we so desired." That validates music in Deaf existence. We all are born intuitively with music, it’s embedded in every single living cell and every star of the universe. However, different communication channels, contacts and languages lead to different cultural experiences in terms to music.

On Netflix’s Music, explained the phrase "Sound starts as air vibrations, all music is just air" (Posner, 2018) connects me to the part Evelyn Glennie explained in her Touch the sound (Glennie, 2004) film about how the air wave in the same room begins from an object and ends with the same object but the audience in the back of the room feels the wave when it reaches them.


Description visuelle : L’image est un sous-titre tiré du film : un écran noir sur lequel se lit : [Patel] Sound starts as air vibrations, all music is just air.


Daz – LSQ : https://youtu.be/mE2Ckl6By-s

[Traduction en français : Au premier regard, entre la musique entendante comme quelque chose que l’on entend et la musique sourde comme quelque chose de visuel avec les signes, il n’y a pas de différence au fond. C’est le mouvement qui relie les deux. Comme j’ai expliqué, le mouvement joue un rôle central dans la production de la musique signée avec les mains, le tronc et la tête. C’est quelque chose qu’on apprend à utiliser dès notre naissance. Ce sont les mouvements qui deviennent une base sur laquelle nous pouvons ajouter différents éléments pour la création de la musique sourde. Pour la musique « entendante », ce sont des mouvements aussi. Nous pouvons le constater avec deux perspectives.

Premièrement, avec la perspective de la physique, le son se propage dans l’espace avec l’aide des molécules dans l’air. Quand une chose en frappe une autre, le son de ce frappement produit une onde; les molécules s’écrasent sur d’autres molécules pour propager le son vers les oreilles d’autrui qui peut alors le percevoir. La variation des sons est produite par la variation d’intensité et de la vitesse du cognement entre les molécules dans l’air. Au fond, c’est le mouvement des molécules qui crée les sons et ses propagations. Les différents mouvements produisent donc différents sons.

Deuxièmement, pour créer la musique, il faut avoir au moins un mouvement. Si on joue de la flûte à bec, il faut faire des mouvements de doigts (avec le mouvement de l’air de la bouche, bien sûr). Avec l’accordéon, il faut faire des mouvements pour ouvrir et fermer le soufflet ainsi que des mouvements de doigts pour produire la musique. Quand on chante, il faut conjuguer les mouvements de langue avec le mouvement de l’air qui sort des poumons. C’est les mouvements qui font partie de la musique. Pour la musique signée, ce sont aussi des mouvements.

Cependant, c’est vrai qu’il y a une différence : on ne peut pas apprécier la musique « entendante » sans l’entendre. Les mouvements nécessaires pour faire de la musique exigent qu’on les entende auditivement pour les apprécier. Pour la musique sourde, nous apprécions les mouvements avec nos yeux. Ces mouvements produits visuellement pourraient faire des sons, mais ce n’est pas leur objectif. La différence est donc qu’une musique se perçoit visuellement, alors que l’autre se perçoit auditivement. Mais au fond, il s’agit bien de mouvements dans les deux cas, d’après moi.]

Hodan – LSQ : https://youtu.be/hsjFOzNJpF8

[Traduction en français : Quelle est la différence entre la musique sourde et la musique entendante? Les entendants peuvent percevoir la musique par les sons, le visuel et les paroles de chanson. Les Sourd-es sont-illes bloqué-es dans leur rapport à la musique? Bien non. Pour vrai, les Sourd-es peuvent s’exprimer en signant. Ce sont leurs mains qui font la musique. Les Sourd-es peuvent aussi créer des chansons avec des rythmes de vibrations musicales. La société pense que les Sourd-es rencontrent de gros obstacles dans le rapport à la musique, mais c’est faux de penser que les Sourd-es ne sont pas capables de faire ceci ou cela. On peut tant faire et la musique sourde est vraiment riche. Les entendant-es ont leur richesse musicale, mais on a les nôtres aussi. C’est juste une question de perspectives différentes.]

Véro : J’aime beaucoup cette idée de perspectives que tu soulèves, Hodan. La société a tendance à considérer la surdité uniquement comme un manque, une perte auditive. Pourtant, comme plusieurs aiment à le dire : on n’a rien perdu, on est nés Sourd-es. J’aime beaucoup l’idée de gain sourd (Bauman et Murray, 2014), qui permet de dépasser les postures pathologisantes problématiques afin de considérer les expériences sourdes sans les inscrire sempiternellement dans une comparaison avec le monde entendant.

Pour ma part, les rapports que j’entretiens avec la musique signée et la musique entendante sont bien distincts. Je crois que politiquement, j’accorde beaucoup d’importance à la musique signée en tant qu’expression culturelle sourde. Artistiquement, j’ai grandement apprécié l’explorer via la recherche-création Nos mains qui vibrent. Toutefois, mon rapport affectif à la musique qui est le plus vivant est celui qui est ancré dans ce que j’appellerais un rapport sourd à la musique entendante. Probablement parce que je suis une digital migrant (plusieurs technologies d’aujourd’hui n’existaient pas quand je suis née) ou une Deaf music migrant (je suis arrivée sur le tard dans la communauté sourde et à la musique signée).

Écouter une chanson des centaines de fois en lisant les paroles d’abord puis en l’apprenant par cœur, ne pas pouvoir reconnaître la plupart des chansons pop à la radio ou sur une piste de danse alors que mes ami-es entendant-es les considèrent comme des classiques, réécouter les mêmes albums des centaines de fois parce qu’ils me sont familiers… voilà quelques-unes de mes expériences de la musique. J’aime à dire que l’album Tracy de Tracy Chapman est la trame sonore de ma vie et pourtant, je ne (re)connais pas la plupart des textes de chanson sur l’album. J’ai commencé à écouter cet album vers l’âge de 11 ans et je l’ai aimé tout de suite sans comprendre les paroles, que j’ai découvertes par la suite.

Je crois qu’au-delà de la différence entre musique signée et musique entendante, ce qui me marque particulièrement, c’est le rapport qu’entretiennent les personnes sourdes à la musique. Mener une recherche sur l’expérience de la musique chez les personnes sourdes (Grenier, Leduc, Bernier, Savard et Youssouf, 2017) m’a permis de comprendre à quel point le rapport à la musique était politique. Il fut une époque où être « un-e vrai-e Sourd-e » voulait dire ne pas être autorisé-e à apprécier ni à créer de la musique. Et je sens que le tabou est encore présent. Du moins, l’intériorisation de ce tabou est encore très présente chez moi, ne serait-ce que lorsque je constate ma gêne de dire à des personnes sourdes que je joue de l’accordéon. Et ce projet de recherche-création en musiques sourdes est pour moi un magnifique geste politique, autant vis-à-vis des entendant-es que vis-à-vis des Sourd-es.

Daz – LSQ : https://youtu.be/LPQmMKPM4Vk

[Traduction en français : Véro, tu mentionnes la politique sourde contre la musique, en particulier avec le concept de la Sourditude, qui signifie pour certain-es Sourd-es de se distancier fortement de la musique en général. Parfois certain-es Sourd-es, qui sont confortables avec leurs identités de Sourd-e, se demandent si d’autres Sourd-es sont des « vrai-es Sourd-es », estimant parfois que ce sont plutôt des malendentant-es. C’est comme ça depuis que je suis jeune. C’est compréhensible que ceux et celles qui ne sont pas encore arrivé-es à s’identifier pleinement comme Sourd-es puissent éprouver des difficultés à s’associer à la musique, au su de cette pression politique. Moi, je suis Sourd, issu d’une famille Sourde, et je suis à l’aise de m’identifier comme Sourd, mais on m’a pourtant étiqueté comme malentendant parce que je fréquentais une université. Cela veut dire que la conception de ces Sourd-es de ce que ça signifie d’être Sourd est parfois plutôt limitée. Pour moi, c’est pareil avec la musique, puisqu’illes constatent qu’elle appartient aux entendant-es et non aux Sourd-es. Une fois, j’ai répondu à une personne que si pour elle, sa Sourditude n’incluait pas la musique, moi, ma Sourditude ne m’empêche pas de m’y associer. Pour cette personne, la musique ne fait pas partie de sa Sourditude parce qu’elle est d’avis que la musique appartient aux entendant-es. Par contre, pour moi, la musique appartient à n’importe qui, entendant-e comme Sourd-e. C’est le temps d’arrêter de considérer la musique comme quelque chose qui appartient uniquement aux entendant-es. C’est le temps que nous nous réappropriions la musique comme étant la nôtre, peu importe la forme qu’elle pourrait prendre, que ce soit par le visuel, les mouvements, l’audition, les couleurs, les saveurs ou le tactile. La musique appartient à tous les humains. Il est temps maintenant que nous reprenons possession de la musique.]

QU’EST-CE QUE ÇA VEUT DIRE POUR NOUS DÉCONSTRUIRE L’AUDISME EN MUSIQUE?

Daz – LSQ : https://youtu.be/eeSvwtqwZSo

[Traduction en français : Selon moi, la culture de la majorité considère la musique comme quelque chose que l’on perçoit avec les oreilles. Quand le mot « musique » est employé dans la langue, il est associé automatiquement avec le fait que la musique est quelque chose qui est perçu auditivement pour le plaisir. On peut faire de la musique et l’entendre. Il faut déconstruire cette notion. La musique est une harmonie de plusieurs éléments, plus précisément, l’harmonie de différents mouvements. Il n’y a pas de vie sans mouvement. Avec les mouvements, nos cœurs peuvent battre, et nous pouvons grandir. Une plante qui fleurit doit avoir des mouvements moléculaires dans son évolution. Sans mouvement, on ne peut pas grandir, comme des pierres qui ne bougent pas. Quand j’essaie de déconstruire la notion de musique, à laquelle l’audisme s’associe, je vois que ce sont les mouvements qui jouent un rôle important dans les deux cas : la musique entendante et la musique sourde. Cela m’aide à regarder la musique comme des mouvements plutôt que comme quelque chose pour les oreilles. Les mouvements peuvent avoir plusieurs répercussions pour les oreilles, pour les yeux, mais ils peuvent aussi être ressentis par le toucher et perçus comme des saveurs avec la langue. C’est les mouvements de saveurs qui jouent sur nos langues. Pourquoi ne pas associer la musique avec les mouvements des saveurs? Pour moi le constat est clair : tout est une question de mouvements.]

Hodan – LSQ : https://youtu.be/q2QixQTJFYA

[Traduction en français : À propos de déconstruction… Avec d’autres Sourd-es, j’ai déjà expérimenté le fait d’être assise sur une chaise et de ressentir les vibrations. La personne chantait et on l’appréciait à travers les vibrations. La déconstruction… je continue d’y réfléchir. Je n’ai pas encore un avis arrêté sur la question. J’aimerais ça que des personnes entendantes puissent venir nous écouter donner une performance musicale, sans interprètes. S’il n’y avait pas de son et qu’on le remplaçait par des vibrations, comment nous percevraient-illes? Je continue d’y réfléchir, d’en apprendre sur le sujet, y compris par cet échange entre nous.]

Véro : En écrivant ma thèse de doctorat, j’ai été frappée par la remarque de Lennard J. Davis dans son livre Enforcing Normalcy : Disability, Deafness, and the Body : « on est soit handicapé ou on ne l’est pas; il ne semble pas y avoir d’intelligibilité pour être “un peu” handicapé, au même titre qu’on ne peut pas être “un peu” enceinte » (Davis, 1995 : 1). Ainsi, les gens considèrent la surdité comme une donnée absolue : on est sourd comme un pot ou on ne l’est pas. Outre le fait que je n’ai jamais compris cette expression (aussi incongrue que d’être aveugle comme une table), je ne compte plus les fois où je dois expliquer ce que cela signifie pour moi de vivre comme personne sourde. Lorsque je dis que j’aime chanter, les gens ont souvent la même réaction; illes semblent remettre en question la véracité de ma surdité. La croyance selon laquelle les Sourd-es vivent dans un monde de silence est tenace et mérite d’être déconstruite.

La majorité des personnes sourdes ont un rapport vivant au son, ne serait-ce que par la perception des vibrations ou la conscience aiguë de vivre dans un monde pensé par et pour les entendants. Quiconque a passé un moment en compagnie de personnes sourdes sait bien que c’est tout sauf silencieux. Les gens font du bruit. Ce sont des sons qui sont parfois différents de ceux des entendant-es et qui mettent souvent ces derniers mal à l’aise a priori, puisque ce sont des sons qui ne correspondent pas aux conventions sociales (entendantes) normées. Mains qui font du bruit en signant, voix étouffées ou trop fortes, pieds tapés au sol pour attirer l’attention, sons gutturaux, rires et accents atypiques sont autant de variations sonores qui font de l’univers sourd un monde qui est loin d’en être un de silence. Les entendants considèrent-illes les Sourd-es comme vivant dans un tel monde, simplement parce que la langue des signes n’est pas une langue de parole? N’est-ce pas une vision audiste du silence que celui d’être l’antonyme de la parole ou de la perception de la parole?

Lorsque je dis que j’aime chanter ou que je joue de l’accordéon, ce sont également les personnes sourdes qui sourcillent, pour des raisons différentes. Le Réveil sourd (1970-1980) fut un moment clé de l’historicité de la sourditude et de l’autodétermination des personnes sourdes. Alors qu’elles avaient la plupart du temps été définies par les entendants, elles se donnent les moyens de s’affirmer positivement :

Le mouvement sourd, qui a pris son envol dans les années 1980, a mobilisé une affirmation positive ancrée dans la conviction que les Sourd-es perçoivent et vivent le monde différemment des personnes entendantes (Padden et Humphries, 1988; Jankowski, 1997). Au Québec, Raymond Dewar s’implique activement dans la défense de droits des Sourd-es. Décédé la veille de la première montréalaise de la pièce de théâtre Les enfants du silence, qu’il avait adapté en LSQ, il avait affirmé quelque temps avant sa mort : « Désormais, nous avons cessé de nous laisser modeler. Nous sommes sourds et avons pris conscience de notre différence. Nous sommes nous-mêmes. Oui, nous avons cessé de faire semblant d’entendre » (Dewar, 1983 in Morel, 2015) (Leduc, 2015 : 36).

Foucault remarque qu’il est souvent plus facile de définir quelque chose en regard de ce qu’elle n’est pas. Ainsi, lors de ce Réveil Sourd, de plus en plus de personnes sourdes se définissent comme n’étant pas des personnes entendantes et ne partageant pas leur culture. Julie-Élaine Roy, une leader de la communauté sourde québécoise interrogée dans le cadre de la recherche (Grenier, Leduc, Bernier, Savard et Youssouf, 2017), remarque que dans les années 1980, les Sourd-es établissent différents éléments d’appartenance sur le mode de l’opposition. Parmi ceux-ci se trouve l’affirmation que la musique est une affaire d’entendant-es. Les « vrai-es Sourd-es » ne devraient donc pas apprécier écouter la musique ni en créer .

Pour moi, déconstruire l’audisme en musique, c’est notamment déconstruire l’intériorisation du passing, cette notion qui désigne, entre autres, le fait pour une personne sourde d’agir « comme si » elle était entendante (Brueggemann, 2010). À la fois avec les entendant-es – assumer qu’il y a plusieurs chansons populaires que je ne connais pas – et avec les Sourd-es – assumer que je suis une personne sourde oraliste et que j’ai une perception auditive qui me permet de chanter et de jouer de la musique, et que cela ne fait pas de moi une personne moins sourde, politiquement parlant, bien que je reconnaisse mes privilèges.

Pamela : “Oh, Deaf children cannot learn music”, “How can you hear music?”, “Can you feel music?”, “I cannot imagine living as a deaf person and missing out the beauty of music”,… those are based on the assumption that musica is all about sound, that it’s the only way to enjoy music. That, in fact, isn’t in touch with the scientific and biological reality. The such mentioned assumptions, few many others, bring us to confront audist attitudes.

Deaf experience is complicated and deep in its own way. That puts us on a unique ground where we can share our authentic experience from the stage. In the face of oppression towards our music, it can be painful to find the core of our spiritual, scientific and biological authenticity. To be true to ourselves and our arts, we need to acknowledge the beauty of our complication and depth.

When we acknowledge that, we could choose to go on a deeper level and deconstruct ourselves from that mentality that sound is the only way to enjoy music and look the other way around. I always ask myself: “What would music look like if there wasn’t any hearing person on the Earth…?” Keeping this in mind help me deconstruct, reconstruct, and authenticate my creative process while developing my music and arts.

Otherwise, we remain a puppet to gladden the ears.

Daz – LSQ : https://youtu.be/TAHWciyTTTA

[Traduction en français : Comme la technologie se développe, certain-es ont oublié comment on écoutait la musique en mettant un disque sur le tourne-disque. Pour entendre la musique, on l’a d’abord enregistrée sur des records puis sur des cassettes. Quand j’étais jeune, j’écoutais la musique sur des cassettes. Quand je voulais faire une copie pour mes ami-es, j’utilisais une cassette vierge pour transférer la musique. On utilisait un crayon pour tourner les cassettes afin de les rembobiner. Je me rappelle quand les cassettes ont cédé leur place aux disques compacts. Et maintenant, tout est numérique. Une chose que j’ai remarquée avec cette évolution, c’est que la musique est devenue une activité passive où les personnes ne font que l’écouter. Autrefois, sans nos technologies d’aujourd’hui, quand les gens voulaient de la musique, ils devraient appeler des musicien-nes pour en faire. Ou illes pouvaient jouer eux-mêmes des instruments de musique. Dans les deux cas, il fallait faire quelque chose pour qu’il y ait de la musique. La musique, c’est les deux faces d’une même médaille : jouer de la musique et apprécier la musique.

Maintenant, quand on a la musique, c’est une activité plus passive où on laisse la musique nous submerger. L’acte de faire de la musique diminue quand la technologie se développe, car nous avons les moyens d’enregistrer la musique et de la faire rejouer sans fin. Pour moi, la partie essentielle de la musique est l’acte de la faire. Avec mon accordéon, pour produire les sons, je dois faire quelque chose sur cet instrument avec les touches de piano et les mouvements du soufflet. On peut sentir le son qui vibre partout en soi alors qu’il se propage… C’est bien la partie que nous avons oubliée – l’acte de faire la musique, comme autrefois, où c’était en en jouant qu’il pouvait y en avoir. Ça ne pouvait pas être quelque chose qu’on plaçait dans un lecteur pour avoir une musique provenant de la répétition différée d’un enregistrement.

Avec mon accordéon, c’est une belle façon de découvrir les mouvements par la notion de l’embodiment en ne faisant qu’un avec les mouvements de l’instrument. C’est un acte que me procure beaucoup de plaisir. C’est vrai qu’il est possible d’être satisfait qu’avec les sons, mais pour moi, c’est l’acte de jouer de l’accordéon qui me comble. Les mouvements des doigts, les mouvements du soufflet et le timing de ces mouvements deviennent une activité en harmonie. Ce plaisir me donne une sensation de picotement. Pour moi, comme Sourd, je peux accéder à la musique dans la perspective mathématique d’avoir le bon timing où tous les sons jouent ensemble, c’est comme essayer de découvrir du chaos dans des structures. C’est comme ça que je la vois, tout comme pour la musique sourde avec les signes.]

Véro : C’est un si bel instrument! Peut-être qu’un jour on fera une création avec nos accordéons?

EN GUISE DE CONCLUSION : QU’EST-CE QUI NOUS A SURPRIS DANS CE PROCESSUS DE RECHERCHE-CRÉATION?

Hodan – LSQ : https://youtu.be/BFDNEuJ7lH0

[Traduction en français : J’aimerais faire un retour sur mon expérience des spectacles de musique. Pour moi, ce qui est compte, c’est de reconnaître que la musique, elle appartient aussi à la communauté sourde. Elle est reliée au corps, au visuel, à la déconstruction, aux vibrations. Il y a vraiment différents types de musique. Même si on n’entend pas, notre corps sait vibrer. Les différents spectacles de musique devraient définitivement être plus accessibles. Non seulement les entendant-es devraient rendre leurs spectacles accessibles, mais illes devraient aussi s’intéresser à accéder à nos productions musicales.

Prenons, par exemple, une scène, sans musique sonore, ni vibrations, ni paroles : les expressions corporelles et faciales portent et transmettent le rythme et l’énergie que le public peut percevoir. Sur scène et dans la salle, on peut ressentir les vibrations. Ces vibrations ressenties ont un rythme qui fait partie intégrante de la culture sourde. Notre musique n’est aucunement une adaptation ni un calque de la musique entendante. Pour nous, la musique est fondamentalement liée à notre culture.

Notre culture musicale est une expression de notre créativité propre et n’est pas un emprunt à celle des entendant-es, dont elle se dissocie entièrement. Par ailleurs, cette tendance à adapter les musiques entendantes en les traduisant en langue des signes pour les personnes sourdes, pour moi elle n’est pas intéressante. Je préfère de loin les spectacles qui sont faits par des personnes sourdes. Il est important que les performances musicales soient le reflet de la culture sourde. La musique sourde est une expression de notre culture et permet de la faire rayonner. Cette transmission et diffusion culturelles doivent toutefois être à double sens entre les communautés sourdes et entendantes afin de permettre une réelle compréhension mutuelle.

Je pourrais élaborer davantage, mais c’est en résumé mon point de vue, d’autres personnes pourraient vous donner d’autres perspectives.]

Véro : Cette recherche-création est partie d’une idée. J’avais envie de déconstruire le concept d’accessibilité : plutôt que d’avoir des technologies traduisant les musiques entendantes en vibrations, et si c’était les personnes entendantes qui avaient accès aux musiques signées? Et pour celles qui ne signent pas, on pourrait leur fournir des vibrations, de façon quelque peu ironique. La recherche-création nous a conduit-es à explorer la création d’un plancher vibrant en collaboration avec Sam Thulin et Ivan Ruby, étudiants à l’Université Concordia impliqués dans le Participatory Media Cluster. Plutôt que de partir du son pour créer les vibrations, nous avons cherché un moyen de créer des vibrations à partir de moteurs. Avec mon téléphone dit intelligent, j’ai découvert qu’on pouvait créer des vibrations personnalisées pour les sonneries. Je me suis dit qu’il devait bien exister un moyen de créer des vibrations avec plusieurs moteurs. À un moment, j’ai imaginé des bean bags remplis de vibrateurs dans lesquels les gens pourraient relaxer en regardant les vidéos musicaux. Vibrik, le prototype de plancher vibrant développé avec Sam et Ivan était intéressant d’un point de vue conceptuel. Sous une planche de plywood se trouvaient quatre petits moteurs reliés chacun à une touche électronique (bouton). Chacun des quatre boutons permettait de créer une vibration et de l’enregistrer de sorte à pouvoir la rejouer, en regardant l’une ou l’autre des créations vidéos signées par Daz, Hodan et Pamela. L’idée était intéressante, mais dans les faits, le prototype s’est avéré défectueux à plusieurs reprises durant l’exposition et les vibrations créées étaient trop raides. C’est tout à fait compréhensible, c’était une exploration.

Nous avons commencé le processus de recherche-création avec le désir non seulement de créer des vidéos signées, mais également de créer des vibrations sans passer par le son, dans une posture de déconstruction du phonocentrisme. Lors de notre réflexion post-expo, j’ai été agréablement surprise de vous écouter, Daz, Hodan et Pamela, suggérer que nous puissions poursuivre le processus, mais cette fois-ci en créant des pistes sonores, sans nous soucier de l’esthétisme pour les entendant-es. Cette proposition de réappropriation du son annonce de nombreux possibles à faire advenir.

Endnotes

  1. Dans son travail artistique, Christine Sun Kim s’intéresse aux relations qu’entretiennent les personnes sourdes avec le son, refusant de le considérer comme une propriété des entendant-es. En interrogeant la présence du son dans le quotidien, elle souligne sa dimension sociale et politique (Pancha, 2018).
  2. [2] La recherche-création et sa diffusion a été financée par Sawchuk et al. 2017-2019. Vibrations and the art of transatlantic connexions. British Council, le Participatory Media Cluster (Université Concordia) et le Département de communication sociale et publique de l’UQAM. Les auteur-es remercient Kim Sawchuk pour son soutien, le Département de danse de l’UQAM et Alain Bolduc pour le prêt de salles pour les ateliers de recherche-création et Geneviève Bujold pour sa collaboration à la révision de l’article.
  3. Vibrations. Exposition collective, Université Concordia, Espace 4, 1er au 13 décembre 2018.
  4. Description visuelle : L’image est le titre de la musique signée. Sur une bande horizontale noire, se trouvent sept représentations différentes de mains blanches jointes.
  5. Description visuelle : idem.
  6. Witcher, Pamela. 2015. Nice and slow. 5 min 09 s. Online : https://www.youtube.com/watch?v=jRMQQ2gNbM0
  7. References