Théorie crip et études de la folie : intersections et points de départ

Ryan Thorneycroft, maitre de conférences en criminologie, École des sciences sociales, Université Western Sydney

R [dot] Thorneycroft [at] westernsydney [dot] edu [ca] ca


Résume

Les expériences des personnes crip et folles, tout comme les disciplines qui abordent ces enjeux, soit la théorie crip et les études de la folie, ont rarement été réunies de manière synthétisée. Dans cet article, je mets en relation la théorie crip et les études de la folie pour en explorer les similitudes, les intersections et les points de départ. L’article commence par un examen des expériences de vie similaires entre les corps crip et les corps fous. Nous abordons entre autres l’isolement familial, la honte, la culpabilité et l’essentialisme, les stéréotypes et la discrimination, les expériences et les taux de violence, le pouvoir des étiquettes de diagnostic ainsi que les phénomènes de « passing » et de « coming-out ». Ensuite, la discussion se tourne vers les chevauchements théoriques entre la théorie crip et les études de la folie, notamment l’essentialisme (stratégique) versus le constructionnisme, l’opposition aux normes, la subversion et la transgression comme outils politiques et la problématisation des binarités. L’article se conclut par une réflexion sur la combinaison des deux écoles de pensée afin de soutenir la création de stratégies collectives et par une interrogation sur les méthodologies politiques axées sur la centralisation des dialogues autour des théories crip (cripping) et de la folie (maddening).

Mots clés: Théorie crip, études de la folie, capacitisme, sanisme.



Introduction

Les personnes crip et folles [1] partagent de nombreuses expériences communes en raison de leur oppression et de leur infériorisation dans la société. Les disciplines associées aux enjeux que vivent ces personnes, soit la théorie crip et les études de la folie, partagent également plusieurs caractéristiques. En reconnaissant que ces dernières empruntent des connaissances issues d’autres disciplines, mon objectif pour cet article est d’explorer les similitudes, les intersections et les points de départ entre la théorie crip et les études de la folie. Cet exercice mérite d’être effectué parce que les disciplines examinent rarement la façon dont leurs concepts, théories, stratégies et pratiques sont repris, (re)théorisés, (ré)utilisés et (re)modelés. Les disciplines, tout comme les écoles et les facultés qui les hébergent, deviennent ou ont le potentiel de devenir des « institutions fermées » (Foucault 1977; Goffman 1961, traduction libre). Il est également courant que ces dernières ignorent de quelle manière les nouvelles sous-disciplines ont pris leurs idées et les ont façonnées, en particulier lorsque ces nouveaux domaines sont décrits péjorativement comme étant au stade des « balbutiements » (voir : Meekosha et Shuttleworth 2009; Turpin-Petrosino 2009, traduction libre). Wilson et Beresford (2002) suggèrent qu’un renforcement des liens entre les discours sur le handicap et la folie aiderait à contrer les récits hégémoniques médicalisés et individualisés du handicap et de la folie. Cette réflexion repose sur les travaux fondateurs de Castrodale (2017), Chandler et Rice (2013), Church (2016), Church et coll. (2016), Ignagni et coll. (2019) et Rice et coll. (2017, 2018) à qui je suis redevable. Ahmed (2017, 15) aborde l’importance des citations pour reconnaitre « notre dette envers les personnes qui nous ont précédé·es » (traduction libre). Je reconnais ainsi leur aide pour développer ce compte rendu consolidé. Il apparait essentiel d’analyser les similitudes et les points de départ des concepts de « crip » et de « folie » pour forger une politique collective et ainsi apporter des éclairages nouveaux et différents sur les concepts associés au handicap et à la folie.

En pensant à leurs intersections, je suis inévitablement appelé à réfléchir à mon propre corps et esprit qui sont temporairement sans handicap et sans diagnostic de trouble mental. On ne m’interpelle pas comme une personne crip ou folle, mais je me positionne simultanément devant, en dessous et à côté des deux identités, ou elles se positionnent devant, en dessous et à côté de moi (Sedgwick 2003). Les identités crip et folles se positionnent devant moi, comme des sujets qui peuvent me définir à tout moment de ma vie. Je suis temporairement sans handicap et sans diagnostic de trouble mental, mais les identités crip et folles sont des catégories fuyantes et perméables (Shildrick 1997) et les deux peuvent entrer dans ma vie et dans mon corps. Cette temporalité est également liée à la façon dont les personnes crip et folles se positionnent en dessous de moi, me hantant sans relâche. Oui, mon expérience comme jeune queer m’a équipé pour comprendre le handicap et la folie : croire que j’étais malade, croire que j’étais né dans le mauvais corps et que j’avais les mauvaises pensées, me sentir emprisonné et désespéré, écrire des lettres de suicide parce que je ne voyais pas de sortie. En un sens, c’est une forme de folie qui se trouve derrière moi. Puis, à côté de moi se positionnent mon frère et ma sœur. Le premier s’identifie comme fou et la seconde comme crip. Je m’empreins de leurs positions de sujet, ce qui me donne une expérience vécue et un savoir situé des concepts de crip et de fou. Plus précisément, je m’engage dans une posture politique qui cherche à explorer les façons dont les positions et les savoirs situés aident à orienter les dialogues crip et fous et je travaille à mettre à nu et à subvertir la construction discursive de catégories apparemment stables et binariées (Campbell 2009a). La subjectivité crip et folle, comme toute subjectivité, est contingente, perméable, fuyante et révisable (Butler 1993; Davies et Harré 1990; Shildrick 1997).

Dans la discussion qui suit, je commence par présenter les termes interrogés, soit « crip » et « fou ». Je décris mon approche conceptuelle et je signale mes utilisations des termes à différents moments de l’article. Je justifie également pourquoi j’ai réuni les études de la folie et la théorie crip. Je trace ensuite les expériences de vie semblables des corps crip et fous. Cette explication est importante pour reconnaitre la relationnalité et l’interaction entre l’expérience vécue, la pratique quotidienne et la théorie (Ahmed 1996, 2000, 2017). Je considère ensuite les similitudes, les intersections et les points de départ entre la théorie crip et les études de la folie. Puis, je conclus en explorant le potentiel d’articuler les dialogues autour du handicap (cripping) et de la folie (maddening). Mon objectif est donc de (ré)aligner ces thèmes pour le bénéfice mutuel des théoricien·nes en études de la folie et de la théorie crip.

crip et fou : définir et fédérer

Les termes « fou » et « crip » sont des concepts à la fois glissants et insaisissables parce qu’ils désignent des personnes, des groupes, des attitudes, des comportements, des pratiques, une forme d’activisme et des savoirs. Utilisés à l’origine comme une insulte en anglais, les termes « crip » et « fou », du fait de leur nature multiplicitaire, créent de la confusion parce que chaque usage différent renvoie à un ensemble de questions, de problématisations et d’effets différents. Mon utilisation de ces termes varie considérablement au fil de l’article [2]. Dans la première section (à partir de « Chevauchements expérientiels des vies crip et folles »), j’utilise « crip » et « fou » comme termes génériques, fourretout, dénotant la manière dont les sujets se positionnent en dessous des mots « crip » et « fou ». Le terme « crip » est donc utilisé pour reconnaitre le corps physiquement, intellectuellement et mentalement handicapé [3], de la même manière que le terme queer est utilisé pour désigner les personnes LGBTIQ+. Pour ce qui est du terme « fou », Diamond (2013, 66) écrit que ce terme est :

Souvent utilisé comme terme générique pour représenter une diversité d’identités. On l’utilise au lieu de nommer l’ensemble des identités qui décrivent les personnes étiquetées et traitées comme étant folles (c’est-à-dire les consommateurs et consommatrices, les survivant·es, les ex-patient·es). De nombreuses interprétations existent du terme « fou » et des personnes qu’il désigne. Toutefois, elles mettent toutes l’accent sur l’oppression que subissent les personnes qui ont été opprimées parce qu’on les identifiait comme folles (traduction libre).

Ainsi, le terme « fou » incorpore un large éventail de positions de sujets et de discours. À la section suivante (à partir de « Chevauchements théoriques »), je cesse d’utiliser ces termes comme des noms pour leur donner une signification plus critique, subversive et politique. Je les emploie ainsi comme des outils politiques, des points de vue méthodologiques et des perspectives théoriques dans le but d’ouvrir un nouvel espace discursif sur les positions de sujet souvent identifiées comme crip et folles. En ce sens, ces termes sont utilisés comme des verbes pour identifier, déterrer, perturber et ébranler le capacitisme et le sanisme [4] qui ont classé les corps crip et fous comme anormaux et inférieurs. En m’inspirant des travaux de Halperin (1995, 66) sur la conceptualisation de l’identité queer, j’emploie aussi les termes « crip » et « fou » pour définir les identités handicapées et folles « de manière opposée et relationnelle, mais pas nécessairement substantive, non pas comme une positivité, mais comme une position, non pas comme une chose, mais comme une forme de résistance à la norme » (traduction libre).

Avant de passer à l’examen de la centralité du capacitisme et du sanisme dans les dialogues crip et fous, je veux également reconnaitre l’existence des personnes à la fois crip et folles. En faisant référence aux personnes crip et folles, ce serait une erreur de conclure que ce sont des positions de sujet mutuellement exclusives. La théorie crip et les études de la folie doivent rester attentives à la diversité des corps crip et fous. De plus, je pense qu’il est important de reconnaitre l’entrecroisement d’autres positions de sujet avec ces désignations sociales. Clare (2015, 143) le met en évidence de manière éloquente :

Le genre se fond dans le handicap; le handicap entoure la classe; la classe tire contre les abus; l’abus s’enchevêtre avec la sexualité; la sexualité se replie sur la race… tout s’empile finalement en un seul corps humain. Écrire sur n’importe quel aspect de l’identité, n’importe quel aspect du corps, c’est écrire à propos de tout ce labyrinthe. Je le sais, et pourtant la question demeure : par où commencer? (traduction libre)

Bien que cet article soit consacré aux identités associées au handicap et à la folie, j’invite le lecteur à réfléchir à la manière dont d’autres positions de sujet influencent et composent les façons dont, souvent, les corps intersectionnels sont classés et régulés. Le capacitisme et le sanisme ne sont que deux matrices d’oppression qui catégorisent les corps d’une certaine manière (pathologique). Je vais démontrer dans cet article qu’il est impossible de résister à l’infériorisation des corps crip et fous sans se dresser collectivement contre d’autres formes d’infériorisation sociale.

Le capacitisme et le sanisme sont intimement liés aux concepts de handicap et de folie. Le capacitisme renvoie à l’idée que le corps sans handicap est naturel et normal, qu’il désigne en fait la « norme corporelle » et qu’il est la représentation « typique » de l’espèce (Campbell 2001, 44). Le capacitisme est un « système de relations de causalité sur l’ordre de la vie qui produit des processus et des systèmes de droit et d’exclusion » (Campbell 2017, 287-288, traduction libre). Le sanisme, tel que je l’aborde, décrit les « façons dont la société valorise certaines formes de conscience et d’existence humaines par rapport à d’autres » (Van Veen, Ibrahim et Morrow 2018, 259, traduction libre), c’est-à-dire que la société préfère, espère et demande que les personnes soient saines d’esprit. Alors que LeBlanc et Kinsella (2016, 62) et d’autres, comme Diamond (2013) et Meerai, Abdillahi et Poole (2016), considèrent le sanisme comme « l’assujettissement et l’oppression systématiques de personnes qui ont reçu un diagnostic de “trouble mental”, ou qui sont autrement perçues comme ayant un “problème de santé mentale” » (traduction libre), je crois que cette description est plutôt un effet du sanisme. En ce qui me concerne, ce sont les croyances sanistes qui produisent l’oppression, l’infériorisation et l’altérité infligées aux corps fous, tout comme le capacitisme produit le handicapisme, c’est-à-dire la croyance que les personnes handicapées constituent des manières d’être inférieures parce qu’elles ne sont pas sans handicap (Campbell 2009b). Le sanisme s’investit à renforcer l’état sain du corps et de l’esprit, et ce renforcement consolide le dégout des corps fous. Dans tous les cas, l’utilisation des termes « crip » et « fou » permet d’afficher et de déstabiliser les croyances profondément enracinées sur le capacitisme et le sanisme. Ainsi, ces matrices d’oppression fournissent la plateforme ou l’espace dans lequel combattre l’oppression et l’infériorisation, que j’aborderai plus loin.

Pour concrétiser mon objectif de réunir deux disciplines, j’ai choisi d’incorporer les études de la folie à la théorie crip — et non aux études sur le handicap ou aux études critiques sur le handicap — parce que je crois que la théorie crip fournit un terrain plus fertile pour promouvoir les études de la folie en tant que domaine scientifique et intellectuel. Les études sur le handicap ont sans doute atteint un stade « d’épuisement conceptuel » (Campbell 2019, 6), par lequel son approche normalisante de l’incapacité (Goodley 2017) ainsi que l’éreintante « masturbation intellectuelle » (Oliver 2009, 50) sur le modèle social ont conduit à des argumentations blasées et à une intellectualisation répétitive (voir Goodley 2001; Hughes et Paterson 1997; Levitt 2017; Woods 2017, pour des exemples). À bien des égards, cela explique la prolifération de la théorie crip, dans la forme qu’elle a adoptée en réponse aux problèmes perçus des études sur le handicap (Goodley 2017). Bien que les études de la folie soient un domaine émergent, je pense que ce serait une erreur d’utiliser les études sur le handicap comme son point de repère. Une vision plus critique est nécessaire, s’inspirant surtout des leçons tirées des études sur le handicap et les utilisant à ses propres fins. La théorie crip se présente comme une approche plus efficace, car il s’agit d’une discipline qui s’engage dans une action politique pour faire exploser les normes, penser autrement et imaginer différemment (Beresford 2016). Montrer les expériences de vie similaires entre les personnes crip et les personnes folles met en évidence les fondements d’un projet politique unissant la théorie crip et les études de la folie.

Chevauchements expérientiels des vies crip et folles

Recherche d’un domicile(?)

De nombreuses personnes qui appartiennent à des groupes minoritaires spécifiques grandissent à part des autres membres de leur groupe. Par exemple, les personnes queer grandissent souvent autour de personnes hétérosexuelles cisgenres. Ce n’est toutefois pas toujours le cas pour de nombreuses personnes de races et de religions différentes souvent nées au sein d’une famille ou d’une communauté qui privilégie l’identification à cette race ou religion (Asquith 2008). Pourtant, une personne handicapée ou folle peut être la seule de sa famille à occuper cette position de sujet, pouvant ainsi se sentir comme une étrangère dans sa propre famille et sa propre maison. Comme Siebers (2008, 5) note, « en tant qu’homme blanc, je ne me réveillerai jamais le matin en tant que femme noire, mais je pourrais me réveiller tétraplégique » (traduction libre). Endémique à la nature fuyante, mutable et instable des corps et des vies, cet isolement conduit plusieurs personnes à chercher de nouvelles familles, d’où l’existence de ghettos (Levine 1979). Alors que les ghettos gais sont fermement ancrés dans de nombreuses grandes villes, pour les corps crip et fous, c’est un peu plus complexe. L’hétérogénéité et la perméabilité des corps crip et fous excluent la possibilité de trouver un ghetto stable, surtout lorsqu’on prend en considération l’entrecroisement des positions de sujet qui définissent les personnes crip et folles. De même, alors que de nombreuses personnes homosexuelles se perçoivent comme appartenant à des catégories identitaires et recherchent des ghettos, de nombreux corps crip et fous se considèrent comme appartenant à des catégories médicales et se cantonnent donc à leur domicile. En tant que tels, de nombreux corps crip et fous existent avec et autour des corps sans handicap et sans trouble mental, ce qui entraine une « anxiété de frontière » (Young 1990, 146, traduction libre), de la honte, de la culpabilité et des discours essentialistes.

Honte, culpabilité et essentialisme

Le pouvoir des normes exige que les personnes crip et folles — comme la plupart des gens — régulent et reproduisent les différents discours et technologies par lesquels leurs positions de sujet ont été constituées et incarnées. Plus précisément, les forces extérieures de pathologisation se frayent un chemin dans la vie psychique des corps crip et fous. Le capacitisme et le sanisme omniprésents dans la société s’efforcent de transmettre aux subjectivités crip et folles qu’elles sont indésirables et inférieures. Le militant et universitaire handicapé Eli Clare (2017, 163) écrit : « La honte est un abime de dégout logé dans notre corps-esprit, un brouillard apparemment impénétrable, un poing indicible et tacite. Souvent, nous nous y installons comme dans une demeure » (traduction libre). La honte peut également être une émotion et un sentiment au cœur de l’existence des personnes folles, qui peuvent percevoir la folie comme une forme de faiblesse (Ussher 2011). L’internalisation des discours pathologisants causée par les structures du capacitisme et du sanisme est malheureuse. À ce sujet, Mason (1992, 27) écrit :

L’oppression internalisée n’est pas la cause de nos mauvais traitements, c’en est le résultat. Elle n’existerait pas sans une véritable oppression extérieure qui forme le climat social dans lequel nous existons. Une fois l’oppression intériorisée, peu de force est nécessaire pour que nous demeurions soumis. Nous hébergeons en nous la douleur et les souvenirs, les peurs et les confusions, les images de soi négatives et les attentes modestes, les transformant en armes avec lesquelles nous nous blessons à nouveau, chaque jour de notre vie (traduction libre).

Cette description dépeint la façon dont les pratiques sociales se frayent un chemin dans la vie psychique des personnes opprimées ainsi que la façon dont les normes et pratiques sociales sont produites à travers l’interprétation psychique d’un idéal qui est en réalité un fantasme produit simultanément dans des sphères conscientes et inconscientes (voir Butler 1997, 2000). Lotringer (cité dans Tyler 2013, 43) suggère que « les gens ne deviennent pas simplement inférieurs parce qu’on les traite comme des objets, mais parce qu’ils deviennent un objet pour eux-mêmes » (traduction libre). Les stéréotypes et la discrimination qui prévalent dans la société contribuent à étayer la dévaluation (interne) des corps crip et fous.

Stéréotypes et discrimination

Les stéréotypes coordonnés avec la discrimination et dirigés contre les personnes crip et folles se répandent dans la vie sociale. Les personnes crip et folles sont souvent étiquetées comme dangereuses, incompétentes, perturbées, impuissantes et imprévisibles (Liegghio 2013). Alors qu’elles sont perçues comme dangereuses (pour elles-mêmes et pour les autres), en réalité c’est rarement le cas (Stuart 2003). S’il est vrai que les corps crip et fous sont surreprésentés dans le système de justice pénale (Prins 2011; Steele et Thomas 2014), cela ne signifie pas que le danger peut être généralisé à la société dans son ensemble. De plus, leur surreprésentation en dit plus sur la criminalisation de certains corps, les effets de la transinstitutionalisation et les mécanismes capacitistes et sanistes de la justice pénale que sur la dangerosité des corps crip et fous (Thorneycroft et Asquith 2019). Les personnes crip et folles sont également identifiées comme étant incompétentes. On les perçoit comme des individus dignes de pitié et incapables d’occuper un emploi qualifié ou intellectuel (Liegghio 2013). Ces affirmations sont confirmées par le taux de chômage chez les personnes crip et folles ainsi que les conditions de recrutement discriminatoires dans les milieux de travail (Baron et Salzer 2002; Runswick-Cole et Goodley 2015). Encore une fois, cette perception émane d’un point de vue particulier qui privilégie le sujet néolibéral autonome (sans handicap et sans trouble mental), et confond le chômage avec le déficit individuel. Les corps crip et fous sont également caractérisés comme étant perturbés. Le pouvoir des discours et des pratiques en psychiatrie crée des conditions cherchant à « altérer, contrôler ou réparer » les corps fous (Liegghio 2013, 122, traduction libre) et à guérir, corriger ou éliminer les corps crip (Campbell 2012). Les personnes crip et folles sont également cataloguées comme étant impuissantes. Ainsi, elles sont perçues comme possédant peu ou pas d’agentivité (Thorneycroft à paraitre). Le refus de la citoyenneté sexuelle pour les gens crip se mêle avec le mythe du violeur fou, tous deux rendus incapables de présenter des sexualités agentiques « normales ». De même, les personnes crip et folles sont considérées comme imprévisibles dans leurs croyances, pratiques et comportements. Elles sont ainsi perçues comme « incontrôlables ». Enfin, les stéréotypes et la discrimination associés aux corps crip et fous sont une forme de violence, et cette violence se transforme souvent en violence physique exercée sur eux.

Expériences et taux de violence

Les corps crip et fous sont soumis à des niveaux de violence sans précédent et inconnus des personnes dont les corps n’ont pas de handicap ni de trouble mental (Marley et Buila 2001; Sherry 2010). Bien qu’il y ait des similitudes entre les expériences des corps crip et fous, comme l’héritage de la violence institutionnelle, de la violence normative, etc., ils ont également vécu des expériences spécifiques qui ont eu des impacts différents. En termes de similitudes, les personnes crip et folles sont soumises à la violence normative par laquelle la violence découlant des normes contrôle et facilite la régulation et la violation de ces personnes (Butler 2004). À leur tour, les gens crip et fous sont soumis à des violences capacitistes et sanistes, notamment lorsque la société espère et demande des corps sans handicap et sans trouble mental (Campbell 2009b). Les personnes crip et folles ont également des expériences disproportionnellement élevées de violence institutionnelle, où les deux populations ont été persécutées et poursuivies par l’État (Goffman 1961, 1963). Au sein de ces institutions, tant les personnes crip que les personnes folles ont été victimes de violences de la part d’agents de l’État, y compris le confinement, la sédation, les électrochocs ainsi que la violence physique, sexuelle et émotionnelle (Rossiter et Rinaldi 2018; Williams et Keating 1999; Copperman et McNamara 1999). Les hôpitaux, les asiles, les prisons et les plateaux de travail ont hébergé et violé des gens crip et fous (Thorneycroft à paraitre; Human Rights Watch 2018; Shimrat 2013). Les personnes crip et folles ont également des taux élevés de suicide, une forme de violence qu’on s’inflige à soi-même. Cependant, en adoptant une approche critique des études sur le suicide (voir Cover 2012, 2013, 2016; White et coll. 2016), je postule que le suicide peut souvent être vu comme un « meurtre commis par soi-même » (traduction libre). Cette approche reconnait l’accumulation des injustices, des violations et des traumatismes infligés par autrui. Les personnes crip et folles ont vécu des histoires partagées de violence, y compris l’héritage des génocides et de l’eugénisme, mais il est tout aussi important de reconnaitre les effets cumulatifs que d’autres subjectivités croisées peuvent avoir sur le corps crip et fou. Les gens crip et fous sont déjà opprimés et violés par la société, mais les intersections du handicap et de la folie avec d’autres subjectivités marginalisées, comme les personnes queer et trans, les personnes autochtones, les personnes de couleur, les femmes, les personnes de la classe ouvrière et bien d’autres aggravent ces violations et leurs effets connexes. Dans l’ensemble, les informations disponibles font état de taux alarmants de violences infligées à des vies et à des corps crip et fous. Ces corps en restent « marqués », et ces marques peuvent être difficiles à effacer.

« Marqués » pour la vie

Les personnes crip et folles portent leur diagnostic comme une étiquette qui les suit souvent tout au long de leur vie. Aller chercher de l’information sur des sujets comme une assurance générale ou une assurance vie (Hoffman et Paradise 2008; Sharac et coll. 2010) les expose à la discrimination, tout comme lorsqu’elles souhaitent obtenir un prêt, comme une hypothèque (Hagner et Klein 2005; Sharac et coll. 2010), lorsqu’elles voyagent (El-Badri et Mellsop 2007; Siebers 2008), lorsqu’elles travaillent (Darcy, Taylor et Green 2016; Krupa et coll. 2009), lorsqu’elles considèrent la parentalité (Beresford et Wilson 2002; Liddiard 2018), etc. Cette discrimination repose en partie sur un diagnostic antérieur qui complique leurs demandes (Wilson et Beresford 2002). Wilson et Beresford (2002, 149, dé-italisé) écrivent : « Une fois que nous avons été diagnostiqués, “notre diagnostic” est enregistré (à perpétuité) dans nos dossiers médicaux et psychiatriques » (traduction libre), hantant ainsi l’individu jusqu’à la fin de ses jours. La société encourage les personnes crip et folles à « accepter » leur « pathologie » tout en les privant de la possibilité d’occuper un emploi, de voyager et de vivre leur parentalité parce qu’un corps crip et/ou fou est nécessairement moindre. L’« empreinte mnésique du corps » (Butler 1997, 159, traduction libre) acquiert la force de la réification, où la personne (crip et folle) est réduite à un objet et considéré exclusivement comme un corps crip ou fou. Une fois qu’une étiquette est placée sur un corps, il est difficile de la déloger et de voir au-delà de celle-ci. En un sens, quand quelqu’un porte une marque particulière, ses autres caractéristiques, qualités et attributs sont invisibilisés et supprimés. Certains corps, pourtant marqués, peuvent avoir l’air de ne pas l’être et doivent donc naviguer dans la société en se faisant passer pour quelqu’un d’autre (passing) et en faisant un coming-out.

Passing et coming-out

Compte tenu des institutions du capacitisme et du sanisme, un corps est présumé sans handicap et sans trouble mental « sauf indication contraire » (Swain et Cameron 1999, 68, traduction libre). Bien que beaucoup aient des « marqueurs » physiques, de nombreuses positions de sujet crip et folles sont invisibles ou peu visibles. Le passing repose donc en grande partie sur l’incarnation, où l’in/visibilité devient l’intermédiaire d’une politique de reconnaissance. Alors que Sedgwick (1990, 71), dans le contexte des personnes queer, écrit que « le placard est la structure de ce siècle qui définit l’oppression des personnes homosexuelles » (traduction libre), je suggère que le passing ne doit pas être compris comme un acte motivé par la honte en soi. Au contraire, le passing peut être un acte stratégique ou dans les mots de Cox (2013, 101) un « aspect légitime de la subjectivité » (traduction libre). Bien que sortir le matin avec l’intention de passer pour une personne sans handicap ou sans trouble mental ne soit pas nécessairement chose courante, plusieurs le font dans certaines situations. Inversement, la notion de Siebers (2004) du « handicap comme mascarade » (traduction libre) est également pertinente ici. Il écrit que de nombreux sujets crip peuvent « cacher un type de handicap avec un autre ou afficher leur handicap en l’exagérant » (Siebers 2004, 4, traduction libre). Cette mascarade est importante pour apaiser les doutes concernant le droit du sujet handicapé à recevoir du soutien, voire pour revendiquer que l’on croie la personne handicapée dans sa position de sujet. Des liens épineux existent donc entre les discours sur le handicap et les capacités ou le trouble mental et le sanisme ainsi que les notions d’in/visibilité. Les sujets crip et fous doivent négocier leur in/visibilité, en choisissant quand, où, comment et pourquoi divulguer ou ne pas divulguer. Ceci demande beaucoup de travail et pèse lourd sur le sujet crip et fou.

De même, le coming-out n’est pas un évènement statique ou singulier. Faire son coming-out exige de le faire à répétition à des personnes et des groupes différents ainsi qu’à différents moments et endroits (Samuels 2003). De nombreux facteurs influencent la décision de faire son coming-out, y compris les croyances, les expériences et les circonstances de chacun. Mason (2002, 82) suggère également que « la précipitation à déclarer “qui nous sommes” peut entrainer une série d’hypothèses involontaires sur “qui nous ne sommes pas” » (traduction libre). Ainsi, faire son coming-out en s’identifiant à une position de sujet en particulier ouvre la porte encore une fois à la réification, où d’autres positions de sujet se trouvent ainsi exclues ou désavouées. Quoiqu’il arrive, les sujets crip et fous négocient les processus de passing, de mascarade et de coming-out et, ce faisant, déstabilisent les relations entre « être » et « paraitre » (Cox 2013; McRuer 2006).

Jusqu’à présent, j’ai démontré que les personnes crip et folles vivent de nombreuses expériences de vie similaires, dont beaucoup sont violentes d’un point de vue tant physique que normatif. L’image que j’ai dépeinte n’est pas reluisante. Mon approche pourrait s’aligner sur ce que Tuck (2009, 409) appelle une « recherche centrée sur les dommages » (traduction libre), mais je suggère qu’il faut examiner la façon dont la violence est vécue comme processus social, afin de pouvoir explorer les espaces dans lesquels il serait possible de résister à une telle violence et de repenser les termes de sa compréhension. Après avoir abordé les expériences de vie similaires entre des sujets crip et fous, je me penche sur les similitudes entre la théorie crip et les études de la folie en tant que disciplines. Ce projet est important pour ouvrir des espaces, des possibilités, des perspectives et des attitudes favorisant la mobilisation efficace d’approches non pathologiques pour les corps et des vies crip et fous.

Chevauchements théoriques

Essentialisme (stratégique) vs constructionnisme

De façon générale, même caricaturale, les positions de sujet crip et folles s’inscrivent entre deux disciplines, chacune tirant sur le sujet et le façonnant à sa manière. Plus précisément, le pouvoir et l’hégémonie des disciplines et des discours issus de la psychiatrie sont imprégnés du pouvoir de définir les corps crip et fous comme fixes, naturels, universels et anhistoriques (Coleborne 2018). Cette définition crée un psychocentrisme et un ensemble de croyances, de pratiques, de technologies et de discours agissant en faveur de la pathologisation et de la non-conformité des vies et des corps crip et fous (Campbell 2009b; Daley et Ross 2018). Les discours essentialistes s’efforcent de contenir, réguler, classer, gouverner, surveiller et violer les personnes crip et folles. Alors que les disciplines associées à la psychiatrie prétendent identifier le « réel » et le « connu » pour aider les corps crip et fous (et tout autre corps non normatif, d’ailleurs), il n’en reste pas moins que la psychiatrisation et la médicalisation travaillent pour marquer le corps crip et fou comme non normatif et moindre (Petersen et Millei 2016). Dans cette optique, les corps crip doivent être améliorés, guéris ou éliminés (Campbell 2009b) alors que les corps fous doivent être modifiés, contrôlés ou réparés (Liegghio 2013). Selon cette logique, un corps crip et fou doit être changé parce que son existence dans le monde est problématique et une erreur.

En revanche, un autre domaine de recherche rejette l’approche présentée ci-dessus et souhaite mettre en évidence le caractère construit des corps (crip et fous). La théorie crip et les études de la folie s’opposent à l’essentialisme, soutenant plutôt l’idée que les corps sont des produits des contextes sociaux et culturels des communautés dans lesquelles les personnes vivent. Les vies et les corps ne sont ni fixes ni naturels; ils sont plutôt produits et reproduits (Butler 1990, 1993). Dans la même veine, Gorman (2013, 269) suggère que les études de la folie emploient « des approches sociales, relationnelles, identitaires et antioppressives pour aborder les questions de différence mentale, psychologique et comportementale, et se positionnent, en partie, contre une analyse de la maladie mentale » (traduction libre). De même, la théorie crip perçoit les corps comme agissant sous l’influence du contexte social et culturel, sujets à la contingence, à la perméabilité, à la fuite et à la révisabilité (Thorneycroft à paraitre; Shildrick 1997). Passer au constructionnisme permet de diminuer l’importance de l’individu pour mettre l’accent sur le social. Pour les théoricien·nes crip et fous/folles, cette approche est plus efficace — et plus authentique — que le désaveu et la pathologisation des subjectivités crip et folles.

L’essentialisme stratégique est également présent dans la théorie crip et les études de la folie. Selon Butler (1993) et Spivak (1990), l’essentialisme stratégique fait référence à la tactique d’essentialisation de l’identité afin de mobiliser le changement et la reconnaissance. Par exemple, l’essentialisme stratégique est déployé lorsque nous, universitaires et militant·es, appuyons nos réflexions sur « les expériences vécues » des personnes qui ont un trouble mental ou un handicap. Nous nous trouvons, en fin de compte, à homogénéiser leurs expériences souvent hétérogènes pour faire avancer les droits et les services (Voronka 2016). Un des problèmes soulevés en citant des discours identitaires est que ceux-ci réexemplifient les personnes visées, renforçant les relations de pouvoir et de savoir qui les ont définis d’une certaine façon (pathologique) (Foucault 1978). Cependant, il est important de retenir que si les théoricien·nes crip et fous/folles peuvent entamer leurs réflexions avec le handicap et la folie, « elles ne s’arrêtent jamais là, demeurant toujours à l’affut de la complexité politique, ontologique et théorique » (Goodley 2017, 191, traduction libre). Parallèlement à cette discussion sur l’essentialisme (stratégique) se trouve le virage relativement récent vers le (post)humanisme dans la théorie crip. Développé par Roets et Braidotti (2012), Goodley, Lawthom et Runswick-Cole (2014), Feely (2016) et d’autres, ce savoir reconnait les possibilités émancipatrices de l’humanisme, tout en faisant avancer simultanément cette discussion pour (re)considérer la catégorie de l’« humain », elle-même dépassée. En interrogeant les liens entre la nature, la technologie, le biopouvoir, la médecine, etc., ce savoir théorise un sujet posthumain (ce qui évite un retour à l’essentialisme). Il sera intéressant de voir la façon dont ces idées peuvent être utilisées pour les recherches issues des études de la folie, mais il va sans dire que le but de ces projets politiques est de perturber les orientations normatives qui ont en premier lieu défini les corps crip et fous comme étant moindres.

Normes opposées

Les théoricien·nes crip et fous/folles ont une connaissance approfondie du pouvoir oppressif des normes et, à ce titre, travaillent à les problématiser et à les perturber (Castrodale 2017; Davis 1995; Menzies, LeFrançois et Reaume 2013). Warner (1999, 53) écrit « [I]l semble que presque tout le monde veut être normal. Et qui peut leur en vouloir, si l’alternative est d’être anormal·e ou déviant·e ou de ne pas faire partie de la majorité? Dit ainsi, il ne semble pas y avoir de choix » (traduction libre). Le pouvoir des normes aboutit à leur contrôle et à l’imposition de sanctions lorsqu’elles sont violées. Comme le suggère Goodley (2014, 159), « les normes ont le potentiel de créer des réponses assez ridicules à ce qui est jugé comme étant anormal » (traduction libre). Les normes créent, puis restreignent et règlementent les sujets non normatifs. L’objectif est donc de faire exploser les normes, et la récente notion de « technoscience crip » de Hamraie et Fritsch (2019) en est un exemple. En combinant le concept de crip, soit « la posture non conforme et antiassimilationniste selon laquelle le handicap est souhaitable dans le monde », avec la « technoscience », soit « la coproduction de la science, de la technologie et de la vie politique », on rend plus crip les attentes d’amélioration et de capacitation et « amène la technoscience au-delà du militaro-industriel vers les domaines de la résistance militante et de la refonte du monde » (Hamraie et Fritsch 2019, 2, 2, 5, traduction libre). Cette alliance vise à renverser les normes qui exigent des modèles d’inclusion simplistes « clés en main » (voir aussi Thorneycroft 2019; Thorneycroft et Asquith 2019). La théorie crip et les études de la folie ne se préoccupent pas nécessairement de savoir « comment » les sujets crip et fous s’écartent de la norme. Ces disciplines s’intéressent plutôt à la perturbation et à la subversion de la notion même de « norme ».

Subversion et transgression comme outils politiques

La subversion et la transgression sont des techniques ou méthodologies visant à perturber les normes. Elles créent un espace de résistance face aux standards, aux attentes et aux commandes normatives. Les études sur le handicap et la théorie crip ont une longue histoire de subversion, leur objectif étant de s’engager dans des pratiques et des politiques qui ouvrent d’autres façons de vivre et d’être (Sandahl 2003). Dans ce cadre, « le handicap devient un espace de résistance » (Goodley 2017, 193, traduction libre), le corps sans handicap est problématisé et critiqué (Campbell 2009b; Davis 1995) et des formes d’incarnation diversifiées sont mises de l’avant (Stryker 1994). Le handicap est alors conçu comme le site du (non) devenir humain (Campbell 2017; Shildrick 2012) et les gens se réapproprient les pratiques et les mots « négatifs » (McRuer 2006). L’objectif est de changer les façons de penser, d’adopter d’autres points de vue et d’imaginer un monde différent. De même, dans le contexte des études de la folie, la transgression et la subversion demandent de remettre en question et de contrebalancer les discours psychiatriques (Burstow 2013) ainsi que de réclamer les identités folles comme des identités fières (d’où le mouvement de la mad pride) (Lewis 2006). Les coups d’éclat sont également importants, comme lorsqu’on a vu des personnes crip ramper et des personnes folles pousser des lits [5] (Diamond 2013; Siebers 2008). Un autre élément important est la réappropriation des termes et des pratiques, comme les changements d’appellations, passant de personne ayant un handicap à personne handicapée, de personne handicapée à crip, d’hôpital à maison de fous, de malade mental à fou. En fin de compte, le but de la transgression et de la subversion est d’infiltrer les pratiques, les discours et les technologies de l’intérieur, puis de les déformer, et de les rendre queer et crip. Comme l’affirme Lorde (1984, 112) :

C’est apprendre à être seul·e, impopulaire et à se faire parfois injurier, à faire cause commune avec d’autres personnes qui sont exclues des structures afin de définir et de créer un monde dans lequel toutes et tous peuvent s’épanouir. C’est apprendre à utiliser nos différences pour en faire des forces. Car ce n’est pas avec les outils du maitre que pourra être démantelée la maison du maitre (traduction libre).

Les personnes crip et folles ne peuvent pas se fier aux règles qui leur sont imposées. Elles doivent employer des méthodes comme l’invasion et l’insurrection pour démanteler les normes qui les ont définies comme étant moindres. Outre la resignification, la réappropriation et la mise en scène (McRuer 2006; Sandahl 2003) ainsi que l’exposition et la démystification (Foucault 2006), une autre tactique de transgression et de subversion est la problématisation des binaires.

Problématiser les binaires

Les distinctions sont au cœur de la société : soi versus autre, normal·e versus anormal·e, inné·e versus acquis·e, homme versus femme, sans handicap versus avec handicap, sain·e d’esprit versus fou/folle. Appelées dyades cartésiennes, les éléments de la première catégorie se positionnent comme la norme et ceux de la seconde comme son opposé. Le problème avec ces distinctions est que les éléments appartenant à la première catégorie ne sont pas contestés ou interrogés. Ils sont vus comme étant l’option naturelle, tandis que les éléments de la seconde catégorie sont vus et érigés comme étant déviants par leur réitération et leur surveillance constantes à titre d’anormaux. Ne pas avoir de handicap ou de trouble mental est un état banal et tenu pour acquis. En revanche, être crip et fou devient un état déviant et anormal, « dessiné une fois, puis tracé encore et encore à l’aide du marqueur indélébile de la nature » (Michalko 2002, 101, traduction libre). Une partie de l’oppression qui émane de ces distinctions binaires est liée à la croyance et à l’attente de la société que l’on appartienne à l’une ou à l’autre de ces catégories, ce qui ne laisse aucune place pour l’ambigüité. Les binaires figurent également à l’intérieur des positions de sujet crip et fous; il suffit de penser à la position du sujet ayant un handicap physique versus intellectuel et à la personne « folle dangereuse » versus la personne « anxieuse en bonne santé » (Goodley 2017; Wilson et Beresford 2002).

Une partie de la théorie crip et des études de la folie vise la problématisation et la déconstruction des binaires. Dans le contexte de la folie, Wilson et Beresford (2002, 154) réfléchissent à leurs propres positions :

Nous éprouvons tous les deux une détresse mentale et émotionnelle. Parfois, notre détresse est plus intense qu’à d’autres moments, mais nous nous plaçons aux côtés de tout le monde sur un continuum de détresse et de bienêtre mental et émotionnel, un continuum où il n’y a pas d’opposition binaire entre une personne « folle » et « pas folle » (traduction libre).

Mettre en évidence ce continuum de positions de sujet ainsi que les paramètres temporels et spatiaux qui leur servent d’intermédiaires aide à promouvoir les modes d’action crip et fous visant à exposer l’artificialité des binaires (Kafai 2013). Il faut forcer les binaires à s’ouvrir pour favoriser les espaces de résistance et la resignification de ce qu’on entend par être fou/folle ou crip. Les binaires doivent être problématisés et ouverts pour éviter que les positions de sujet soient restrictives et pour encourager l’émergence de façons plus vivables et intelligibles d’exister dans le monde.

Après avoir déterminé les connexions théoriques, les similitudes et les quêtes partagées entre la théorie crip et les études de la folie, j’examine dans la section suivante les mérites de forger des stratégies collectives s’articulant autour du handicap (cripping) et de la folie (maddening). J’aborde spécifiquement les mérites de développer une méthodologie de coalition entre les concepts de crip, mad, cripping, maddening ainsi que la théorie crip et les études de la folie.

cripement (sic) folle et/ou follement crip

Comment la personne crip et/ou folle peut-elle faire face au capacitisme et au sanisme de la société? Doit-elle s’y conformer? Ou doit-elle explorer d’autres façons de vivre et d’exister? Étant donné que se conformer au capacitisme et au sanisme repose sur la négation du handicap et de la folie, la dernière question semble être l’approche la plus éthique. Souvent, les personnes crip et folles n’ont pas de sentiment d’appartenance au monde dans lequel elles grandissent. Avec pour objectif de contrer les normes hégémoniques qui ont défini ces populations comme étant moindres, des personnes crip et folles se livrent à des critiques ironiques à travers le cripping et le maddening. Le cripping est un outil politique et méthodologique qui expose et critique les hypothèses, les attentes, les pratiques et les effets articulées autour des personnes sans handicap (Clare 2015; Sandahl 2003). Le cripping force les gens à prendre du recul par rapport au « connu » et au normatif, et à repenser les façons de vivre et d’exister. Alors que le cripping est entré dans le discours sur le handicap, le maddening est une pratique peu explorée et théorisée. Le maddening mobilise aussi des processus qui exigent de se détacher du « connu » et du normatif, et par lesquels les personnes folles adoptent des pratiques qui visent à exposer et critiquer les hypothèses, les attentes, les pratiques et les effets sanistes (Dalke et Mullaney 2014). Le cripping et le maddening supposent de perturber et de subvertir le capacitisme et le sanisme.

Mitchell et Snyder (2000), Baynton (2001), Withers (2014) et McRuer (2017) ont tous et toutes noté l’apport de la pathologie au (dés)aveu des personnes handicapées et autres subjectivités minoritaires. Certains groupes infériorisés ont justifié leur oppression historique par leur identification aux personnes handicapées. Toutefois, en revendiquant leurs droits et leur identité, ces groupes ont eu tendance à affirmer « Nous ne sommes pas handicapé·es! » (traduction libre) pour se détacher du handicap. McRuer (2017, 64, traduction libre) suggère que cette affirmation se traduit en réalité par « Ne nous considérez pas comme des malades, comme défectueux·ses » (traduction libre). En acceptant cette proposition, je me demande quelles en sont les répercussions sur les tentatives de forger des stratégies collectives unissant la théorie crip et les études de la folie. Si les personnes crip se désavouent en disant, par exemple, « Nous ne sommes pas des pervers·es » ou « Nous ne sommes pas des malades! », qu’est-ce que cela peut signifier pour la personne folle qui est si souvent qualifiée de perverse et de malade? Comme le note McRuer (2017, 64), « le rejet de la rhétorique de la non-conformité [...] n’est jamais réellement coupé des processus mêmes de stigmatisation auxquels les locuteurs et locutrices ou les penseurs et penseuses tentent de renoncer » (traduction libre). Withers (2014, 117) souligne la régression sous-jacente à l’utilisation de « l’identité stigmatisée d’un groupe comme raccourci pour représenter la victimisation, la déresponsabilisation, l’oppression des personnes handicapées » (traduction libre). Je m’inscris à la suite de McRuer (2017) en suggérant qu’il serait peut-être plus efficace de choisir de rejeter et d’accueillir simultanément la non-conformité. Une telle approche permettrait d’unir les personnes crip et folles, et de répudier le fardeau phobique qui peut exister entre elles (« Ne vous inquiétez pas. Nous ne sommes pas comme elles et eux, nous sommes comme vous. Nous ne sommes pas votre pire cauchemar. ») (McRuer 2017, 68, traduction libre). Ces réflexions mènent à la question suivante : à quoi pourrait ressembler ce rejet/accueil simultané de la non-conformité?

Je suggère qu’embrasser l’irrégularité ou la non-conformité par l’entremise de l’antisocialité peut avoir quelque chose de séduisant et de désirable. Les corps inimaginables ont des comportements irréguliers. Pour éviter la pathologisation de ces comportements, l’accueil de la non-conformité peut être un acte agentique de contre-aliénation et de passivité radicale (Campbell 2013). Le récit d’Edelman (2004) sur l’antisocialité implique d’envoyer paitre le futur. Edelman, selon McRuer (2017, 68), « se demande ce que cela pourrait signifier d’acquiescer à l’accusation selon laquelle nous sommes le pire cauchemar de la société et d’embrasser notre figuration comme force négative agissant contre l’ordre social » (traduction libre). Cette approche est similaire à celle de Halperin (2007, 65) sur l’adoption de l’infériorisation. Il écrit que les corps infériorisés « ont besoin d’admettre [leur] plaisir à être les plus dépréciés parmi les dépréciés, à être hors-la-loi, à trahir à la fois [leurs] propres valeurs et celles des gens qui [les] entourent » (traduction libre). Accepter l’infériorisation et la non-conformité est une réponse stratégique à la condamnation sociale. Une partie de cette stratégie consiste à ouvrir de nouveaux espaces et de nouvelles possibilités d’être humain. Nous pouvons nous inspirer de la mission d’Edelman et envoyer paitre le capacitisme et le sanisme.

Il y a un lien direct entre les corps crip et fous dans la poursuite de l’antisocialité. Campbell (2013, 212) écrit que la personne crip, en défiant la normativité capacitiste, « en vient à être identifiée en termes culturels comme monstrueuse ou alternativement dans le vocabulaire médicotechnique comme folle ou malade » (traduction libre). Je suggèrerais que l’inverse est également vrai : la personne folle qui défie la normativité saniste en vient à être identifiée comme défectueuse, comme handicapée. Le concept de crip n’est donc pas seulement lié au capacitisme et la folie n’est pas uniquement liée au sanisme. Le capacitisme et le sanisme travaillent de concert, identifiant les corps infériorisés comme étant dépourvus de valeur. En guise de réponse, les efforts visant à rendre crip (cripping) et fou (maddening) doivent donc s’unir pour résister à ces discours normatifs et pathologisants. L’oppression et l’infériorisation s’abattent sur les corps crip et fous de plusieurs façons. Bien que le capacitisme et le sanisme en soient les principaux moyens d’action, il est également important de reconnaitre qu’ils agissent de concert avec (l’hétéro)sexisme, le racisme, l’âgisme, etc. (voir Meerai, Abdillahi et Poole 2016). Ainsi, la résistance nécessite un ensemble de conditions et d’outils, dont le cripping et le maddening. Individuellement, les opportunités sont limitées, mais collectivement, il en existe. Une stratégie d’antisocialité consiste à mettre de l’avant la vacuité d’un éthos capacitiste et saniste, et à présenter d’autres possibilités de vies crip/folles. Le cripping et le maddening exposent les croyances capacitistes et sanistes. Ils évoquent des façons renouvelées de vivre des vies crip et folles. Cependant, en s’engageant dans ce type de stratégie, il est important de prévenir l’usurpation des études de la folie et de la théorie crip.

Aller de l’avant, ensemble?

Depuis l’émergence des études de la folie, un certain nombre d’arguments ont été avancés pour préserver le champ et empêcher son assimilation (Beresford et Russo 2016; Burstow 2013). Beresford et Russo (2016, 270) sont préoccupés par « ce qui peut être fait pour sauvegarder le caractère distinctif des études de la folie et favoriser son apport unique » (traduction libre). Ces chercheur·es se méfient également de la relation entre les études de la folie et les études sur le handicap, en écrivant : « Les études de la folie ont une position évolutive par rapport aux études sur le handicap; tantôt incorporées historiquement, tantôt alliées, mais cherchant de plus en plus son indépendance » (Beresford et Russo 2016, 272, traduction libre). Les débats sur le modèle social du handicap (abordés plus haut) qui se poursuivent sans relâche sont au cœur de leurs préoccupations concernant les études sur le handicap. Ils et elles se méfient de la possibilité que les études de la folie dégénèrent « en un exercice intellectuel abstrait » qui est « réduit à une rhétorique politique », « ouvrant les portes au renforcement et à la perpétuation des structures dominantes de la psychiatrie » (Beresford et Russo 2016, 272, traduction libre). Cette préoccupation est effectivement légitime. Cependant, je suggère qu’une stratégie de coalition entre la théorie crip et les études de la folie est néanmoins vitale. Comme Beresford et Russo (2016, 273) reconnaissent volontiers : « Si les études de la folie veulent gagner une masse critique et avoir un impact sur le courant dominant, elles auront alors besoin de la force et de la solidarité qui découlent de la recherche d’alliances entre différents groupes d’utilisateurs de services ainsi que différentes professions et disciplines. Les études de la folie ne peuvent pas être une propriété limitée » (traduction libre). Au lieu du travail en compétition et en silos, les coalitions et la solidarité sont la solution pour actualiser l’acceptation de la différence et un éthos non violent.

Les théoricien·nes crip et les chercheur·es en études de la folie doivent être conscient·es de la manière dont des expériences de vie similaires sont influencées par et à travers la relationnalité et les caractéristiques oppressives du capacitisme et du sanisme. Ils et elles doivent également rester attentifs et attentives à la manière dont les positions théoriques et politiques sont liées les unes aux autres à travers les dialogues crip et mad. Je soutiens qu’une coalition entre la théorie crip et les études de la folie aidera à lutter contre l’infériorisation. Après tout, les relations, l’interdépendance et la co-constitution sont centrales aux vies humaines, et nous ne pouvons pas vivre sans le soutien des autres (Butler 2015; Mingus 2010). Comme le suggère Butler (2015, 84, 88), « la vie incarnée est impossible sans soutien social et institutionnel » et « personne ne peut être humain sans agir de concert avec les autres » (traduction libre). Nous devons travailler avec, et non contre, notre humanité commune. En continuant à avancer sur leur propre trajectoire, les disciplines apparemment disparates contribuent à individualiser les batailles contre l’oppression et l’infériorisation sur un fond d’héroïsme. Dans cette optique, si une discipline remporte la bataille contre les discours et les pratiques essentialistes et pathologisants, le pouvoir de l’infériorisation, motivé par la phobie, est déplacé pour aller peser sur d’autres groupes infériorisés. Des décennies de politique identitaire nous ont certainement appris que la non-violence et l’acceptation sont inatteignables lorsque des groupes minoritaires se dressent les uns contre les autres. La lutte en faveur des libertés et des possibilités non capacitistes ne peut être séparée de la lutte contre le sanisme, tout comme les collectifs doivent intégrer les luttes contre le sexisme, le racisme, l’hétérosexisme, l’âgisme, le spécisme et le lookisme [6]. Les groupes minoritaires sont contraints par les multiples modes et pratiques avec lesquels l’oppression est abattue. Collectivement, cependant, les possibilités deviennent prometteuses. Étant donné les formes multidimensionnelles d’infériorisation et d’oppression, la résistance nécessite également la complicité et l’action de multiples agents, stratégies et perspectives. Halperin (1995, 18) souligne que le but des « stratégies d’opposition n’est [...] pas la libération, mais la résistance » (traduction libre). Si c’est vrai, quoi de mieux que de résister ensemble?

Commentaires de clôture

Cet article a retracé les expériences de vie similaires entre les personnes crip et folles ainsi que les chevauchements théoriques entre les études de la folie et la théorie crip. Même si cette analyse se voulait au départ exploratoire, je suis maintenant convaincu qu’il y a suffisamment de similitudes pour justifier une stratégie de coalition. Certes, il faut veiller à éviter l’homogénéisation des corps et des vies résolument hétérogènes, notamment au regard de la prolifération récente des études de la folie et de son investissement pour consolider son propre espace intellectuel. Cependant, il existe des lieux communs entre les chercheur·es en théorie crip et en études de la folie. Chacun·e essaie de résister aux régimes oppressifs du capacitisme et du sanisme. Les chevauchements entre ces deux forces justifient des approches, des perspectives et des luttes conjointes. À tout le moins, apprendre les uns des autres peut s’avérer utile pour nos théorisations tout en contribuant à ouvrir les institutions fermées qui séparent les formes de connaissance et de compréhension.

Endnotes

  1. NDLT : Utilisé en anglais pour se réapproprier l’identité de personnes handicapées, le terme « crip » n’a pas vraiment d’équivalent reconnu et utilisé par les personnes handicapées en français. Comme certaines publications académiques ont commencé à utiliser le terme anglais, nous avons choisi de faire de même. En revanche, la traduction du terme anglais « mad » par « folie » ou « folle/fou » semble émerger au sein de certains groupes militants et universitaires. C’est pourquoi nous avons opté pour le traduire.
  2. J’ai décliné ces concepts de différentes manières en les empruntant des savoirs queer (pour des exemples, voir Ball 2016 et Sherry 2004).
  3. Je suis conscient que de nombreuses personnes ne s’identifient pas comme crip ou folles, ou même ses corrélats (malade mental, personne handicapée, handicapé physique, etc.). Je me souviens de l’observation de Sinason (1992, 39) selon laquelle « aucun groupe humain n’a été contraint de changer de nom aussi fréquemment [que les personnes handicapées] ». Elle note que de tels changements euphémiques ne sont que de nouveaux mots qui en remplacent des vieux devenus contaminés (Sinason 1992). Je suis conscient que les termes « crip » et « fou » pourraient perdre de la valeur (voir Thorneycroft 2019), pourtant je les emploie en raison de leur efficacité présentement. Voir aussi Althusser (1971) et Butler (1993) pour leurs commentaires sur l’interpellation et la politique de reconnaissance.
  4. NDLT : Ce terme réfère aux oppressions que vivent les personnes qui ont un diagnostic de trouble mental.
  5. Lors de ces manifestations, les personnes handicapées rampent pour mettre en évidence l’inaccessibilité physique et symbolique des institutions. Les personnes folles quant à elles poussent des civières dans des lieux publics pour mettre en évidence les forces — et le manque d’agentivité — qui les prennent au piège dans les institutions de « santé mentale ».
  6. Ce terme réfère aux préjugés fondés sur l’apparence physique (voir Patzer 2008 et Warhurst et coll. 2009).

References